Loup

Loup

Une fable animalière qui nous parle de mémoire, d’identité, d’art et d’amour…

C’est une fable, oui, parce que, depuis Esope, on sait que rien n’est plus proche, symboliquement, de l’être humain que l’animal humanisé.

Et c’est bien d’une bd animalière qu’il s’agit, ici. Une histoire qui met en scène un être venu d’on ne sait où, découvert errant dans une forêt. Un personnage nu, et vide de toute souvenance. Plus anonyme que les anonymes du quotidien, il n’est plus que néant puisqu’il ne se reconnaît pas et que personne ne le connaît…

Jusqu’au jour où, par hasard, il entre dans un lieu où la musique est reine. Et là, il se découvre un talent inouï pour la guitare. Il prend le nom de scène de Loup, tout simplement, et se lance à l’assaut d’une vie de richesse et de succès. Mais d’une vie dans laquelle il ne trouve toujours pas qui il est… Sans identité, sans connaissance de sa propre vérité, peut-on être totalement artiste ? C’est, d’une certaine manière, ce qu’il se pose comme question, ce que cet album nous pose comme interrogation…

Renaud Dillies: l’identité

 

Renaud Dillies, à qui on doit le très surréaliste  » Saveur Coco « , et la superbe série  » Abélard « , est un dessinateur français qui vit en Belgique, dans la région de Tournai. Et sa manière de raconter des histoires ne ressemble à aucune autre. Il a un sens de l’ellipse, graphiquement, qui entraîne le lecteur dans des plages de réflexion tranquille. Tranquille, et poétique. Parce qu’il y a chez Dillies, incontestablement, et dans chacun de ses albums, une entrée dans le monde, dans le quotidien, dans l’art même, qui ne peut être que faite de poésie.

Une des autres caractéristiques de ses choix narratifs, c’est qu’il a besoin, toujours, de mettre l’humain au centre de son propos, au centre de gravité, ai-je envie de dire, de tout ce qui mérite d’être raconté.

L’humain, oui, caché sous des symboles animaliers, comme dans les fables de La Fontaine. Mais Dillies ne nous donne aucune leçon, il nous montre à voir ce qu’l voit lui-même, un monde qui s’enrichit exclusivement des différences qu’il génère.

Renaud Dillies: la différence et l’humanisme

 

Dans ce  » Loup « , Dillies joue avec les mots, les images, les souvenirs et les fictions.

Il joue aussi avec les sentiments humains, la solitude, la peur du lendemain, l’angoisse du jour à venir ou de celui qu’on a oublié.

Il joue aussi avec les apparences, le Loup, son personnage central, ne devenant lui-même, sans doute, qu’en portant un masque, le plus simple des masques, un loup…

Mais ce qui forme aussi, et surtout sans doute, la trame de cet album-ci, c’est l’art. La musique, omniprésente, qui devient, par elle-même, une identité qu’assume le personnage central, Loup.

Mais cette identité, artistique, entraîne la perte d’autres possibles. Celui de l’amour, qui ne peut, finalement, que se vivre en dehors des normes établies par la société. Et par la mémoire…

La musique est le média qu’a choisi Dillies, finalement, pour nous parler de la nécessité de chercher sans cesse le  » je suis « , le  » je serais « , le  » peut-être « …

Et ce n’est pas sans raison, ou plutôt contre toute raison, que la dernière page de ce livre nous montre un héros anonyme s’enfouissant dans la nature en jouant de la guitare, et en voulant aimer avec folie !

Renaud Dillies: la musique

 

Depuis quelques années, depuis que Renaud Dillies s’est éloigné des voies toutes tracées d’une bd académique, il n’arrête pas d’étonner, et se construit une carrière riche de poésie, de mots, de regard, de bonheurs simples à partager.

Et ce  » Loup « , croyez-moi, vaut vraiment la peine d’être découvert, d’être partagé, lui aussi !…

 

Jacques Schraûwen

Loup (auteur : Renaud Dillies – éditeur : Dargaud)

Guirlanda

Guirlanda

Revoici (enfin!…) Mattoti et ses libertés graphiques toujours étonnantes, toujours envoûtantes… Un  » roman graphique  » aux rythmes de douceur et de contemplation.

