La Louve

La Louve

Ginger : une femme qui, sans état d’esprit, fait de la  violence et de la peur son mode de vie. Une femme, aussi, dont les ambiguïtés forment la trame d’un récit totalement envoûtant !

 

 

Ginger travaille, semble-t-il, pour un usurier. Ses missions sont simples : récupérer les dettes impayées, par tous les moyens possibles. Et les moyens qu’elle utilise n’ont rien de féminin, loin s’en faut. Quelque peu androgyne dans sa manière de bouger, de s’habiller, dans la puissance qui est la sienne aux moments, nombreux, des combats exclusivement physiques, Ginger est aussi, au quotidien, une femme mariée et mère de famille, amoureuse, féminine…

A partir de ce thème, tout compte fait assez souvent utilisé, sous différentes  formes, dans le roman noir, littéraire ou graphique, Lorenzo Palloni et Luca Lenci ont construit un livre en dehors des normes, incontestablement, tant par la forme que par le fond et sa narration extrêmement particulière.

 

L’album est carré. Le découpage est mathématique : vingt chapitres, chaque planche est un gaufrier identique de neuf cases. Il en résulte, à la lecture comme au regard, une certaine monotonie. Une monotonie qui, cependant, n’a rien de pesant ni d’inutile! Une monotonie présente aussi, d’ailleurs, dans la présence, en leitmotiv, du visage de Ginger, qui, de scène en scène, ponctue et rythme le récit et les sensations, les sentiments qu’il fait naître.

Des sentiments extrêmement variés, même si l’histoire racontée, elle, a choisi la voie de la répétitivité pour mieux cerner le personnage central. Des sentiments qui vont de l’incompréhension au dégoût, de la fascination à l’empathie, et qui sont, finalement, les sentiments de Ginger, anti-héroïne froide sans être frigide, spectatrice de ses propres réalités, actrice des rêves qui n’ont sans doute jamais été les siens.

 

 

Avec  » La Louve « , on entre dans l’intimité d’une femme, on la voit vivre, on l’accompagne dans ses dérives, on en découvre les passés, les présents, les angoisses, et on a envie que l’amour, celui qui s’écrit avec une majuscule, lui soit salvateur.

Mais avec  » La Louve « , on est aussi et surtout dans un roman graphique totalement sombre, profondément noir. Un album déroutant, de bout en bout, par sa forme graphique (plusieurs chapitres, ainsi, brisent à la fois la linéarité du récit et leur temporalité, pour étonner le lecteur, et, ainsi, l’accrocher encore plus au récit…), par sa forme littéraire, aussi, sans tape-à-l’œil, sans aucun effet spécial. Il s’agit, dans ce livre, de l’autopsie, en quelque sorte, d’un être encore vivant mais nimbé, en chacun des gestes de son existence, par la présence de la mort.

Le dessin, dans la filiation d’un  » Torpedo  » et d’une certaine forme de bd américaine, de comics, est tout  aussi sombre que l’histoire qu’il nous livre. Et le jeu des couleurs, comme tramées et déclinées dans des espèces de constantes obsédantes, tantôt jaunes, tantôt bleues, tantôt rouges, ces couleurs font partie intégrante de l’évolution de l’histoire, mais aussi du personnage essentiel de ce récit, Ginger.

Un livre surprenant, donc, malgré son aspect qui pourrait sembler classique. Un livre puissant, un portrait sans reprises d’une femme qu’on ne peut ni aimer ni détester.

Un livre qui devrait pouvoir vous envoûter !

 

 

Jacques Schraûwen

La Louve (auteur : Lorenzo Palloni – couleurs : Luca Lenci – éditeur : Sarbacane)

Là où vont les Fourmis

Là où vont les Fourmis

Michel Plessix et Frank Le Gall : un duo gagnant pour un livre tous-publics, un joli conte initiatique et poétique qui se savoure comme une jolie tranche d’enfance…

 

Dans un décor digne des mille et une nuits, un petit garçon, Saïd, préfère à l’école, au travail, aux habitudes le plaisir qu’il a à suivre les fourmis, sur le sol, le long des caniveaux. Et en marchant à la suite de cette longue colonne qui semble ne s’intéresser d’aucune manière aux humains, Saïd se pose une question existentielle… Où vont-elles, ces fourmis ?… Dans quel univers merveilleux, magique, peuplé de djinns, peut-être, ces fourmis pourraient-elles le conduire s’il osait les suivre plus loin que les frontières de la cité ?

Un jour, un homme l’arrête. C’est son grand-père, qu’il ne connaît pas, et qui l’emmène loin des maisons, au milieu d’un troupeau de chèvres. Des chèvres qu’il va devoir garder et surveiller, puisque son grand-père a décidé d’aller faire son pèlerinage à La Mecque.

