Mata Hari

Mata Hari

Courtisane, espionne et femme avant tout !

Il y a des personnages qui restent gravés dans l’Histoire, sans qu’on en connaisse vraiment la vie. Ils ne sont que des noms, le plus souvent. C’est le cas de Mata Hari qui, dans ce livre d’un réalisme presque magique, se révèle telle qu’elle fut…

Mata Hari © Daniel Maghen

Margaretha Geertruida Zelle est née aux Pays-Bas en août 1876. A dix-neuf ans, elle épouse un séduisant officier de marine, elle le suit jusqu’à Java, découvre un univers qui, à la fois, l’envoûte et la désespère, celui d’un empire colonial, celui d’un colonialisme qui ne cherche qu’à reproduire à l’infini les codes que l’on croit être ceux de la civilisation.

Sur cette île qui n’est pas vraiment le paradis qu’elle espérait, elle va voir mourir son deuxième enfant, elle va voir se détruire ce qui aurait pu être de l’amour, et découvrir, en devenant Mata Hari, les mystères d’une danse aux lascives errances. Elle va fuir, retourner en Europe, divorcer et partir à la conquête de Paris, ville dont les lumières ne peuvent que magnifier ses beautés. Modèle pour peintres, elle va vite comprendre que son corps est le meilleur des chemins pour être aimée, adorée, adulée, espérée, désirée…

Elle gravit ainsi les marches de la notoriété, avec un naturel désarmant pour ceux qu’elle séduit, et ils sont nombreux.

Pour la raconter, pour la décrire, cette femme fatale qui, de gloire en déchéance, va finir par être condamnée pour espionnage pendant la première guerre mondiale, et être fusillée, pour nous montrer vivre cette femme, les auteurs de ce livre ont choisi de laisser parler leur sensibilité, celle de Mata Hari, et de nous donner à voir une femme, un personnage de chair et d’émotion, un être humain à la poursuite, comme tout le monde, de l’amour, d’abord et avant tout.

Mata Hari © Daniel Maghen
Laurent Paturaud : le personnage de Mata Hari

Cela dit, au-delà de la seule biographie d’une icône historique, ce livre nous montre aussi, et surtout peut-être, toute une époque. Le dix-neuvième siècle est encore bien présent, l’hégémonie des hommes est omniprésente, et la part de liberté qui est laissée aux femmes commence seulement à l’élargir. Pour Mata Hari, cette liberté prendra vie grâce à la danse, grâce à sa beauté, grâce à ses talents de courtisane, c’est vrai. Mais, fondamentalement, elle reste une petite fille romantique qui a rêvé un jour, dans sa Hollande natale, au Prince Charmant. Une petite fille qui pratique le mensonge et se recrée un passé au gré des rencontres qu’elle fait… Une adulte, romantique, qui cherche à s’émanciper dans un monde où le rôle de la femme n’est pas loin de celui qui est dévolu aux indigènes dans les colonies !

Mata Hari © Daniel Maghen
Laurent Paturaud : Mata Hari, romantique et émancipée

Il me faut, absolument, mettre en évidence le scénario de ce livre. Pour sa construction narrative, d’abord, qui réussit de manière légère à nous balader dans trois époques différentes, à nous plonger aussi, en quelque sorte, dans les confidences imaginées mais plausibles de la belle Mata Hari. Pour les références littéraires et artistiques, également, qui émaillent de bout en bout ce livre d’un réalisme lumineux et somptueux. Pour le langage utilisé, aussi, celui de ce début de vingtième siècle, celui des frères Gourmont, de D’Annunzio… Un langage désuet, obsolète, mais merveilleusement imagé et chantant, tendrement poétique aussi… Un langage qui baigne tout ce récit dans une ambiance d’alcôves… De ces alcôves dans lesquelles se sont offertes des femmes comme Mara Hari, mais aussi Colette, ou Isadora Duncan.

