Mademoiselle J. – 1938 : Je ne me marierai jamais

Mademoiselle J. – 1938 : Je ne me marierai jamais

Juliette : une jeune femme dynamique, féministe, libre, va nous faire découvrir à sa manière une partie de l’histoire du vingtième siècle.

Mademoiselle J. 1 © Dupuis

Mademoiselle J., c’est une nouvelle série, due aux talents conjugués de Yves Sente au scénario, et de Verron au dessin.

On en a découvert l’héroïne, Mademoiselle J., ou plutôt Juliette de Sainteloi, dans l’album « Il s’appelait Ptirou », des mêmes auteurs, une histoire qui imaginait la manière dont un personnage réel croisait un dessinateur, Rob Vel, qui allait en faire un des personnages essentiels de l’histoire de la bande dessinée, Spirou. Et Spirou, disparu tragiquement dans ce qui est devenu désormais le premier volume d’une série, reste présent dans cet album-ci. Il est comme un fantôme qui accompagne les désirs de Juliette, un fantôme de la liberté, cette liberté de vivre que Juliette recherche à tout prix.

Yves Sente : le personnage de Spirou

Juliette, qui n’était qu’un personnage secondaire, est donc devenue une héroïne à part entière. Une jeune femme qu’on retrouve, dans ce livre-ci, huit ans après sa première apparition.

Mademoiselle J. 1 © Dupuis

Ce qui plaît depuis toujours à Yves Sente, c’est la mise en scène de personnages variés, d’agencer ses récits autour des rencontres que la vie offre aux protagonistes qu’il crée. Et c’est ainsi que Juliette est devenue une héroïne de hasard, en quelque sorte, parce que, tout simplement, elle a séduit ses deux auteurs.

Yves Sente : les personnages et les rencontres

Dans ce livre-ci, nous sommes en 1938, à Paris. Le père de Juliette est le patron d’une entreprise de transport pétrolier qui intéresse fort les Allemands qui préparent des lendemains qui ne changent pas. Malgré son appartenance à un monde de nantis, Juliette ne veut dépendre que d’elle-même. Elle veut être journaliste, ce qui, pour une femme, en 1938, était pratiquement impossible dans d’autres domaines que ceux de la mode et des conseils cuisine ! Mais elle s’accroche, et elle réussit à réaliser son rêve. Et là commence l’aventure, dans un Paris qui organise l’exposition universelle voyant se faire face, pratiquement, les pavillons soviétique et nazi.

Mademoiselle J. 1 © Dupuis

Pour Yves Sente, la grande histoire n’est pas une finalité, mais un moyen narratif. Ce qui ne l’empêche pas de nous la montrer, cette grande Histoire, sans tabou et avec une documentation importante, une documentation qui est aussi celle de Verron, dont le plaisir à dessiner les voitures, entre autres, les décors aussi, est incontestable, et incontestablement réussi. Ce qu’ils aiment, tous les deux, c’est mettre en scène des péripéties, des personnages, parfois de manière manichéenne, caricaturale, souvent aussi de façon très humaniste. Et nous parler ainsi de compromissions, d’idéologies, de puissance de l’économie, de lâchetés et de pouvoirs, de féminisme et de traditions.

Yves Sente : l’Histoire en filigrane

Cette aventure va conduire Mademoiselle J. à affronter des nazis, bien évidemment, puisqu’elle va découvrir que ces nazis veulent racheter l’entreprise de son père, dont elle est aussi actionnaire.

Mademoiselle J. 1 © Dupuis

Cela dit, avec Le titre de cet album, « Je ne me marierai jamais », on pourrait penser à un discours des grandes féministes de la première partie du vingtième siècle ! Mais cela va plus loin… Il y a l’amour et l’illusion de l’amour, il y a de la passion, du mariage, des trahisons, de l’amitié, dans ce livre. Mademoiselle Juliette est un personnage terriblement humain, avec ses failles, ses erreurs, ses courages, son féminisme aussi, oui.

Et je trouve excellente cette idée de faire vieillir une héroïne d’album en album et de parvenir ainsi, d’épisode en épisode, à nous offrir un panorama du vingtième siècle.

