Jeremiah – 37. La Bête

Jeremiah – 37. La Bête

L’album précédent de cette série, je l’avoue, m’avait quelque peu déçu. Mais ici, Hermann, à partir d’un thème récurrent dans l’histoire du western, parvient à étonner, à mettre en scène avec originalité, par petits à-coups tranquilles, les personnalités de ses deux héros.

Jeremiah 37 © Dupuis

Rappelez-vous, « Lucky Luke contre pat Poker », et l’histoire qui, dans cet album, s’intitulait « Tumulte à Tumbleweed ». On y voyait la haine qui pouvait exister entre éleveurs de vaches et éleveurs de moutons dans un Ouest mythique. Et c’est vrai que ce thème a également été utilisé dans le cinéma bien des fois.

Cela dit, avec Jeremiah, nous ne sommes pas en présence d’une bande dessinée exclusivement western. Et si, dans ce trente-septième album, Hermann nous montre une lutte acharnée entre éleveurs de moutons et industriels avides d’un sous-sol aux richesses infinies, il ne le fait pas d’une façon traditionnelle, bien évidemment !

Dans le monde post-apocalyptique dans lequel vivent Jeremiah et Kurdy, Hermann s’amuse en effet, depuis le premier album, à mélanger les thématiques littéraires, à utiliser différents codes, également, et à les mélanger intimement, créant ainsi une des œuvres les plus personnelles et les plus originales de sa carrière.

Jeremiah 37 © Dupuis

On peut dire de cette série, « Jeremiah », qu’elle compose une fresque qu’on pourrait appeler « western futuriste ». Futuriste, oui, et désespéré…

L’époque de haine, de violence, de pouvoirs absolus et ridiculement restreints en même temps, cette époque dans laquelle l’humain se réduit à sa plus simple expression, la survie, Hermann nous la raconte comme un creuset d’émotions, de sensations, de paysages, de tristesses. La grande constante de cette série, c’est là qu’elle se situe, sans doute : dans la volonté de l’auteur, Hermann, de ne pas dessiner des récits d’aventures, mais de nous montrer des personnages, de les faire vivre, tout simplement. La narration traditionnelle, dans cette série, laisse la place à des sortes de tableaux humains ciselés avec passion.

La passion… C’est ce qui anime Hermann depuis toujours, très certainement. C’est aussi ce qui définit, au-delà des mots et des attitudes, ses deux personnages principaux, Jeremiah et Kurdy.

Et c’est toujours par petites touches, d’album en album, qu’Hermann nous révèle les personnalités de ces deux héros anti-héros. Un peu comme si leur créateur devenait pudique à chaque fois qu’il fallait aller au-delà des apparences et des habitudes.

Jeremiah 37 © Dupuis

Mais cette pudeur, il la perd dans ce trente-septième épisode… Ici, il n’hésite pas à nous raconter un Kurdy indépendant, prenant seul ses initiatives, devenant moteur de la sauvegarde de son ami. Un Kurdy qui oublie ses plaisanteries pour avouer, sans ostentation cependant, son sens de l’amitié.

Ici, Hermann nous montre également un Jeremiah qui est à la fois amoureux et solitaire, qui éveille des sentiments chez une femme, des sentiments qui le dépassent, et qui, finalement, se veut libertin et tolérant pour qu’aucune jalousie ne vienne assombrir les quotidiens de son amie, de son amante…

Jeremiah 37 © Dupuis

Cet album est peut-être bien, en effet, le premier qui utilise comme trame première du récit le poids et la richesse des sentiments humains les plus positifs qui soient. Et même si l’horreur est présente, avec un animal monstrueux, avec des meurtres répétés, avec une police totalement incompétente et corrompue, avec de la folie prête, sans cesse, à diriger le monde, cet album est moins désespérant que les précédents. Il est, au-delà de la lutte des éleveurs de moutons pour leur liberté, un vrai livre qui parle d’amour.

Et à ce sujet, il faut souligner une des toutes grandes qualités et originalités du dessin d’Hermann : le besoin qu’il a de ne jamais dessiner de femmes aux beautés parfaites, de « bimbos » sans âme. Les femmes qu’il dessine, mûres ou jeunes, sont marquées par la vie, elles ont des corps qui ne pourraient pas s’afficher sur les couvertures des magazines imbéciles qui dénaturent la féminité en l’idéalisant formellement ! Et dans cet album-ci, comment ne pas aimer la présence, en passion et en nudité, de Virna, pour l’amour de laquelle Jeremiah s’en va, une fois de plus, fuyant réellement peut-être pour la première fois de son existence !

Hermann © Hermann

Hermann, c’est un récit aux raccourcis subtils, ce sont des personnages qui n’ont rien de super-héros, ce sont des couleurs qui dans chaque album réussissent à étonner, c’est un dessin réaliste qui n’a pas peur de la caricature…

Hermann, c’est la bd qui rue dans les brancards, et qui le fait avec bien plus que du talent : un regard brûlant et brillant qui n’a jamais rien de politiquement correct !

