Merdre – Jarry, le père d’Ubu

Merdre – Jarry, le père d’Ubu

Une biographie dessinée d’un écrivain hors du commun… Un dessinateur qui s’est immergé avec passion dans la vie de cet écrivain, et qui est interviewé dans cette chronique !

 

Inventé par Alfred Jarry, le personnage d’Ubu est entré dans le langage courant. Une consécration étonnante pour un écrivain mort à 34 ans et dont le moins que l’on puisse dire est qu’il n’appartenait pas vraiment à l’intelligentsia littéraire de son époque !

C’est au départ d’une farce estudiantine qu’est né ce fameux anti-héros de théâtre, le roi Ubu… Un monstre de fatuité et d’absurde avant la lettre, de surréalisme presque, une espèce de miroir littéraire inversé de la littérature de Lautréamont…

Objet de répulsion et en même temps sujet de reconnaissance par nombre de ses pairs, cette pièce de théâtre a, certes, marqué son époque, mais, surtout, influencé son auteur de manière totale et indélébile.

S’attaquer à sa biographie, vouloir, par le biais de la bande dessinée, nous faire découvrir un auteur qui, s’il ne fut pas maudit, n’en demeure pas moins dans les ombres de la littérature de son époque, ce n’était pas évident, cela ressemblait même à un pari osé.

Un pari réussi, parce que les auteurs, Rodolphe et Casanave, ont choisi de ne pas s’attarder sur l’existence de Jarry, mais plutôt sur cette existence au travers des regards et des mots de ses contemporains. Ainsi, c’est à un portrait décalé que nous assistons dans ce livre, une approche originale aussi et surtout peut-être de la littérature de la fin du dix-neuvième siècle, avec des auteurs comme Rémy de Gourmont, ou Paul Léautaud, avec un éditeur comme Vallette, l’homme du  » Mercure de France « , avec le Douanier Rousseau, avec le  » piéton de Paris « , Léon-Paul Fargue, avec Paul Fort, le  » prince des poètes « …

Oui, même si le fil rouge de ce livre est, incontestablement, la biographie de Jarry, la narration, elle, privilégie sans arrêt le monde dans lequel vivait Jarry.

Daniel Casanave: une biographie dessinée

 

Venu à la bande dessinée assez tard, après un passage dans l’univers du théâtre, Daniel Casanave n‘a rien perdu de cette passion des planches qui fut sienne, c’est une évidence, dans ce livre-ci plus encore, peut-être, que dans ses précédents. C’est comme metteur en scène qu’il construit son album, mais comme un metteur en scène qui, sans cesse, vient prendre la place de ses acteurs pour leur montrer les gestes à faire, les mouvements à oser démesurer, les silences nécessaires à la fulgurance des mots. Et la  fidélité à l’œuvre de Jarry en devient tangible. Les mots sont ceux qu’il aurait pu dire, ou qu’il a prononcés de son vivant.

Rodolphe, scénariste éclectique et abondant, réussit ici à étonner, par la maîtrise qu’il a, littérairement, d’un genre qui n’est pourtant pas son horizon habituel.

Et la réussite de ce  livre naît certainement du travail conjoint, et amusé sans cesse, d’un scénariste et d’un dessinateur réellement habités par leur sujet !

Daniel Casanave: le dessin et le scénario

 

 

J’ai beaucoup aimé, dans ce livre, les ruptures de ton, dans le dessin comme dans le fil du récit, j’ai beaucoup aimé les seconds rôles, tous ces écrivains aujourd’hui oubliés mais qui, pourtant, firent que la littérature ampoulée des salons bien-pensants du dix-neuvième siècle s’ouvre à des dérives annonciatrices des plus grands textes du vingtième siècle.

Et je pense que le dessin de Casanave, sans aucune fioriture, avec des décors le plus souvent simplifiés, avec des cases qui ne s’encombrent que rarement de réalisme, avec un besoin qu’il a de s’approcher au plus près des expressions, et ce au détriment des détails, je pense que ce dessin correspond parfaitement au sujet traité. Cette espèce de non-réalisme presque onirique parfois, avec un plaisir à ne pas tenir compte des perspectives graphiques, fait de Casanave un véritable  » réalisateur « , au niveau cinématographique presque, de la vie de Jarry !

Daniel Casanave: évoquer plutôt que d’écrire

 

Merdre – Jarry, le père d’Ubu (dessin : Daniel Casanave – scénario : Rodolphe – éditeur : Casterman)

Mes P’Tits Héros

Mes P’Tits Héros

François Walthéry, que vous pouvez écouter dans cette chronique, n’est pas que l’auteur de Natacha, loin s’en faut! Et ce Wallon à l’humour direct le prouve dans cet album aux accents belges omniprésents!…

 

 

Cela fait plus d’un demi-siècle que François Walthéry dessine, pour son plaisir comme pour celui de ses admirateurs. Et ils sont nombreux ! On peut dire, sans se tromper, que cet homme fait partie du patrimoine matériel du neuvième art, et son personnage emblématique, l’hôtesse de l’air Natacha, restera une des toutes premières héroïnes féminines et sexy destinée à un public de jeunes lecteurs ! Des jeunes lecteurs qui, aujourd’hui bien plus vieux, n’oublieront jamais les premières apparitions de cette jeune femme dynamique, lancée dans des aventures qui mettaient en évidence toutes ses qualités… et quelques-uns de ses charmes !

