Maxime & Constance 3 : Eté 1794

Maxime & Constance 3 : Eté 1794

Chronique de Jacques Schraûwen, publiée sur le site RTBF

 

Avec cet album se termine  » La Guerre des Sambre « . Une œuvre majeure de l’histoire de la bande dessinée! Et, dans cette chronique, écoutez l’interview des auteurs, Yslaire et Boidin…

 

Au départ, il y a la série intitulée tout simplement  » Sambre « . Une série qui a obligé, assez vite, son auteur, Yslaire, à plonger dans d’autres époques, dans d’autres histoires capables d’expliquer, ou au moins d’éclairer, les aventures tragiques et romantiques de ses personnages premiers. C’est ainsi qu’est née  » La Guerre des Sambre « , en trois époques, en trois triptyques. Dont le dernier, aujourd’hui, prend fin, et avec brio, avec cet  » Eté 1794 « .

Pour résumer cet épisode, je me contenterai de vous dire qu’on retrouve Maxime et son épouse Louise, déchus de leur  » noblesse « , dans un Paris vibrant aux accents de la Révolution. Un Paris où le pouvoir est celui de la rue, d’abord et avant tout, même si cette rue suit quelques tribuns comme Robespierre. La guillotine, la trahison, l’amour des femmes, le feu de la haine quotidienne, l’obligation pour tout un chacun de se réinventer dans une société où tout est sans cesse à recréer, voilà quelques-unes des trames qui construisent cet album.

Mais il y en a plein d’autres : Yslaire parvient à ne perdre aucun de ses lecteurs dans l’accomplissement des destins de ses personnages, et il le fait à la manière des tragédiens classiques. La foule, le peuple, omniprésents dans ce livre, sont là comme un chœur antique, qui regarde, qui réagit, qui intervient parfois et modifie ainsi l’action telle qu’elle aurait pu ou dû exister.  » Sambre « , c’est une tragédie, oui, dans laquelle les femmes occupent un rôle primordial très souvent… Un fils trahit son père, un mari renie sa femme, une religieuse devient folle de liberté… Et planent toujours, sur ces êtres tous à la dérive, le rouge de regards qui, signes d’une maladie, sont aussi les images-mêmes d’une damnation sans recours !

La superbe trouvaille, très symbolique aussi, qu’a eue Yslaire pour nous emporter à sa suite dans ce qui est, profondément, son  » grand œuvre « , c’est de choisir comme ligne narrative les écrits que Louise envoie à sa mère, et de nous montrer en même temps que le langage de la rue, lui, ne correspond plus du tout à celui, châtié, poétique presque, d’une noblesse condamnée à disparaître ou à se renier.

Yslaire: Sambre, un « grand œuvre »…

 

Ce qui est remarquable, dans cet album, c’est le foisonnement des personnages, un foisonnement qui n’empêche nullement que chacun de ces personnages ait une vraie consistance, une vraie présence. La figure de Robespierre, par exemple, occupe une place importante. Le regard qu’Yslaire porte sur lui n’est pas celui auquel on est habitué, d’ailleurs, tout comme le faisait Fred Vargas dans un de ses romans policiers. En fait, il y a chez les auteurs, le scénariste comme le dessinateur, la volonté de s’intéresser essentiellement à l’humanité de tous ceux qu’ils mettent en scène, quels qu’en soient les défauts et les veuleries. Et cela passe par leurs mots, par leurs gestes, par leurs regards, aussi, surtout même.

Cela passe également par un trait graphique qui refuse la pudibonderie, sans pour autant déraper dans un voyeurisme inutile. Le dessin, pour raconter Maxime, Louise, Constance, Josepha et tous les autres, pour les expliquer, pour leur donner vie, ne pouvait qu’être charnel… C’était déjà ce que faisait Yslaire au tout début de la série, c’est aussi, avec talent, ce que fait Boidin.

Yslaire: Robespierre

 

Parlons-en, d’ailleurs, du dessin de Marc-Antoine Boidin. C’est en metteur en scène qu’il travaille, incontestablement, et son dessin, même si ce n’est pas de la copie de celui d’Yslaire, s’en inspire de manière évidente. Tout en s’en déviant, par les angles de vue, d’une part, par le découpage aussi, plus sage, plus traditionnel.

Sa façon de travailler la couleur est également assez différente de celle d’Yslaire. Boidin a une palette moins variée, sans doute, mais il pallie ce manque de variété par un sens aigu de la lumière, par la façon qu’il a d’éclairer chaque page, créant ainsi plus que des ambiances, de véritables fils conducteurs entre les différentes actions qu’il nous dessine, qu’il nous raconte.