Cela fait une quinzaine d’années que Mattoti se consacre à tout autre chose qu’à la bande dessinée. Le retour au neuvième art de ce trublion du graphisme était donc plus qu’espéré ! Avec la peur, peut-être, de retrouver un artiste plus sage, plus retenu !

Ce n’est, heureusement, pas le cas, et on peut parler, vraiment, de retour gagnant, même si la métaphore avec le tennis me semble tout compte fait trop osée !

Cela dit, avec Mattoti, pas question non plus de se trouver en face d’une histoire linéaire, loin s’en faut ! Ce qu’il aime, d’abord et avant tout, c’est surprendre, lui-même d’abord, les lecteurs ensuite.

Ainsi, avec Mattoti, il sera toujours impossible de résumer un de ses livres.

Dans Guirlanda, on parle d’un pays, d’un univers plutôt, peuplé de créatures plus ou moins humaines, des créatures tout en rondeur et sans méchanceté qui vivent en accord avec tout ce qui les entoure.

Mais cet univers va changer, on le sent, on le ressent. Et un de ces êtres, Hippolyte, va devoir intervenir, avec une espèce de nonchalance redoutable !

Au-delà d’un récit qui pourrait n’être que celui d’une aventure somme toute traditionnelle, il y a le style » Mattoti « , un style qui transparaît d’abord dans une construction qui, pour anarchique qu’elle soit, respecte sans cesse les codes de la bande dessinée, un style qui, surtout, est celui d’un plaisir évident pris à nous raconter cette histoire longue et passionnante dans laquelle tout le monde peut se reconnaître et reconnaître, surtout, ses propres plaisirs…

Lorenzo Mattoti: le plaisir
Lorenzo Mattoti: la construction du récit

Inventer, improviser… Mais le faire avec la présence d’un texte, des phrases écrites, réécrites, travaillées, des phrases qui se devaient de posséder, elles aussi, un rythme qui leur soit totalement personnel. Il faut dire qu’entre les deux auteurs de ce volumineux livre règne une belle osmose… Une osmose telle qu’on peut se demander, souvent, au fil des pages, si c’est le dessin qui a précédé le texte, ou si ce sont les mots qui se sont pliés aux exigences du graphisme…

Toujours est-il que, même discret, le texte de Jerry Kramsky est essentiel, il est un élément moteur du récit, de ses folies et de ses libertés.

Lorenzo Mattoti et Jerry Kramsky: le texte

 

L’expression  » roman graphique « , créée en son temps par Eisner pour définir une bd américaine en opposition totale avec les codes des comics et de leurs super-héros de toutes sortes, cette expression, de nos jours, est fort à la mode.

Il n’est pas évident de définir ce qu’est un roman graphique, d’ailleurs : ce n’est pas une œuvre traditionnelle, ce n’est pas un format habituel, cela raconte des histoires dont l’apport littéraire doit être évident, cela doit réussir à mêler fiction et introspection… entre autres !

Guirlanda répond à tous ces critères et, pourtant, je me refuse, personnellement, à donner ce nom à ce livre de quelque 400 pages sous couverture de carton simple, presque brut, mais à l’aspect solide.

Si cela ne tenait qu’à moi, j’inventerais pour Guirlanda une nouvelle définition bédéiste :  » poème graphique  »

Avec Guirlanda, on est dans la poésie, oui…. Celle du bateau ivre, mais vu des rives… Celle de Lautréamont, mais sans verbalité tonitruante… Mattoti et Kramsky sont les auteurs d’un long poème dans lequel la nature, au sens large du terme, appartient intégralement à l’humanité, dans le sens de  » particularité de l’humain « .

Lorenzo Mattoti: les personnages et la nature
Lorenzo Mattoti: un poème graphique

 

N’ayez peur du format de ce livre, ni de son aspect en noir et blanc à l’apparence quelque peu austère. Ce que les auteurs de Guirlanda, finalement, nous disent dans cet album, c’est que, finalement et définitivement, il ne faut jamais s’arrêter aux apparences !

Et ce « Guirlanda » est, sans aucun doute, un des grands moments de l’édition bd 2017!

