Mal Tournée!

Mal Tournée!

Érotisme hard pour passer le temps en « confinement »…

L’érotisme sous toutes ses formes, fait partie intégrante de l’âme humaine. « La pornographie, c’est l’érotisme des autres », disait André Breton. Et c’est bien de pornographie qu’il s’agit ici, dans ce livre de femmes, puisque les jeux de la chair y sont représentés frontalement.

Mal tournée © Porn’Pop

Une jeune femme, Daphné, se réveille au lendemain d’une soirée bien arrosée… L’esprit encore quelque peu brumeux, elle se rend à son travail où l’attend une réunion importante. Mais dans les rues, dans les transports en public, ses yeux voient ce que personne d’autre ne voit : le monde se transforme, rien que pour elle, en un monde de sexe, de caresses, de symboles prenant vie, d’étreintes libres, libertines et passionnées.

Et, ainsi, on se retrouve certes en face d’un album « chaud », mais aussi et surtout en présence d’un livre sur le langage, sur les mots et leurs jeux, sur le sens et les dérives de l’imaginaire, et leur importance dans l’équilibre de chaque jour. Un livre dont l’érotisme est hard, bien sûr, mais avec des accents qui s’éloignent de ce que le mot pornographie signifie très (trop) souvent en bd ! Un érotisme au féminin pluriel…

Mal tournée © Porn’Pop
Isa Python : l’érotisme

La belle folie de cet album, c’est de nous obliger, lectrices et lecteurs, à accompagner Daphné dans ses hallucinations, dans ses délires sensuels. Comme elle, nous voilà dans l’obligation, oui, de dépasser les apparences, tout simplement… Et de prendre conscience que les grandes théories psychologies sur les symbolismes sexuels ne sont pas que des discours sans intérêt ! Dépasser les apparences, oui, en découvrant sous les formes de l’habitude, d’autres formes dont le seul but est l’excitation. Dépasser les apparences des objets, mais aussi celles du langage. L’expression « lèche-cul », ainsi, se transforme en une attitude sexuelle sans équivoque, les « transports publics » se font étreintes en public…

Mal tournée © Porn’Pop
Isa Python : les apparences

Je parlais d’érotisme au féminin pluriel, puisqu’elles sont trois à avoir fait de cet album ce qu’il est : une vraie réussite ! Et on ressent vraiment, à la lecture de ce « Mal Tournée », la complicité de ces trois autrices à part entière. Clotilde Bruneau, au scénario, nous parle de quotidien en le « sublimant », en le complétant de mille et un messages subliminaux. Scarlett Smulkowski, la coloriste, fait de son art quelque chose d’extrêmement sensuel, de véritablement charnel. Quant à la dessinatrice, Isa Python, on comprend de page en page tout le plaisir qu’elle a pris à dessiner cette histoire surréaliste, toute la liberté qui lui a été donnée de tout pouvoir oser…

Mal tournée © Porn’Pop
Isa Python : Plaisir et liberté…

« Le porno, c’est rigolo », est-il écrit, quelque part, dans ce livre… Et c’est bien ce qu’il est tout au long de cet album endiablé, souriant, sans tabou. Le dessin d’Isa Python, tout en souplesse, n’est pas, parfois, sans rappeler celui de Topor ou de Lucques. Et, au travers de ce dessin, Isa Python nous dit que c‘est l’image qui éveille le désir. Mais sans mots, pas d’images, sans images, pas de gestes, sans gestes pas de plaisir, et sans plaisir pas d’amour. Et on peut ajouter, sans mentir, sans amusement, pas de réussite littéraire ! Et ce livre est totalement réussi !

Mal tournée © Porn’Pop
Isa Python : Le dessin, l’amusement…

La différence entre la pornographie au masculin et celle au féminin est difficiles, c’est vrai, à définir. Leur finalité est identique : le plaisir… Mais la manière d’y arriver, par contre, est très différente. Et ce livre-ci nous le montre parfaitement, en parlant d’imaginaire, d’érotisme mais sans alibi quelconque, un érotisme gratuit, totalement. En remettant au centre de tout désir les sens qui sont les nôtres : le regard, l’ouïe, le toucher… C’est par eux que le désir d’abord, l’excitation ensuite, le plaisir finalement naissent ! L’érotisme au féminin, c’est peut-être cela : la préséance du fantasme sur la seule finalité du vécu !

