Manara – sublimer le réel

Manara – sublimer le réel

Milo Manara s’est fait le chantre, depuis bien longtemps, d’un érotisme parfois léger, parfois extrêmement puissant, toujours traité avec une sorte de classicisme graphique élégant. Ce livre de quelque 500 pages ne pourra que plaire à tous ses admirateurs, et ils sont nombreux !

Manara © Glénat

Le sous-titre de ce livre qu’on peut qualifier de « livre d’art » me semble cependant quelque peu mensonger, exagéré tout du moins : « une rétrospective de cinquante ans de carrière »… Bien sûr, en fin de volume, on trouve la chronologie de toutes les œuvres de Manara, mais, du côté de l’iconographie, l’accent est essentiellement porté à son talent d’illustrateur bien plus qu’à toutes les aventures graphiques que Milo Manara a connues dans l’univers de la bande dessinée. Ne pouvoir regarder que quelques planches de bd, cela me paraît limiter le travail de Manara, son œuvre… Un peu comme si l’auteur, sans le dire, estimait que la bande dessinée n’est qu’un art mineur !

Manara © Glénat

Cela dit, ne boudons pas notre plaisir à nous balader dans des pages qui dévoilent, en transparences et en évocations voluptueuses, mille et une femmes aux beautés classiques évidentes. Chez Manara, en effet, l’hommage à l’art pictural italien des siècles anciens est omniprésent. Ne cherchez pas dans sa définition de l’érotisme des êtres croisés au quotidien de vos errances, de vos réalités au jour le jour, voire de vos désirs profonds. Pour Manara, seule la beauté, dans ce qu’elle peut avoir de codifié, est intéressant, mérite d’être montrée, dévoilée, offerte en partage de sensations toujours renouvelées. On n’est pas, avec lui, dans l’érotisme de Dix, de Rops ou même de Picasso. Et même quand sa plume et ses pinceaux s’aventurent dans les méandres de ce qu’on peut appeler la pornographie (l’érotisme des autres, comme le disait Breton…), c’est toujours avec une nécessité de rendre à la beauté éternelle, celle des sculpteurs grecs, celle des corps de Michel-Ange, celle du Caravage, ses lettres de gloire. Chantre de la femme, certes, Manara est surtout le metteur en scène de la beauté féminine (et masculine) telle qu’il l’envisage et la définit.

Manara © Glénat
Milo Manara: la beauté

Je le disais, et je le répète, ne boudons pas notre plaisir, tant il est vrai que c’est bien de plaisir, charnel, poétique, « hard » que se nourrit ce livre. Un livre qui, par ailleurs, rappelle quand même certaines autres constantes de Milo Manara : son amour du cinéma, d’abord… Avec une amitié pour Fellini, un des metteurs en scène essentiels de l’histoire du septième art. Et si l’auteur de cette « rétrospective » nous dit que le la bd HP et Giuseppe Bergman met en scène Hugo Pratt et Manara lui-même, je pense, quant à moi, que le nom de « Bergman » fait bien plus référence à Ingmar Bergman, génie du ciné suédois et universel, qu’à Manara lui-même… J’en veux pour preuve évidente la présence dans cette bd de plans et de personnages qui font plus que rappeler l’univers sombre et prophétique de l’auteur du « septième sceau » !

Le cinéma toujours, avec ses acteurs que Manara a toujours aimé dessiner…

Mais il y a d’autres constantes : l’Art, avec un a majuscule, les rapports amoureux dans lesquels la domination volontaire est un jeu qui ose l’amoralité, l’Histoire, avec un h minuscule… Le bonheur, aussi, et surtout sans doute, de s’inscrire dans la tradition des « pin-up », femmes de papier à l’érotisme impudique, propres à faire rêver !

Manara © Glénat

Ce qui me semble extrêmement intéressant dans ce livre, également, c’est qu’on peut se rendre compte des influences qui sont celles de Milo Manara. Guido Buzzeli, incontestablement, dont il faudra un jour reconnaitre l’immense talent en le redécouvrant ! Forest, les fumetti, aussi… Moébius également, de ci de là… Et même si Manara était un admirateur sans bornes de Hugo Pratt, il est remarquable de constater que le trait de l’auteur de Corto Maltese n’a pratiquement jamais influencé celui de l’auteur du Déclic…

Manara © Glénat

Ce livre imposant, à l’iconographie surtout féminine, est un ouvrage qu’on ne peut qu’aimer feuilleter, encore et encore… En oubliant, pourquoi pas, les imprécisions du texte ! Mais, après tout, un artiste comme Milo Manara n’a pas vraiment besoin de mots et d’analyses pour illuminer de son talent les regards de ses lecteurs/spectateurs !

Jacques Schraûwen

Manara – sublimer le réel (auteur : Claudio Curcio – éditeur : Glénat – plus de 500 pages – date de parution : décembre 2019)

Mort et Déterré : 1. Un cadavre en cavale

Mort et Déterré : 1. Un cadavre en cavale

Une histoire de zombie… Une histoire pleine d’humour et de tendresse… Une bd pour adolescents particulièrement réussie !