Mais Walthéry, ce n’est pas que Natacha, loin de là. Il serait d’ailleurs fastidieux de vous faire ici un compte-rendu de toutes ses contributions à l’univers de la bande dessinée.

Moins connus, cependant, sont les séries qui, dans cet album-ci, se trouvent mises à l’honneur, mises en pleine lumière. Et gloire soit rendue à l’éditeur  » Noir Dessin  » de permettre aux amateurs de bd de (re)découvrir des facettes parfois étonnantes d’un artiste tout aussi étonnant.  » Tchantchès, gamin des rues « ,  » Les ceux de chez nous « , voilà deux séries presque sociologiques, puisqu’elles nous font entrer de plain-pied dans une époque disparue, ses traditions, ses habitudes journalières chez les  » petites gens « , de l’abattage du cochon jusqu’au grand marché de la Batte !

Mais il y a aussi, chez ces p’tits héros, des personnages assez proches, parfois, de Franquin, et toujours prêts à faire les 400 coups !

 

François Walthéry: le contenu de cet album

 

 

S’il fallait trouver un point commun à toutes les histoires qui ont fleuri au bout des doigts de Walthéry, ce serait sans aucun doute l’humour. Un humour bon enfant, un humour fait d’abord et avant tout d’observation de l’être humain dans ses gestes les plus quotidiens,  un humour également accroché, solidement, à un terroir. Même chez Natacha, de par les paysages dessinés, de par le bon sens qu’elle a et que son ami steward bat en brèche sans arrêt, il y a ce sourire constant, à la belge, comme si Walthéry avait sans cesse besoin de nous dire qu’il nous raconte des histoires, des bêtises, et que le temps passé à les lire se doit d’être un moment de plaisir simple !

Walthéry est un dessinateur belge, et cela se remarque au fil des pages, c’est indéniable. Mais il est surtout wallon, voire même Liégeois ! Ardent comme la cité qui est  sienne, n’est-il pas le prince d’un neuvième art dont le premier souci est de distraire tout un chacun ?

François Walthéry: un auteur wallon

 

 

Et donc, cela fait 55 ans que Walthéry, que l’on qualifie souvent de  » paresseux  » dessine, et, ma foi, comme tout paresseux, il peut se targuer d’une production importante !

55 ans… A côtoyer les plus grands, à travailler avec eux. Tillieux, Peyo… Delporte… Et ce livre-ci nous permet de comprendre ce qui anime, profondément, François Wathéry : l’amour des gens, des gens simples surtout, et une certaine nostalgie qui le pousse à nous dévoiler une part de son passé, une part du passé de sa région, une part de notre propre passé. Et ses P’tits héros ne manquent pas de nous remettre en mémoire des habitudes et des conventions que le politiquement correct d’aujourd’hui tend de plus en plus à  gommer de notre Histoire !

François Walthéry: une longue carrière

C’est de la nostalgie, certes.

Mais une nostalgie qui n’est jamais donneuse de leçons, qui n’est qu’un témoignage de vie, en quelque sorte.

Et c’est bien ce que nous prouve cet album que je vous invite à réclamer séance tenante à votre libraire préféré !

 

Jacques Schraûwen

Mes P’Tits Héros (auteur : François Walthéry – éditeur : Noir Dessin Production)

Maxime & Constance 3 : Eté 1794

Maxime & Constance 3 : Eté 1794

Chronique de Jacques Schraûwen, publiée sur le site RTBF

 

Avec cet album se termine  » La Guerre des Sambre « . Une œuvre majeure de l’histoire de la bande dessinée! Et, dans cette chronique, écoutez l’interview des auteurs, Yslaire et Boidin…

 

Au départ, il y a la série intitulée tout simplement  » Sambre « . Une série qui a obligé, assez vite, son auteur, Yslaire, à plonger dans d’autres époques, dans d’autres histoires capables d’expliquer, ou au moins d’éclairer, les aventures tragiques et romantiques de ses personnages premiers. C’est ainsi qu’est née  » La Guerre des Sambre « , en trois époques, en trois triptyques. Dont le dernier, aujourd’hui, prend fin, et avec brio, avec cet  » Eté 1794 « .