Mademoiselle J. 1 © Dupuis

C’est une excellente bande dessinée, bien scénarisée, bien dessinée, avec des tas de références à l’âge d’or du neuvième art qui plairont à tous les fans de bd ! Avec aussi l’art du raccourci et de l’ellipse dans lequel Sente se révèle d’une belle efficacité.

Yves Sente : les racourcis

Ce qu’il faut souligner véritablement, c’est le dessin de Veron… Depuis Odilon Verjus, son talent n’a rien perdu, que du contraire. On le sent heureux de plonger le lecteur dans des décors variés, de dessiner des personnages aux visages puissants, de donner un rythme et un mouvement à chacune de ses planches.

Yves Sente : le dessinateur Verron

Soulignons aussi, la belle osmose entre le dessinateur Verron et la coloriste Isabelle Rabarot. Avec, comme résultat, un récit classique, rythmé, intelligent, passionnant même…

Mademoiselle J. 1 © Dupuis

Jacques Schraûwen

Mademoiselle J., « 1938 – je ne me marierai jamais » (dessin : Verron – scénario : Yves Sente – éditeur : Dupuis – 64 pages – octobre 2020)

Yves Sente
La Maison Blanche

La Maison Blanche

Les élections américaines sont à la une de l’actualité. Et cette bd vient à son heure, incontestablement, elle qui nous raconte une « histoire illustrée des présidents des USA de Georges Washington à Donald Trump ».

La Maison Blanche © Casterman

C’est de la bande dessinée qu’on pourrait qualifier d’instructive. C’est de la bd fouillée, avec un dessin simple, nous offrant 45 portraits d’hommes qui, tous, ont dirigé les Etats-Unis, faisant de ce pays ce qu’il est devenu aujourd’hui, de ce qu’il a souvent revendiqué être, le « gendarme du monde » !…

Cela dit, ne vous attendez pas à une étude poussée des Etats-Unis, de leur politique, de la façon dont la démocratie y fut vécue, y est vécue de nos jours. Hervé Bourhis, l’auteur, n’hésite pas, certes, à aborder de front des réalités américaines peu ragoutantes, comme la guerre du Vietnam, le rôle de l’éminence grise Kissinger. Mais de loin… Ce sont les hommes qui l’intéressent, des hommes de pouvoir dont il nous livre les portraits.

Hervé Bourhis : le contenu de ce livre

Des portraits qui ne manquent pas de saveur, très souvent. Il faut dire que le travail de l’auteur nous montre à voir une partie de l’évolution de la représentation politique aux USA, toujours au travers de ces présidents dont on connaît peu, de notre côté de l’Atlantique, les patronymes. La fonction présidentielle, au dix-neuvième siècle, n’avait par exemple strictement rien à voir avec que qu’elle est aujourd’hui.

La Maison Blanche © Casterman
Hervé Bourhis : les présidents au 19ème siècle

Pour chaque président, Hervé Bourhis travaille un peu à la manière d’un journaliste. En deux pages le plus souvent, il nous rend compte des éléments biographiques élémentaires d’un homme qui fut dirigeant d’un des pays les plus importants de la planète, tout en nous montrant, au travers de ce qui peut s’assimiler à des petits articles de journal, les événements marquants de son mandat, ses réalisations, ses réussites, ses échecs. Ainsi, l’auteur de ce livre ne se contente pas des discours officiels, et réussit, grâce à ses recherches en amont, à nous faire des vrais portraits humains, objectifs et sans langue de bois…

Hervé Bourhis : une forme journalistique
La Maison Blanche © Casterman

Hervé Bourhis a choisi une voie qui n’est jamais totalement celle de la vision officielle des hommes qu’il nous présente. Ainsi, il nous fait découvrir un aspect méconnu de Lincoln, ou de Lyndon Johnson, faisant preuve d’une objectivité qui, elle aussi, est signe d’un travail journalistique.

Hervé Bourhis : Lyndon Johnson

45 Présidents se retrouvent donc sous la loupe graphique d’Hervé Bourhis. 45 Présidents qui esquissent l’ébauche d’une Histoire des Etats-Unis, mais à taille humaine, d’abord et avant tout.