Mata Hari © Daniel Maghen
Laurent Paturaud : un album littéraire

Cette ambiance, partie prenante de la qualité de cet album, naît également des décors que Laurent Paturaud prend un plaisir évident à dessiner, à peindre. C’est un livre historique, et c’est un monde à la fois extrêmement réaliste et en même temps très « cartes postales » retrouvées au fin d’un grenier que Paturaud nous donne à voir. Je peux avouer mon plaisir de lecteur à être resté de longs moments devant certaines planches qui, certes, doivent leur beauté à une documentation bien choisie, mais aussi à l’interprétation graphique et empreinte de nostalgie du dessinateur !

Mata Hari © Daniel Maghen
Laurent Paturaud : Les décors et la documentation

Laurent Paturaud est un dessinateur amoureux de la femme, de la féminité, cela se remarque de page en page, cela se ressent devant tous ces portraits, fugaces parfois, qui se suivent dans cet album. Il idéalise la femme, il en dessine longuement tous les reliefs de beauté, tout en restant toujours pudique. Il idéalise Mata Hari jusqu’à la faire vieillir sans que l’âge ne marque à même la chair les années passées…

Mata Hari © Daniel Maghen
Laurent Paturaud : idéaliser le temps qui passe…

Le dessin, pour d’aucuns, pourrait ne paraître que « léché », classique. Mais il n’en est rien. Bien sûr, pour Laurent Paturaud, il est hors de question de sacrifier aux modes souvent imbéciles qui mettent en avant des dessinateurs soucieux d’abord de se montrer. Mais son travail est celui d’un orfèvre graphiste qui cisèle chaque dessin pour qu’il participe totalement au récit imaginé par Esther Gil, la scénariste. Et il en va de même pour la couleur, et, surtout, pour la lumière… Ce n’est pas un travail de simple mise en couleur qui illumine ce livre, mais une passion pour les ombres, les pénombres, les soleils et les nuages. Cela prouve que l’intelligence artificielle aura toujours besoin de l’humain pour se dévoiler artistique…

Mata Hari © Daniel Maghen
Laurent Paturaud : la couleur et la lumière

L’éditeur Daniel Maghen, je l’ai déjà dit et je le dirai encore, nous offre régulièrement des livres peaufinés autant par les talents pluriels de leurs auteurs que par le travail d’impression et d’édition. Et ce Mata-Hari, soyez-en sûrs, participe pleinement de cette volonté, toute simple, de qualité !

Jacques Schraûwen

Mata Hari (dessin : Laurent Paturaud – scénario : Esther Gil – éditeur : Daniel Maghen – 78 pages – date de parution : septembre 2019)

Manara – sublimer le réel

Manara – sublimer le réel

Milo Manara s’est fait le chantre, depuis bien longtemps, d’un érotisme parfois léger, parfois extrêmement puissant, toujours traité avec une sorte de classicisme graphique élégant. Ce livre de quelque 500 pages ne pourra que plaire à tous ses admirateurs, et ils sont nombreux !

Manara © Glénat

Le sous-titre de ce livre qu’on peut qualifier de « livre d’art » me semble cependant quelque peu mensonger, exagéré tout du moins : « une rétrospective de cinquante ans de carrière »… Bien sûr, en fin de volume, on trouve la chronologie de toutes les œuvres de Manara, mais, du côté de l’iconographie, l’accent est essentiellement porté à son talent d’illustrateur bien plus qu’à toutes les aventures graphiques que Milo Manara a connues dans l’univers de la bande dessinée. Ne pouvoir regarder que quelques planches de bd, cela me paraît limiter le travail de Manara, son œuvre… Un peu comme si l’auteur, sans le dire, estimait que la bande dessinée n’est qu’un art mineur !