Pour résumer cet épisode, je me contenterai de vous dire qu’on retrouve Maxime et son épouse Louise, déchus de leur  » noblesse « , dans un Paris vibrant aux accents de la Révolution. Un Paris où le pouvoir est celui de la rue, d’abord et avant tout, même si cette rue suit quelques tribuns comme Robespierre. La guillotine, la trahison, l’amour des femmes, le feu de la haine quotidienne, l’obligation pour tout un chacun de se réinventer dans une société où tout est sans cesse à recréer, voilà quelques-unes des trames qui construisent cet album.

Mais il y en a plein d’autres : Yslaire parvient à ne perdre aucun de ses lecteurs dans l’accomplissement des destins de ses personnages, et il le fait à la manière des tragédiens classiques. La foule, le peuple, omniprésents dans ce livre, sont là comme un chœur antique, qui regarde, qui réagit, qui intervient parfois et modifie ainsi l’action telle qu’elle aurait pu ou dû exister.  » Sambre « , c’est une tragédie, oui, dans laquelle les femmes occupent un rôle primordial très souvent… Un fils trahit son père, un mari renie sa femme, une religieuse devient folle de liberté… Et planent toujours, sur ces êtres tous à la dérive, le rouge de regards qui, signes d’une maladie, sont aussi les images-mêmes d’une damnation sans recours !

La superbe trouvaille, très symbolique aussi, qu’a eue Yslaire pour nous emporter à sa suite dans ce qui est, profondément, son  » grand œuvre « , c’est de choisir comme ligne narrative les écrits que Louise envoie à sa mère, et de nous montrer en même temps que le langage de la rue, lui, ne correspond plus du tout à celui, châtié, poétique presque, d’une noblesse condamnée à disparaître ou à se renier.

Yslaire: Sambre, un « grand œuvre »…

 

Ce qui est remarquable, dans cet album, c’est le foisonnement des personnages, un foisonnement qui n’empêche nullement que chacun de ces personnages ait une vraie consistance, une vraie présence. La figure de Robespierre, par exemple, occupe une place importante. Le regard qu’Yslaire porte sur lui n’est pas celui auquel on est habitué, d’ailleurs, tout comme le faisait Fred Vargas dans un de ses romans policiers. En fait, il y a chez les auteurs, le scénariste comme le dessinateur, la volonté de s’intéresser essentiellement à l’humanité de tous ceux qu’ils mettent en scène, quels qu’en soient les défauts et les veuleries. Et cela passe par leurs mots, par leurs gestes, par leurs regards, aussi, surtout même.

Cela passe également par un trait graphique qui refuse la pudibonderie, sans pour autant déraper dans un voyeurisme inutile. Le dessin, pour raconter Maxime, Louise, Constance, Josepha et tous les autres, pour les expliquer, pour leur donner vie, ne pouvait qu’être charnel… C’était déjà ce que faisait Yslaire au tout début de la série, c’est aussi, avec talent, ce que fait Boidin.

Yslaire: Robespierre

 

Parlons-en, d’ailleurs, du dessin de Marc-Antoine Boidin. C’est en metteur en scène qu’il travaille, incontestablement, et son dessin, même si ce n’est pas de la copie de celui d’Yslaire, s’en inspire de manière évidente. Tout en s’en déviant, par les angles de vue, d’une part, par le découpage aussi, plus sage, plus traditionnel.

Sa façon de travailler la couleur est également assez différente de celle d’Yslaire. Boidin a une palette moins variée, sans doute, mais il pallie ce manque de variété par un sens aigu de la lumière, par la façon qu’il a d’éclairer chaque page, créant ainsi plus que des ambiances, de véritables fils conducteurs entre les différentes actions qu’il nous dessine, qu’il nous raconte.

Marc-Antoine Boidin: le dessin
Marc-Antoine Boidin: la lumière et les couleurs

 

 

Le gros problème avec cette saga des Sambre (au total, pour le moment, 16 albums !), c’est que le lecteur, parfois, peut se perdre dans les différentes histoires, dans les différentes tranches d’Histoire également.

Ici, avec cet ultime tome de la Guerre des Sambre, il n’en est rien. La mémoire revient vite, très vite, dès les premières pages, sans qu’on se sente obligé, lecteur, à aller relire le ou les volumes précédents.

 » Eté 1794 « , c’est un livre sur les infidélités, charnelles, religieuses, de conviction aussi. C’est un livre sur le langage. C’est un livre sur la mémoire, sur la folie, sur le regard, sur la grande Histoire, sur la naissance et la mort toujours intimement mêlées.

C’est un livre extrêmement réussi qui appartient totalement et sans faiblesse à cette œuvre somptueuse dont Yslaire est le maître d’œuvre : les Sambre, et leurs yeux couleur de sang !

 

Jacques Schraûwen

Maxime & Constance 3 : Eté 1794 (scénario : Bernard Yslaire – dessin et couleurs : Marc-Antoine Boidin – éditeur : Glénat)