La Maison Blanche © Casterman

45 Présidents, en attendant le 46ème, et, pour les deux derniers, Hervé Bourhis ne manque pas non plus de ruer un peu dans les brancards de la renommée !…

Hervé Bourhis : Obama
Hervé Bourhis : Trump
La Maison Blanche © Casterman

Ce livre n’a rien d’un pensum. Il est bien construit, simple dans son dessin, journalistique dans son propos. Il n’est pas un panorama savant de l’histoire des USA, mais une approche de cette Histoire au travers d’hommes, tout simplement. Et ce qui est vraiment très agréable avec ce livre, c’est que le lecteur peut picorer, ici et là, comme il en a envie, sans être obligé de suivre un canevas tout fait…

Jacques Schraûwen

La Maison Blanche (auteur : Hervé Bourhis – éditeur : Casterman – 160 pages – octobre 2020)

Mortel

Mortel

Humour noir avec la mort pour compagne…

La collection Pataquès, de chez Delcourt, aime ruer dans les brancards, avec un côté « sale gosse » réjouissant ! Et c’est bien le cas avec ce petit livre qui se lit la faux à la main !

Mortel © Delcourt/Pataquès

« Que serait la vie sans la mort ? »

« Que serait la mort sans le hasard ? »

« Que serait le désespoir sans l’humour ? »

Ne vous en faites pas, ces questions sont là, simplement, pour vous montrer quel est le canevas de ce livre qui rit et fait rire jaune. Pas question d’intellectualisme dans ce « Mortel », même si, malgré tout, l’aspect sociologique n’en est pas totalement absent !

Mortel © Delcourt/Pataquès

Ce sont cent manières de mourir que nous montre cet album, cent façons de perdre son combat contre la grande faucheuse, chaque combat perdu d’avance faisant l’objet d’une petite page de quatre dessins.

La mort revêt ici son apparence habituelle : visage d’os dans un capuchon sombre, orbites des yeux vides de tout regard, longue bure couleur de nuit, et sur l’épaule une faux usée par les siècles d‘usage intensif.

Mais elle devient, dans ce livre (comme chez Hardy et son Pierre Tombal), compagne de vie, compagne de quotidien de celles et ceux qu’elle va faire passer de vie à trépas.

Mortel © Delcourt/Pataquès

Elle n’est pas une envoyée d’un dieu quelconque. Elle est l’employée d’une administration dont elle ne connaît pas les rouages, une connaissance qui ne l’intéresse nullement, d’ailleurs. Elle est même mariée, elle a un mari, une fille. Elle devient ainsi le symbole d’une mort omniprésente que tout le monde redoute sans remarquer qu’elle est là, à nos côtés, sans arrêt.

Mais c’est d’abord avant tout un livre d’humour. De l’humour noir (ou jaune, ou rouge, ou blanc, à votre choix…). De l’humour qui fait sourire bien plus que rire, et encore, en grinçant des dents de temps à autre.

Mortel © Delcourt/Pataquès

Jeux de hasard se multiplient, dans ce petit ouvrage, jeux de rencontres, jeux d‘espérance, jeux à l’issue toujours connue. Et j’aime ce procédé narratif, utilisé par Midam, entre autres, qui fait que le lecteur connaît la fin, tout de suite, mais s’intéresse à la manière dont l’auteur va y arriver.

Les auteurs, parlons-en…

Le scénariste belge Marc Dubuisson aime, c’est une évidence, casser les codes, allers au-delà de la simple apparence, s’attaquer sans en avoir l’air au politiquement correct. Ses scénarios sont vifs, rapides, sans mots inutiles.

Le dessin de Thierry Martin, du coup, va à l’essentiel, sans chercher à éblouir par les décors, les angles de vue. Il est frontal, rapide, compréhensible et linéaire sans difficulté. IL adore jouer avec les mimiques de ses personnages et avec les couleurs qui donnent vie aux actions qu’il nous dessine.

Mortel © Delcourt/Pataquès

Un petit livre amusant, sans prétention, et, de ce fait, intéressant… Nous vivons une époque où l’intransigeance et le « sérieux » prennent le pouvoir, au détriment du plaisir et de la liberté de ton, et cela fait de cet album un objet intelligent, donc important !

Jacques Schraûwen

Mortel (dessin : Thierry Martin – scénario : Marc Dubuisson – éditeur : Delcourt/Pataquès – 104 pages – mars 2020)