Manara © Glénat

Cela dit, ne boudons pas notre plaisir à nous balader dans des pages qui dévoilent, en transparences et en évocations voluptueuses, mille et une femmes aux beautés classiques évidentes. Chez Manara, en effet, l’hommage à l’art pictural italien des siècles anciens est omniprésent. Ne cherchez pas dans sa définition de l’érotisme des êtres croisés au quotidien de vos errances, de vos réalités au jour le jour, voire de vos désirs profonds. Pour Manara, seule la beauté, dans ce qu’elle peut avoir de codifié, est intéressant, mérite d’être montrée, dévoilée, offerte en partage de sensations toujours renouvelées. On n’est pas, avec lui, dans l’érotisme de Dix, de Rops ou même de Picasso. Et même quand sa plume et ses pinceaux s’aventurent dans les méandres de ce qu’on peut appeler la pornographie (l’érotisme des autres, comme le disait Breton…), c’est toujours avec une nécessité de rendre à la beauté éternelle, celle des sculpteurs grecs, celle des corps de Michel-Ange, celle du Caravage, ses lettres de gloire. Chantre de la femme, certes, Manara est surtout le metteur en scène de la beauté féminine (et masculine) telle qu’il l’envisage et la définit.

Manara © Glénat
Milo Manara: la beauté

Je le disais, et je le répète, ne boudons pas notre plaisir, tant il est vrai que c’est bien de plaisir, charnel, poétique, « hard » que se nourrit ce livre. Un livre qui, par ailleurs, rappelle quand même certaines autres constantes de Milo Manara : son amour du cinéma, d’abord… Avec une amitié pour Fellini, un des metteurs en scène essentiels de l’histoire du septième art. Et si l’auteur de cette « rétrospective » nous dit que le la bd HP et Giuseppe Bergman met en scène Hugo Pratt et Manara lui-même, je pense, quant à moi, que le nom de « Bergman » fait bien plus référence à Ingmar Bergman, génie du ciné suédois et universel, qu’à Manara lui-même… J’en veux pour preuve évidente la présence dans cette bd de plans et de personnages qui font plus que rappeler l’univers sombre et prophétique de l’auteur du « septième sceau » !

Le cinéma toujours, avec ses acteurs que Manara a toujours aimé dessiner…

Mais il y a d’autres constantes : l’Art, avec un a majuscule, les rapports amoureux dans lesquels la domination volontaire est un jeu qui ose l’amoralité, l’Histoire, avec un h minuscule… Le bonheur, aussi, et surtout sans doute, de s’inscrire dans la tradition des « pin-up », femmes de papier à l’érotisme impudique, propres à faire rêver !

Manara © Glénat

Ce qui me semble extrêmement intéressant dans ce livre, également, c’est qu’on peut se rendre compte des influences qui sont celles de Milo Manara. Guido Buzzeli, incontestablement, dont il faudra un jour reconnaitre l’immense talent en le redécouvrant ! Forest, les fumetti, aussi… Moébius également, de ci de là… Et même si Manara était un admirateur sans bornes de Hugo Pratt, il est remarquable de constater que le trait de l’auteur de Corto Maltese n’a pratiquement jamais influencé celui de l’auteur du Déclic…

Manara © Glénat

Ce livre imposant, à l’iconographie surtout féminine, est un ouvrage qu’on ne peut qu’aimer feuilleter, encore et encore… En oubliant, pourquoi pas, les imprécisions du texte ! Mais, après tout, un artiste comme Milo Manara n’a pas vraiment besoin de mots et d’analyses pour illuminer de son talent les regards de ses lecteurs/spectateurs !

Jacques Schraûwen

Manara – sublimer le réel (auteur : Claudio Curcio – éditeur : Glénat – plus de 500 pages – date de parution : décembre 2019)

Mort et Déterré : 1. Un cadavre en cavale

Mort et Déterré : 1. Un cadavre en cavale

Une histoire de zombie… Une histoire pleine d’humour et de tendresse… Une bd pour adolescents particulièrement réussie !

Mort et déterré © Dupuis

La vie de Yan, 13 ans, semble réglée comme du papier à musique : une famille unie, la naissance prévue d’une petite sœur, des amis, une fille à qui rêver. Mais voilà, le destin en décide autrement, puisque, à la veille de la rentrée scolaire, il intervient dans une discussion animée entre un dealer et son client, dans la rue. Et lui qui rêvait, avec son ami Nico de réaliser un film sur les zombies, il meurt d’un coup de couteau accidentel.