Jacques Schraûwen

Jeremiah – 37. La Bête (auteur : Hermann – éditeur : Dupuis – 48 pages : date de parution : septembre 2019)

Game Over : 18. Bad Cave

Game Over : 18. Bad Cave

Jeu vidéo et humour noir !

Une série BD dont le succès auprès des enfants et de leurs parents ne faiblit pas au fil des années ! Un humour pas sage du tout pour enfants et parents sages ou moins !

Game Over 18 © Dupuis

Game Over, ce sont des gags d’une page. Game Over, c’est une série impossible dès lors à résumer, mais qui fait sourire, qui fait rire, sans arrière-pensée. C’est une série parallèle à une autre série de son auteur, Midam, qui met en scène Kid Paddle, un gamin de neuf ans, fou de jeux vidéos, et qui a une tendance à mélanger un peu trop le réel et le virtuel. Et Game Over, c’est tout simplement Kid Paddle qui joue à un jeu vidéo ! En une suite de gags d’une page, le lecteur se trouve comme Kid, en face d’un écran sur lequel évoluent deux avatars : le petit barbare et la princesse. C’est, en quelque sorte, un jeu de plateau, mais assez politiquement incorrect, puisque le petit barbare et la princesse ne sortent jamais vivants de leurs périples !

En effet, les héros meurent à chaque page, et de mille et une manières différentes ! Et pourtant, c’est une série que les enfants adorent ! Et leurs parents ! Pour son côté un peu trash, c’est vrai, mais aussi pour ses valeurs formidablement « politiquement incorrectes » !

Game Over 18 © Dupuis
Midam : la mort…
Midam : être politiquement incorrect

Si « Game Over » a énormément de succès, c’est d’abord parce que c’est une bd dans la grande tradition de la bande dessinée des années 80. Midam, l’auteur, s’amuse, par exemple, à faire comme Franquin et Gaston, c’est-à-dire à terminer tous ses gags par une sorte d’animation dessinée autour de l’expression « game over ».

Game Over 18 © Dupuis
Midam : les « signatures »

On pourrait se dire qu’au bout de 18 albums, les gags ont tendance à devenir par trop répétitifs, mais ce n’est pas le cas, que du contraire. On sait comment chaque histoire d’une planche va se terminer, mais on ne sait pas comment on va arriver à cette fin ! En fait, c’est une bd très ludique, une bd qui se lit de manière frontale, sans réfléchir, une bd qui se fiche pas mal des modes et des habitudes, une bd à sucres rapides, de ces sucreries dont on se souvient, adulte, comme des vraies richesses de son enfance enfuie ! Non, ce n’est pas trash, Game Over : c’est amusant, c’est jouissif, c’est hors normes, c’est dessiné d’un trait vif et lisible d’un seul regard. C’est une bd pour ados qui, eux, savent faire la différence entre la virtualité et la réalité ! Et pour arriver à cette efficacité, dans le dessin comme dans la construction narrative, il faut à Midam et ses collaborateurs une fameuse dose d’humour, certes, mais aussi de travail… L’humour, d’ailleurs, finalement, ne correspond-il pas totalement au titre de ce film des années 70 : « Sérieux comme le plaisir » ?

Game Over 18 © Dupuis
Midam : sérieux comme le plaisir

En lisant cet album, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à quelques références cinématographiques, celles de ces films muets de Chaplin ou de Laurel et Hardy. Il y a un côté répétitif et pourtant changeant, il y a une conclusion attendue mais un déroulé, lui inattendu. Cela dit, pour Midam, les références sont celles, essentiellement, de dessins animés qui ont bercé bien des enfances, les aventures de Bip Bip et du coyote. Des dessins animés qui, comme « Game Over », n’avaient pas peur de rire de la douleur, de l’échec, de la vie !

Game Over 18 © Dupuis
Midam : les références

Ne boudez pas votre plaisir à vous plonger dans les aventures mortelles du petit Barbare et de la Princesse ! La bonne bd populaire, celle qui peut être lue de l’enfance jusqu’à la maturité, n’est pas tellement fréquente, de nos jours où une certaine intelligentsia, qui prend de plus en plus de place, prend plaisir à n’aimer que des albums abscons, mal dessinés souvent, nombriliques toujours.

Game Over, c’est pour toutes celles et tous ceux qui aiment l’humour, même et surtout quand il est profondément noir !

Jacques Schraûwen

Game Over : 18. Bad Cave (auteur : Midam, avec l’aide d’Adam et de Thitaume, éditeur : Dupuis – 48pages – parution : octobre 2019)

Léopoldville 60

Léopoldville 60

Un regard d’aujourd’hui sur une fin de colonisation belge !

Léopoldville, depuis les années 60, a changé de nom, prenant celui de Kinshasa, un changement nécessaire, sans doute, à une indépendance nouvelle, à une liberté politique à construire, à créer, même, à partir de structures coloniales que le nouveau pouvoir refusait totalement.