Mort et déterré © Dupuis

La vie de Yan, 13 ans, semble réglée comme du papier à musique : une famille unie, la naissance prévue d’une petite sœur, des amis, une fille à qui rêver. Mais voilà, le destin en décide autrement, puisque, à la veille de la rentrée scolaire, il intervient dans une discussion animée entre un dealer et son client, dans la rue. Et lui qui rêvait, avec son ami Nico de réaliser un film sur les zombies, il meurt d’un coup de couteau accidentel.

Il meurt ?

Pas vraiment… Quelques jours plus tard, en effet, il sort de sa tombe, zombie aux chairs abîmées, pleinement conscient, et désireux de reprendre pied dans l’existence.

Un tel scénario fait penser, immédiatement, à certains comics, à des films, aussi, plus destinés aux adultes qu’à un jeune public. Et pourtant, ce livre n’a rien de trash, de répugnant. Il s’inspire, certes, de ce qui plaît de nos jours aux jeunes, mais il le fait en permettant à tous les publics, de tous les âges, de s’amuser à la lecture de ce récit.

Mort et déterré © Dupuis
Jocelyn Boisvert : le scénario

Ce livre, en effet, fait un grand pied de nez à la grande faucheuse. Mais ce livre, surtout, en prenant comme ressort dramatique ce qu’on pourrait appeler de l’horreur « soft », ressemble aussi à une fable, puisque le monde qu’il nous montre est le nôtre, avec ses familles en difficulté, avec ses amours débutantes, avec ses rêves de paillettes, avec la drogue et la mort.

Un monde qui, graphiquement, se montre de manière très traditionnelle, très classique ai-je envie de dire. Le découpage est un gaufrier pratiquement traditionnel, il n’y a pas de recherche de plans faramineux, ni de couleurs prenant trop de place. C’est un dessin qui permet à Pascal Colpron de mettre en scène « à la belgo-française » une aventure humaine d’une parfaite lisibilité, c’est un dessin qui mélange fantastique et poésie, décors et expressionnisme des visages, c’est un dessin qui lorgne en même temps du côté de l’école de Charleroi que du monde des mangas.

Mort et déterré © Dupuis
Pascal Colpron : dessin et mise en scène
Jocelyn Boisvert et Pascal Colpron : le classicisme et la modernité

Les deux auteurs québécois, complices et amusés, peuvent être fiers d’être parvenu à parler d’une des horreurs les plus universelles, celle de la peur de la mort, dans que cela ne fasse naître de malaise chez le lecteur. Il y a, entre classicisme et modernisme, entre tradition européenne et thème à l’américaine, entre le dessinateur et son scénariste, une belle osmose qui fait de ce premier opus d’une série tous publics une totale réussite. Et ce en parlant de l’existence et de son inéluctable destruction !

Mort et déterré © Dupuis
Jocelyn Boisvert et Pascal Colpron : la mort et la vie

Ce qui participe à la réussite de ce « cadavre en cavale », aussi, et surtout peut-être, c’est l’humour qui parsème tout l’album, ce sont les petits détails qui font sourire et, de ce fait, désamorcent tout ce qui pourrait être un sentiment négatif. Polar fantastique, aventure humaine improbable et sombre, et pourtant sans cesse souriante, les aventures de Yan, de ses amis, de sa famille sont, comme je le disais, une fable. Une fable dont la morale est simple à trouver : la vie est belle, elle est la plus gratuite des richesses, et chacun mérite d’en rêver les péripéties pour se sentir totalement vivant !

Mort et déterré © Dupuis
Jocelyn Boisvert et Pascal Colpron : humour et « morale »…

J’ai été véritablement séduit par cet album, d’abord lu dans le magazine Spirou et redécouvert, plus ambitieux et plus réussi encore, dans la continuité d’un livre imprimé. Je trouve même que, dans les pages du magazine Spirou, cela faisait bien longtemps qu’il n’y avait plus eu un récit aussi novateur tout en étant respectueux du style Belgo-français !

Et j’attends avec impatience de voir, dans les albums suivants, comment Yan va pouvoir continuer à vivre sa mort !

Jacques Schraûwen

Mort et Déterré : 1. Un cadavre en cavale (dessin : Pascal Colpron – scénario : Jocelyn Boisvert – couleurs : Usagi – éditeur : Dupuis – 48 pages – août 2019)

Monsieur Jules

Monsieur Jules

Un personnage à la « Simenon », un monde qui s’enfuit…

Monsieur Jules est proxénète. A l’ancienne… Il fait « travailler » deux femmes, plus toutes jeunes, pas vraiment belles. Mais le vingt-et-unième siècle n’est plus celui de l’artisanat, même pour les métiers du sexe !

Monsieur Jules © Grandangle

Monsieur Jules vit dans un quartier de Paris tranquille. Monsieur Jules exerce une profession presque aussi vieille que le plus vieux métier du monde. Monsieur Jules est maquereau et partage sa vie et son appartement avec deux péripatéticiennes âgées, la ronde Solange et la râleuse Brigitte. Deux travailleuses du sexe qui ont leur franc-parler, qui ont aussi et surtout leurs clients fidèles avec lesquels se nouent des liens qui ne sont pas uniquement ceux du plaisir, qui sont aussi, parfois, ceux du désir.