Il meurt ?

Pas vraiment… Quelques jours plus tard, en effet, il sort de sa tombe, zombie aux chairs abîmées, pleinement conscient, et désireux de reprendre pied dans l’existence.

Un tel scénario fait penser, immédiatement, à certains comics, à des films, aussi, plus destinés aux adultes qu’à un jeune public. Et pourtant, ce livre n’a rien de trash, de répugnant. Il s’inspire, certes, de ce qui plaît de nos jours aux jeunes, mais il le fait en permettant à tous les publics, de tous les âges, de s’amuser à la lecture de ce récit.

Mort et déterré © Dupuis
Jocelyn Boisvert : le scénario

Ce livre, en effet, fait un grand pied de nez à la grande faucheuse. Mais ce livre, surtout, en prenant comme ressort dramatique ce qu’on pourrait appeler de l’horreur « soft », ressemble aussi à une fable, puisque le monde qu’il nous montre est le nôtre, avec ses familles en difficulté, avec ses amours débutantes, avec ses rêves de paillettes, avec la drogue et la mort.

Un monde qui, graphiquement, se montre de manière très traditionnelle, très classique ai-je envie de dire. Le découpage est un gaufrier pratiquement traditionnel, il n’y a pas de recherche de plans faramineux, ni de couleurs prenant trop de place. C’est un dessin qui permet à Pascal Colpron de mettre en scène « à la belgo-française » une aventure humaine d’une parfaite lisibilité, c’est un dessin qui mélange fantastique et poésie, décors et expressionnisme des visages, c’est un dessin qui lorgne en même temps du côté de l’école de Charleroi que du monde des mangas.

Mort et déterré © Dupuis
Pascal Colpron : dessin et mise en scène
Jocelyn Boisvert et Pascal Colpron : le classicisme et la modernité

Les deux auteurs québécois, complices et amusés, peuvent être fiers d’être parvenu à parler d’une des horreurs les plus universelles, celle de la peur de la mort, dans que cela ne fasse naître de malaise chez le lecteur. Il y a, entre classicisme et modernisme, entre tradition européenne et thème à l’américaine, entre le dessinateur et son scénariste, une belle osmose qui fait de ce premier opus d’une série tous publics une totale réussite. Et ce en parlant de l’existence et de son inéluctable destruction !

Mort et déterré © Dupuis
Jocelyn Boisvert et Pascal Colpron : la mort et la vie

Ce qui participe à la réussite de ce « cadavre en cavale », aussi, et surtout peut-être, c’est l’humour qui parsème tout l’album, ce sont les petits détails qui font sourire et, de ce fait, désamorcent tout ce qui pourrait être un sentiment négatif. Polar fantastique, aventure humaine improbable et sombre, et pourtant sans cesse souriante, les aventures de Yan, de ses amis, de sa famille sont, comme je le disais, une fable. Une fable dont la morale est simple à trouver : la vie est belle, elle est la plus gratuite des richesses, et chacun mérite d’en rêver les péripéties pour se sentir totalement vivant !

Mort et déterré © Dupuis
Jocelyn Boisvert et Pascal Colpron : humour et « morale »…

J’ai été véritablement séduit par cet album, d’abord lu dans le magazine Spirou et redécouvert, plus ambitieux et plus réussi encore, dans la continuité d’un livre imprimé. Je trouve même que, dans les pages du magazine Spirou, cela faisait bien longtemps qu’il n’y avait plus eu un récit aussi novateur tout en étant respectueux du style Belgo-français !

Et j’attends avec impatience de voir, dans les albums suivants, comment Yan va pouvoir continuer à vivre sa mort !

Jacques Schraûwen

Mort et Déterré : 1. Un cadavre en cavale (dessin : Pascal Colpron – scénario : Jocelyn Boisvert – couleurs : Usagi – éditeur : Dupuis – 48 pages – août 2019)