Et donc, en 1960, Léopoldville, capitale du Congo Belge, se préparait à vivre un moment historique, à une prise de liberté face à l’Occident, à se faire, ainsi, exemplaire face au continent africain, un continent depuis bien longtemps sous dépendance…

Léopoldville 60 © Anspach

Les auteurs de ce livre, fidèles à ce qu’ils firent avec « Sourire 58 », utilisent ce fait historique pour construire une histoire qui puisse s’y insérer de manière plausible. Une histoire, comme dans « Sourire 58 », qui mêle donc politique, Histoire, polar et espionnage, avec des personnages récurrents, une hôtesse de l’air travaillant pour Sabena, et un policier particulièrement machiste, à l’image des hommes de ces années-là.

C’est du polar, oui, puisqu’il y a du sang versé. C’est de l‘espionnage aussi, puisque les Américains préparent déjà la place qu’ils veulent prendre au Congo. C’est de l’Histoire, bien sûr, puisqu’on parle de cette indépendance, de la table ronde qui l’a précédée, à Bruxelles, du discours de Lumumba, des relations entre les Noirs et les Blancs, des luttes d’influence et des violences qui en résultèrent.

Léopoldville 60 © Anspach

Il y a également un regard sociologique sur cette époque pas tellement lointaine, et j’avoue que c’est ce que j’ai préféré dans cet album… Un album qui joue sans doute un peu avec la réalité de cette année 60 en imaginant une sorte de Juliette blanche amoureuse d’un Roméo Noir. Mais cet aspect narratif permet aux auteurs d’extrapoler, sans insistance inutile, sur ce qu’était le racisme ordinaire de ce milieu de vingtième siècle. On sent que Patrick Weber s’est parfaitement documenté pour nous offrir un panorama des attitudes, des sentiments, des jugements qui ne trahit pas ce que vécurent les habitants du Congo en 1960, Noirs ou Blancs.

Il y a aussi un côté sociologique dans la description qui est faite du métier d’hôtesse de l’air, dans la façon dont Kathleen, l’héroïne, évolue, dans ce métier comme dans la vie de tous les jours, avide d’une liberté que le féminisme, peu à peu, va rendre tangible ! Elle roule en Daf, une voiture mise en circulation depuis quelques mois à peine, elle fait passer ses sentiments avant ses obligations professionnelles.

Sociologique par le vocabulaire utilisé, aussi. Ainsi, comment ne pas être horrifié du nom que le pouvoir colonial donnait à ceux des « indigènes » qui étaient capables de lire, d’écrire, de travailler dans un bureau ! On les appelait les « évolués »… Et cette terminologie n’avait rien, dans la bouche des coloniaux, de péjoratif, elle correspondait tout simplement à l’époque, à la réalité vécue au quotidien. Le racisme était tristement « naturelle », quotidienne, au Congo comme en Rhodésie, en Afrique du Sud comme au Sénégal, en Algérie comme dans les départements d’outremer chers à la France.

Et Weber fait œuvre de journaliste historique, en ne portant pas jugement a posteriori, mais en nous montrant, simplement, ce qu’était la réalité. Et il parvient à cette construction humaniste plus que politique grâce à sa construction qui lui permet de multiplier les personnages, donc les avis, dont les lieux.

Léopoldville 60 © Anspach

Mais cela peut amener à l’une ou l’autre confusion, voire à une erreur, me semble-t-il… Le drapeau du Katanga, par exemple, qu’on voit à un certain moment, n’existait pas avant l’indépendance… Il ne prit existence, si ma mémoire est bonne, qu’à partir du moment de la sécession katangaise, à la mi-juillet, et donc APRÈS l’indépendance du 30 juin, époque précise pendant laquelle se déroule ce récit.

On peut regretter le choix que les auteurs ont fait de n’utiliser la grande Histoire que comme toile de fond, un choix qui, je viens de le dire, peut provoquer des petites erreurs. On peut regretter un scénario privilégiant l’aventure, mais réalisé un peu comme on le faisait dans les années 60, justement, en usant de raccourcis pour cacher quelques lacunes narratives. Cela dit, ce livre se laisse lire avec plaisir, ce livre, également, nous montre avec justesse, grâce au dessin de Deville que l’on sent amoureux de ses décors, des lieux aujourd’hui disparus, au Congo comme à Bruxelles.

Léopoldville 60 © Anspach

Et, pour savourer ce « Léopoldville 60 », c’est comme ça qu’il faut le prendre : un agréable divertissement qui ne trahit pas la réalité de cette ville à l’aube de l’indépendance du Congo. Les auteurs ne prennent pas position, et c’est, à mon avis, la grande intelligence de ce livre. Ils n’ont pas choisi la voie de la polémique, souvent et de plus en plus même stérile. Et dès lors, je leur pardonne facilement leurs petits manques, moi qui, il y a bien longtemps, suis né et ai vécu dans ce pays magnifique que les pouvoirs de l’argent et de la corruption ont détruit !

Un livre intéressant et agréable, donc, qui s’intéresse à une part importante de l’histoire de la Belgique !

Jacques Schraûwen

Léopoldville 60 (dessin : Baudouin Deville – scénario : Patrick Weber – couleurs : Bérangère Marquebreucq – éditeur : Anspach – 64 pages – date de parution : octobre 2019)

Léopoldville 60 © Anspach