Et voilà ce gamin rêveur, croyant à la magie, perdu à l’orée du désert, avec comme seul lien avec le monde la visite d’un cousin une fois par semaine, pour le ravitaillement !

Perdu, oui… Seul ?… Pas vraiment, puisqu’une des chèvres, soudain, meuble le silence en lui parlant. Cette chèvre, parfois moralisatrice, à l’odeur toujours puissante, aux avis à l’emporte-pièce, aux réflexions de temps en temps poétiques, cette chèvre devient l’amie de Saïd.

A la suite de circonstances dignes, elles aussi, des contes des mille et une nuits, Saïd et sa chèvre doivent s’enfuir, à travers le désert… Et là, au long d’une errance tout en partages de sensations et en dialogues parfois animés, Saïd retrouve ses fourmis… Et les suit…

Tout cela peut faire penser à ce poème de Paul Fort :  » Le bonheur est dans le pré, cours-y vite, il va filer… cours-y vite, il a filé « .

Et c’est vrai que le thème central, et presque unique même, de cet album, c’est le bonheur… Qu’est-il, comment et où le découvrir, quelles en sont les caractéristiques ?….

Se trouve-t-il vraiment  » là où vont les fourmis  » ?… Ou se trouve-t-il dans le but du pèlerinage du grand-père ?…

Il est, sans doute, comme le pensent et nous le disent les auteurs de ce conte magique, dans le trajet plutôt que dans le but, dans le présent plutôt que dans le passé ou le futur, dans l’ici, dans le maintenant. Et tous les personnages de ce livre, même les méchants (qui, finalement, ne le sont pas vraiment…) vont finir par le découvrir, et, dès lors, par faire du sourire une des réalités de leurs existences mêlées.

Le plaisir est dans le regard que l’on pose sur le présent. Et c’est aussi le cas pour Le Gall et Plessix, qui, complices en accordailles évidentes, conjuguent au long de leur travail un sens du plaisir, de l’humour, de la tendresse, qui transparaît à chaque page !…

Michel Plessix: le bonheur

Michel Plessix: le travail et le plaisir

 

 » Là où vont les fourmis « , c’est un conte, un conte initiatique, un conte poétique, un conte à la morale bien-pensante totalement absente. C’est aussi une fable sur le langage, la  » communication  » entre les êtres, la façon dont les humains peuvent apprendre à se découvrir tout en découvrant ceux qui les entourent. Les noms mentent, les apparences aussi. Jouer avec les mots, comme le font les auteurs de ce livre, c’est jouer avec les idées, également, c’est faire s’entrechoquer les réalités et les mêler de fantastique, de magie, d’impossible, d’improbable, et donc, de plaisir, encore, toujours.

Tout au long de cet album qui se lit avec le sourire aux lèvres, on a l’impression, en tant que lecteur, de se trouver autour d’un feu de camp et d’écouter un accorte vieillard nous raconter une histoire qui, pour imaginaire et imaginée qu’elle soit, nous fait rêver à des mondes dans lesquels la joie et le bonheur deviennent une règle générale… Le bonheur, oui, et l’humour, aussi, surtout, un humour tout en tendresse, tout en jeux de mots, tout en douceur.

Michel Plessix: le conte et la poésie

Michel Plessix: les mots

 

 

Humour et poésie sont aussi les constantes du dessin de Michel Plessix. Même les méchants, sous sa plume, ont des  » bonnes bouilles « , de manière à ce qu’on sache que, sans doute, derrière leurs actions se cachent des qualités qui ne demandent qu’à apparaître.

On a vraiment la sensation, en lisant ce livre, en s’attardant sur les pages, que Plessix nous dit, en dessinant, que tout est vrai puisque imaginaire, que tout est possible puisque dessiné, et que le sens de la liberté qui est le sien dans son récit est aussi celle du lecteur qui peut, sans regret, et surtout sans honte, retrouver dans l’album des traces de sa propre enfance.

Dans le dessin de Plessix, il y a un véritable sens de la mise en scène. Pas une mise en scène cinématographique, non, mais graphique, et qui prend de la profondeur, du relief, avec une couleur qui rend admirablement compte des paysages omniprésents dans ce désert où voyagent les fourmis et Saïd…

 

Michel Plessix: le dessin et la couleur

 » Là où vont les fourmis « , c’est un de ces livres (rares !) dans lesquels tout le monde peut trouver de quoi sourire, de quoi rêver, de quoi aimer. C’est un livre d’enfance, au sens le plus large du terme, de cette enfance qui nous habite toutes et tous… De cette enfance qui, sans nostalgie, aime à dialoguer avec l’adulte que nous devenons.