Mal tournée © Porn’Pop
Isa Python : Le fantasme

« Mal Tournée », c’est un chemin tout en folie, tout en poésie, tout en pluralité de fantasmes. C’est un livre superbe qui nous fait sourire, de bout en bout. Oui, on sourit, on réfléchit, et on se pose des questions sur les rôles de l’homme et de la femme face au désir…

Jacques Schraûwen

Mal Tournée (dessin : Isa Python – scénario : Clotilde Bruneau – couleurs : Scarlett Smulkowski – éditeur : Glénat porn’pop – 112 pages – date de parution : février 2020)

Mal tournée © Porn’Pop
La Maison aux Souvenirs

La Maison aux Souvenirs

Fantastique et souvenances plurielles

La collection « GrandAngle » de l’éditeur Bamboo s’est faite, au fil des ans, un lieu d’invention, d’originalité, de tradition mêlée de modernisme. Et la « Maison » de Nicolas Delestret y a parfaitement sa place !

La Maison aux Souvenirs © GrandAngle

Tout commence en douceur. Eléonore, médecin, accompagnée de son fils Théo, rejoint son frère David dans la maison de leur enfance. Une maison que ce dernier a rachetée, comme pour reprendre pied dans son passé, comme pour retrouver, après des années de balade, le socle essentiel de ses racines. Cette maison, pourtant, n’est pas uniquement celle des beaux souvenirs de l’enfance. C’est là, il y a bien longtemps, que le père d’Eléonore a un jour disparu, laissant son épouse et ses deux enfants dans le désarroi le plus complet.

C’est dans cette maison, surtout, que la jeune femme entend son frère lui dire que leur père est toujours vivant !

Le canevas de cette histoire est donc assez simple. On comprend tout de suite qu’il va s’agir pour le frère et sa sœur de chercher à guérir de leur passé. Et que cette nécessité va entraîner des conflits, des questions, des face-à-face dans lesquels leurs mémoires ne seront jamais identiques pour de même événements. Nous ne sommes pas loin de Rashomon, dans la trame que nous offre Nicolas Demestret : chacun ne témoigne de son passé que ce que son propre regard en a retenu, et aucun regard n’est identique à un autre regard !

On se trouve aussi dans un livre « fantastique », dans la mesure où le lecteur, peu à peu, va comprendre que Théo, l’adolescent, qui a régulièrement des « absences », possède en fait un pouvoir étonnant : il peut voir et entendre les souvenirs des gens qui l’entourent…

Au-delà, donc, d’une intrigue qui se rattache à des auteurs comme Ray, ou Prévot, il y a dans ce livre une vraie réflexion sur la souvenance. Que serions-nous, sans mémoire ? Appréhender les souvenirs des autres, est-ce oublier les siens ?

La Maison aux Souvenirs © GrandAngle
Nicolas Delestret : la mémoire
Nicolas Delestret : l’importance de se souvenir

Vous l’aurez compris, ce livre oscille sans cesse entre réalité et imagination, entre fantastique et quotidien, entre réflexion pure et enquête identitaire au sens presque policier du terme. Avec du suspense, des accidents, des blessures, de la colère, de l’amitié, de l’amour, des silences et de la fureur, des sourires et même la mort.

Théo est un super-héros, un adolescent dont la mère s’inquiète, le croyant anormal. Mais c’est d’abord un enfant, un ado, qui a un langage d’adolescent pour dire que sa mère est chiante, pour dire que vieillir, ça fout les jetons. Un adolescent qui tombe amoureux d’Aglaé, une fille de son âge, à laquelle il va révéler son pouvoir.

Et la force de Nicolas Delestret est de ne pas tout centrer sur Théo, mais de créer un vrai univers dans lequel plusieurs personnages participent pleinement à l’action, et à la réflexion.

Aux côtés de David, Eléonore et Théo, il y a Aglaé et son père, il a les voisines. Il y a aussi les absents, le grand-père de Théo, et Georges, le mari d’Eva, la voisine… Et, étrangement, ce sont ces absents qui rythment toute l’intrigue, par petites touches, par confrontation de souvenirs différents.

La Maison aux Souvenirs © GrandAngle
Nicolas Delestret : les absents

Ce livre, dès lors, pourrait être d’une vraie complexité. Mais tel n’est pas le cas, loin s’en faut ! Parce qu’un des talents de Nicolas Delestret, c’est d’être fluide, tant dans le texte que dans le découpage, un découpage superbe et d’une parfaite lisibilité, que dans le dessin, mêlant les influences évidentes du Manga et de la bd belgo-française.