 

Jacques Schraûwen

Guirlanda (dessin : Lorenzo Mattotti – scénario : Jerry Kramsky – éditeur : Casterman)

Hypnos : 1. L’Apprentie

Hypnos : 1. L’Apprentie

Le destin d’une jeune femme, après la première guerre mondiale. Une jeune femme possédant un don pour le moins intrusif !…

1918… Camille, à Paris, vit seule avec sa fille, atteinte par la tuberculose.

Son mari est un de ces disparus de la première guerre mondiale, reniés par L’État tout-puissant, un de ces hommes fusillés pour avoir refusé l’horreur quotidienne.

Ce mari disparu lui a malgré tout laissé un héritage immatériel : un don, celui de l’hypnotisme, un don qu’elle va utiliser pour pouvoir payer à sa fille les soins dont elle a besoin.

Mais voilà, cette apprentie-voleuse se fait arrêter par la police, et, pour que sa fille puisse être soignée, elle met son don au service de  » la rousse « , pour pourchasser des anarchistes.

A partir d’un canevas somme toute classique, trame d’un récit d’aventures policières en début de vingtième siècle, Laurent Galandon, comme à son habitude, choisit des chemins détournés, socialement et politiquement (au sens le plus large possible du terme !…) pour nous donner à lire une histoire passionnante et passionnée.

L’histoire d’une époque agitée, qui voit jaillir des cendres de la grande Russie une URSS qui fait peur à tout le monde, une époque qui se doit de construire une paix qu’elle voudrait durable, une époque au cours de laquelle le mouvement social va prendre de plus en plus de place en occident, une époque pendant laquelle l’anarchie intellectuelle va de plus en plus souvent côtoyer l’anarchie activiste.

Dans les scénarios de Laurent Galandon, les choses ne sont jamais manichéennes. Cet auteur aime construire ses récits à hauteur humaine, s’attacher à des personnages qui, tous, ont leur propre personnalité, et tous participent à l’intrigue, au récit, à ses ambiances.

Ici, dans ce  » Hypnos « , il en va de même, et les thèmes abordés nous parlent aussi, au-delà des péripéties racontées, d’indépendance de l’individu vis-à-vis d’un système qui l’étouffe, de nécessité, pour vivre plus que survivre dans un univers où seule l’autorité a doit de cité, de se battre, chacun à sa manière.

Certaines faiblesses existent du côté du découpage, un peu comme si, en certains endroits, des raccourcis narratifs avaient été collés vite fait bien fait. Mais rien de grave… Parce que l’histoire qui nous est racontée est romanesque à souhait, et qu’elle nous offre vraiment une image qui n’a rien d’Épinal des grands hommes, et des autres, du début du vingtième siècle.

Et le dessin, dû au Hongrois Attila Futaki, souffre parfois, lui aussi, de quelques faiblesses dans la différenciation des personnages secondaires. Mais ce graphisme est malgré tout d’une vraie efficacité, et son traitement, entre réalisme à la comics américains et expressionnisme plus proche des bd  » noires  » de Berthet, cette manière de dessiner est d’une belle originalité.

Soulignons aussi le talent du coloriste Greg Guilhaumond : là aussi, il y a un travail à l’américaine, et on sent chez lui l’admiration qu’il a pour des artistes comme Hopper. Les jeux de lumières improbables prennent, grâce à son talent, une puissance étonnante, et la façon dont il use du rouge est totalement flamboyante.

Cette  » apprentie  » met en place quelques personnages que l’on sait déjà récurrents. Cet album remplit parfaitement son rôle de premier volume d’une série qui, d’ores et déjà, s’avère pleine de promesses, à la fois littéraires et graphiques.

Cela fait longtemps que je dis haut et fort que je trouve les scénarios de Galandon extrêmement intelligents, toujours. Ici, j’ai découvert aussi un coloriste et un dessinateur qui méritent assurément qu’on suive leur travail de tout près !

Et donc, j’attends déjà la suite de cette série naissante avec une douce impatience !

 

Jacques Schraûwen

Hypnos : 1. L’Apprentie (dessin : Attila Futaki – scénario : Laurent Galandon – couleurs : Greg Guilhaumond – éditeur : Le Lombard)