C’est un livre tout en poésie, et la poésie, en ces temps où les incertitudes de la violence prennent de plus en plus de place, ne se doit-elle pas de reprendre place dans tout ce qui fait notre existence, à chacune, à chacun ?…

 » Là où vont les fourmis « , c’est un peu un moment d’arc-en-ciel dans la grisaille quotidienne, c’est un livre à s’offrir, à offrir, quel que soit notre âge !

 

Jacques Schraûwen

Là où vont les Fourmis (dessin : Michel Plessix – scénario : Frank Le Gall – éditeur : Casterman – septembre 2016)

Le Guide Mondial Des Records

Le Guide Mondial Des Records

Être le meilleur, dans quelque domaine que ce soit, pour ne pas se sentir exclu du regard des autres… Pour continuer à vivre, à défaut d’exister… Alors que, finalement, n’est-ce pas l’échec, et lui d’abord, qui construit l’être humain ?…

 

Paul Baron est une sorte d’huissier. Il travaille pour  » le guide mondial des records « , et son job consiste à vérifier et à certifier (ou pas…) les tentatives de records qui lui sont soumises. Des records aussi farfelus que dans le best-seller annuel qui inspire cette histoire. Cela va d’une centenaire dans une piscine au chou le plus lourd, du lancer de bâton par une majorette à la plus longue lettre du monde inscrite à même le sol.

Ce métier lui attire bien des reconnaissances, mais également des haines farouches. Il vit au quotidien entre sourires et larmes, entre menaces et soutiens moraux.

Mais ce que Paul Baron vit surtout, au jour le jour, c’est le sentiment de son inutilité, de sa fadeur dans un monde où chacun cherche à briller, une société où, comme le disait Warhol, tout le monde se doit d’avoir sa minute de gloire. Une minute… ou une simple seconde, le temps de lire deux lignes écrites dans un livre vite oublié !

 

Et voilà que Paul Baron reçoit un message différent de tous ceux qu’il lit habituellement. Son correspondant lui annonce qu’il veut être dans la prochaine livraison du guide mondial des records, sous la rubrique des  » performances humaines « . Une performance assez particulière, comme le dit ce mystérieux compétiteur :  » J’ai décidé de lutter contre la vilénie généralisée en éliminant les crapules croisées sur ma route, afin de rendre ce monde moins injuste  » !

Paul n’y croit pas, jusqu’au jour où ce correspondant passe à l’acte, et lui indique où trouver un premier cadavre.

A partir de là, ce livre se transforme peu à peu en polar, ou, plutôt, en roman noir. Avec les codes en vigueur dans ce genre qui fut cher, en son temps, à Léo Malet, dans sa trilogie noire : des personnages paumés, des situations dans lesquelles ils semblent s’enfouir sans pouvoir y échapper, des réflexions sombres sur l’existence et ses dérives.

Rien de neuf, donc ?… Sauf que c’est Benacquista qui est au scénario. Et c’est en romancier qu’il construit son intrigue, en ne laissant aucun personnage dans l’ombre, en choisissant avec soin ses personnages secondaires, en donnant du corps et de l’âme à son héros principal, un paumé dont on attend des sursauts existentiels essentiels. En incorporant dans sa narration des petits détails qui, à un moment ou l’autre, prennent une importance dans le récit et ses aboutissements.

Sans déflorer la fin de cet excellent album, je ne peux que souligner l’aspect résolument littéraire du récit, dans son évolution comme dans ses finalités, un aspect qui, cependant, ne nuit nullement à la construction graphique. Benacquista scénarise une histoire que Barral, le dessinateur, s’est totalement accaparée.

 

Nicolas Barral n’est pas un inconnu, loin s’en faut. On peut retenir de lui, par exemple, son incursion dans l’univers de Nestor Burma, à la suite de Tardi.

Son dessin, ici, ne cherche à aucun moment à créer un effet. Il alterne avec brio les plans larges et les zooms avants, pour s’approcher au plus près de son héros, tout en insistant, graphiquement, sur son sentiment d’isolation, de solitude, tout en insistant aussi sur les espérances minuscules, tout compte fait, des différents adeptes du record qu’il croise.

On aurait pu s’attendre, avec le  thème de départ de cet album, à de l’humour. Mais il n’en est rien, ou uniquement par petites touches presque attendries, tant dans le texte que dans le dessin. C’est un livre qui aborde, en effet, et de manière sombre, notre société occidentale contemporaine soucieuse de plus en plus de la réussite et de l’apparence, au détriment de la mémoire et de l’intelligence. Une manière sombre, oui, mais qui débouche, à la fin de cette histoire qui aurait pu n’être que tragique, sur une ouverture vers, qui sait, un monde meilleur !

 

Jacques Schraûwen

Le Guide Mondial Des Records (dessin : Nicolas Barral – scénario : Tonino Benacquista – éditeur : Dargaud)