Une fluidité dans le récit à laquelle participe également l’utilisation de la couleur. Les tons pastel estompent ce qui pourrait prendre trop de place et nuire à l’évolution des sentiments, de l’émotion. Les tons rouges, eux, soulignent certains moments-clés de la narration, ou caractérisent l’un ou l’autre personnage, comme Aglaé, vêtue de rouge, et symbolisant ainsi une nouvelle aventure pour Théo.

La Maison aux Souvenirs © GrandAngle
Nicolas Delestret : la fluidité de la narration
Nicolas Delestret : l’utilisation de la couleur

Ce livre pourrait également être pesant, de par sa thématique qui ne cherche à aucun moment à fuir le « sérieux ». Mais ce sérieux se trouve dans le lien créé avec le lecteur bien plus que dans le propos écrit et dessinée par l’auteur. Un auteur qui, en créant le personnage de Garance, la sœur fofolle d’Eva, la voisine, parvient à ajouter des lueurs de sourires, ici et là, pour désamorcer des situations qui, sinon, se seraient révélées dramatiques… Garance, c’est la vie qui, sans cesse, réussit à ne pas faire du souvenir le seul moteur du quotidien !

La Maison aux Souvenirs © GrandAngle
Nicolas Delestret : le personnage de Garance
La Maison aux Souvenirs © GrandAngle
Nicolas Delestret : une happy end ?

Livre d’émotion, de tendresse, portrait de l’aujourd’hui et du hier, au profond révélateur d’un lieu dans lequel des enfants ont grandi, livre-portrait d’une famille, d’un lieu, d’une fratrie, de l’absence, cet album est une réussite de bout en bout.

Je parle d’émotion, oui… Elle est présente, de la première à la dernière page, elle est « vivante », ai-je envie de dire. Et c’est une des raisons qui font que ce livre est un vrai livre ouvert à tous les âges, à tous les publics.

Le lire, c’est aussi se souvenir de l’enfant qu’on a été, ou rêver déjà à l’adulte qu’on sera…

Jacques Schraûwen

La Maison aux Souvenirs (auteur : Nicolas Delestret – éditeur : Bamboo/GrandAngle – 120 pages – date de parution : février 2020)

Mata Hari

Mata Hari

Courtisane, espionne et femme avant tout !

Il y a des personnages qui restent gravés dans l’Histoire, sans qu’on en connaisse vraiment la vie. Ils ne sont que des noms, le plus souvent. C’est le cas de Mata Hari qui, dans ce livre d’un réalisme presque magique, se révèle telle qu’elle fut…

Mata Hari © Daniel Maghen

Margaretha Geertruida Zelle est née aux Pays-Bas en août 1876. A dix-neuf ans, elle épouse un séduisant officier de marine, elle le suit jusqu’à Java, découvre un univers qui, à la fois, l’envoûte et la désespère, celui d’un empire colonial, celui d’un colonialisme qui ne cherche qu’à reproduire à l’infini les codes que l’on croit être ceux de la civilisation.

Sur cette île qui n’est pas vraiment le paradis qu’elle espérait, elle va voir mourir son deuxième enfant, elle va voir se détruire ce qui aurait pu être de l’amour, et découvrir, en devenant Mata Hari, les mystères d’une danse aux lascives errances. Elle va fuir, retourner en Europe, divorcer et partir à la conquête de Paris, ville dont les lumières ne peuvent que magnifier ses beautés. Modèle pour peintres, elle va vite comprendre que son corps est le meilleur des chemins pour être aimée, adorée, adulée, espérée, désirée…

Elle gravit ainsi les marches de la notoriété, avec un naturel désarmant pour ceux qu’elle séduit, et ils sont nombreux.

Pour la raconter, pour la décrire, cette femme fatale qui, de gloire en déchéance, va finir par être condamnée pour espionnage pendant la première guerre mondiale, et être fusillée, pour nous montrer vivre cette femme, les auteurs de ce livre ont choisi de laisser parler leur sensibilité, celle de Mata Hari, et de nous donner à voir une femme, un personnage de chair et d’émotion, un être humain à la poursuite, comme tout le monde, de l’amour, d’abord et avant tout.