Monsieur Jules a un passé qui le hante, celui d’un amour perdu, celui d’une mort inacceptable.

Monsieur Jules n’a sans doute jamais eu d’autre métier que celui qui le fait vivre, sans plus. Un métier qu’il pratique tranquillement, comme un bon vieux bourgeois, sans sentiment, au jour le jour.

Et voilà qu’un soir il recueille une jeune prostituée noire blessée. Pour lui, le monde qu’il connaît va dès lors se diriger inexorablement vers la disparition…

Aurélien Ducoudray fait partie de ces scénaristes qui font de ce qu’on appelle leur culture générale un outil littéraire efficace. Ainsi, dans ce livre, les références sont nombreuses… A un cinéma des années 50 qui nous montrait des personnages hauts en couleur, comme Gabin, Ventura, Pousse, des personnages de polars à l’ancienne, avec des codes d’honneur jusque dans les méandres de la grande délinquance. Des références littéraires, aussi : Simenon, Malet, Manchette, un peu…

Mais au-delà de ces références, Aurélien Ducoudray crée un vrai livre de personnages, entiers, solides, ayant tous un vocabulaire sans détours, un vocabulaire politiquement correct, mais qui participe pleinement à la chair de ses anti-héros.

Monsieur Jules © Grandangle
Aurélien Ducoudray : le choix des références, le choix du vocabulaire
Aurélien Ducoudray : un livre de « personnages »

C’est un polar… Un roman noir, plutôt, à la manière de Leo Malet dans sa peu connue trilogie noire. C’est un récit dont on devine, très vite que, à l’instar de toutes les tragédies quotidiennes, ne peut que se terminer dans le désespoir, dans l’inexorable rupture entre deux univers qui, pour identiques dans leur finalité qu’ils soient, n’ont aucune ressemblance quant aux moyens utilisés. En recueillant cette putain blessée, Monsieur Jules se trouve en confrontation frontale avec une réalité qu’il ne voulait pas voir, la prostitution et le proxénétisme enrobés dans la légale apparence d’un libéralisme sans pitié.

Mais n’allez pas croire que cet album ne raconte qu’une histoire de gangsters ! Les auteurs, tout au contraire, nous offrent un livre qui peut se lire à plusieurs niveaux. Un livre dans lequel la mémoire occupe une place essentielle… Les souvenirs de Monsieur Jules rythment ses présents, les souvenances de Solange et Brigitte les poussent à s’investir dans un compagnonnage aux dangers évidents.

Et puis, il y a aussi un symbolisme étrange et omniprésent, une sorte de trame de fond qui sert de lien entre le passé et le présent, entre la mort d’hier et celle de demain, annoncée et attendue. Cette trame, ce lieu rythmique de la narration, c’est la chevelure. Celle de la morte qui fut l’amour de Monsieur Jules, mais aussi celle d’une perruque blonde, celle d’une citation donnée par un mendiant, celle d’un salon de coiffure qui se révèle être le point de convergence de bien des destins.

Monsieur Jules © Grandangle
Aurélien Ducoudray : un livre sur la mémoire
Aurélien Ducoudray : une trame invisible

Le dessinateur, Arno Monin, auteur du superbe diptyque « L’Adoption », a lui aussi des références cinématographiques. On sent le plaisir qu’il a, comme Alexandre Traumer avec Marcel carné, à créer, outre les personnages hauts en couleurs, des décors qui donnent vie au récit en lui permettant de s’intégrer presque intimement dans l’existence des différents protagonistes.

Dessinateur soucieux, avec ses couleurs, de ne jamais détruire une perspective, de ne jamais estomper une profondeur de champ, Arno Monin pratique l’art du découpage avec une intensité remarquable, avec un sens aigu du regard des lecteurs sur ses pages, avec une présence d’ombres et de lumières qui mettent en évidence Monsieur Jules et celles et ceux qui l’entourent.

Monsieur Jules © Grandangle
Aurélien Ducoudray : le dessin d’Arno Monin

Ce n’est pas un livre politiquement correct. Ce n’est pas non plus, loin s’en faut, un livre « voyeur ». C’est un trajet de vie, de fin de vie, tout simplement… La prostitution en est, certes, l’élément moteur, mais les auteurs se font observateurs bien plus que juges. Aucun jugement, non, mais une histoire racontée comme un travers l’objectif d’une caméra graphique presque uniquement observatrice…

Et c’est étonnant comme cette distance entre ce qui est raconté et la manière dont c’est raconté apporte une qualité immense à cet album !

Un livre excellent, à lire, à regarder, à placer en bonne place dans votre bibliothèque…

Jacques Schraûwen

Monsieur Jules (dessin : Arno Monin – scénario : Aurélien Ducoudray – éditeur : Grandangle – date de parution : septembre 2019 – 86 pages)