Mata Hari © Daniel Maghen
Laurent Paturaud : le personnage de Mata Hari

Cela dit, au-delà de la seule biographie d’une icône historique, ce livre nous montre aussi, et surtout peut-être, toute une époque. Le dix-neuvième siècle est encore bien présent, l’hégémonie des hommes est omniprésente, et la part de liberté qui est laissée aux femmes commence seulement à l’élargir. Pour Mata Hari, cette liberté prendra vie grâce à la danse, grâce à sa beauté, grâce à ses talents de courtisane, c’est vrai. Mais, fondamentalement, elle reste une petite fille romantique qui a rêvé un jour, dans sa Hollande natale, au Prince Charmant. Une petite fille qui pratique le mensonge et se recrée un passé au gré des rencontres qu’elle fait… Une adulte, romantique, qui cherche à s’émanciper dans un monde où le rôle de la femme n’est pas loin de celui qui est dévolu aux indigènes dans les colonies !

Mata Hari © Daniel Maghen
Laurent Paturaud : Mata Hari, romantique et émancipée

Il me faut, absolument, mettre en évidence le scénario de ce livre. Pour sa construction narrative, d’abord, qui réussit de manière légère à nous balader dans trois époques différentes, à nous plonger aussi, en quelque sorte, dans les confidences imaginées mais plausibles de la belle Mata Hari. Pour les références littéraires et artistiques, également, qui émaillent de bout en bout ce livre d’un réalisme lumineux et somptueux. Pour le langage utilisé, aussi, celui de ce début de vingtième siècle, celui des frères Gourmont, de D’Annunzio… Un langage désuet, obsolète, mais merveilleusement imagé et chantant, tendrement poétique aussi… Un langage qui baigne tout ce récit dans une ambiance d’alcôves… De ces alcôves dans lesquelles se sont offertes des femmes comme Mara Hari, mais aussi Colette, ou Isadora Duncan.

Mata Hari © Daniel Maghen
Laurent Paturaud : un album littéraire

Cette ambiance, partie prenante de la qualité de cet album, naît également des décors que Laurent Paturaud prend un plaisir évident à dessiner, à peindre. C’est un livre historique, et c’est un monde à la fois extrêmement réaliste et en même temps très « cartes postales » retrouvées au fin d’un grenier que Paturaud nous donne à voir. Je peux avouer mon plaisir de lecteur à être resté de longs moments devant certaines planches qui, certes, doivent leur beauté à une documentation bien choisie, mais aussi à l’interprétation graphique et empreinte de nostalgie du dessinateur !

Mata Hari © Daniel Maghen
Laurent Paturaud : Les décors et la documentation

Laurent Paturaud est un dessinateur amoureux de la femme, de la féminité, cela se remarque de page en page, cela se ressent devant tous ces portraits, fugaces parfois, qui se suivent dans cet album. Il idéalise la femme, il en dessine longuement tous les reliefs de beauté, tout en restant toujours pudique. Il idéalise Mata Hari jusqu’à la faire vieillir sans que l’âge ne marque à même la chair les années passées…

Mata Hari © Daniel Maghen
Laurent Paturaud : idéaliser le temps qui passe…

Le dessin, pour d’aucuns, pourrait ne paraître que « léché », classique. Mais il n’en est rien. Bien sûr, pour Laurent Paturaud, il est hors de question de sacrifier aux modes souvent imbéciles qui mettent en avant des dessinateurs soucieux d’abord de se montrer. Mais son travail est celui d’un orfèvre graphiste qui cisèle chaque dessin pour qu’il participe totalement au récit imaginé par Esther Gil, la scénariste. Et il en va de même pour la couleur, et, surtout, pour la lumière… Ce n’est pas un travail de simple mise en couleur qui illumine ce livre, mais une passion pour les ombres, les pénombres, les soleils et les nuages. Cela prouve que l’intelligence artificielle aura toujours besoin de l’humain pour se dévoiler artistique…

Mata Hari © Daniel Maghen
Laurent Paturaud : la couleur et la lumière

L’éditeur Daniel Maghen, je l’ai déjà dit et je le dirai encore, nous offre régulièrement des livres peaufinés autant par les talents pluriels de leurs auteurs que par le travail d’impression et d’édition. Et ce Mata-Hari, soyez-en sûrs, participe pleinement de cette volonté, toute simple, de qualité !

Jacques Schraûwen

Mata Hari (dessin : Laurent Paturaud – scénario : Esther Gil – éditeur : Daniel Maghen – 78 pages – date de parution : septembre 2019)