Marc-Antoine Boidin: le dessin
Marc-Antoine Boidin: la lumière et les couleurs

 

 

Le gros problème avec cette saga des Sambre (au total, pour le moment, 16 albums !), c’est que le lecteur, parfois, peut se perdre dans les différentes histoires, dans les différentes tranches d’Histoire également.

Ici, avec cet ultime tome de la Guerre des Sambre, il n’en est rien. La mémoire revient vite, très vite, dès les premières pages, sans qu’on se sente obligé, lecteur, à aller relire le ou les volumes précédents.

 » Eté 1794 « , c’est un livre sur les infidélités, charnelles, religieuses, de conviction aussi. C’est un livre sur le langage. C’est un livre sur la mémoire, sur la folie, sur le regard, sur la grande Histoire, sur la naissance et la mort toujours intimement mêlées.

C’est un livre extrêmement réussi qui appartient totalement et sans faiblesse à cette œuvre somptueuse dont Yslaire est le maître d’œuvre : les Sambre, et leurs yeux couleur de sang !

 

Jacques Schraûwen

Maxime & Constance 3 : Eté 1794 (scénario : Bernard Yslaire – dessin et couleurs : Marc-Antoine Boidin – éditeur : Glénat)

Marrons-nous

Comme chaque année, Nicolas Vadot partage avec nous un choix de ses dessins de presse… Toute une année de réflexions dessinées ! Et une chronique, ici, où vous allez pouvoir l’écouter tout en découvrant son album…

 

 

Y a-t-il vraiment de quoi s’amuser en laissant traîner ses regards et ses réflexions sur les douze derniers mois ?…

On peut en douter, tant il est  vrai que le monde qui nous entoure, auquel on se rattache, politiquement, socialement, culturellement qu’on le veuille ou non, manque de sources de plaisir ou de simple bonne humeur!

Cela dit, l’humour étant la politesse du désespoir (une citation attribuée à bien des auteurs différents, de Breton à Sternberg, en passant par Dac…), un livre comme celui-ci ne manque bien évidemment pas d’intérêt. Il nous pousse à sourire, certes, mais aussi à réfléchir. Au travers des nombreux dessins qui le construisent, tel un récit linéaire, Vadot vulgarise, à sa manière, l’actualité que nous avons toutes et tous vécue. Non pas parce qu’il considère que nous sommes incapables de la  » saisir  » sans aide, mais, plus simplement, parce qu’il a, lui, de par son métier, une immersion totale dans les événements qui sont l’horizon de notre monde au jour le jour.

Et c’est là que Vadot, même si ses dessins sont beaucoup plus  » travaillés « , de par la couleur entre autres, que ceux de ses confrères, se révèle totalement dessinateur de presse. Bien entendu, il a des avis sur ce qu’il décide de montrer, voire d’analyser en quelques traits, en quelques mots. Mais il n’impose rien, tant il est vrai que le regard peut, certes, s’attarder sur un dessin, mais il peut aussi l’éviter en une fraction de seconde…

On parle souvent de nos jours de populisme, en oubliant que ce mot, à sa naissance, était celui d’un combat « populaire » pour une vraie liberté d’expression politique, donc de vote… Et face à un recueil de dessins politiques, de dessins, en tout cas, s’enfouissant au plus profond des réalités tristement sombres du monde de la politique, on pourrait se trouver face à un manichéisme démagogique. Un livre du style  » tous pourris « …

Il n’en est rien, et même si Nicolas Vadot nous dresse le portrait d’une société en décadence, d’une civilisation, peut-être, en déliquescence, il le fait avec humour, évidemment, puisque telle se doit d’être la marque de fabrique de tout dessinateur de presse, mais avec aussi un regard qui n’est jamais désespéré…

Nicolas Vadot: décadence…
Nicolas Vadot: tous pourris?…

 

 

La société qui est la nôtre, comme le dit Vadot lui-même d’ailleurs, est une société où il est plus important d’être reconnu que d‘être connu!…

A ce titre, on peut s’étonner que le monde des réseaux sociaux, ce monde qui bouffe de plus en plus, de jour en jour, le monde de la réalité, que cet univers de virtualités exhibitionnistes prenne une aussi petite place dans le livre de Vadot. Mais Nicolas Vadot l’aborde, malgré tout, avec ce regard qui est et reste le sien, un regard à la fois amusé et pessimiste… Lucide, donc…

Nicolas Vadot: les réseaux sociaux

Parmi tous les dessins de cet album, il en est un qui a, plus que les autres, retenu mon attention : celui que Nicolas Vadot consacre à la mort de Simone Veil. En un seul dessin, c’est toute l’existence et toute la conviction souveraine de cette grande dame du vingtième siècle qu’il nous remet en mémoire, des camps nazis à la construction de l’Europe…

Rien que pour ce dessin (mais pour tous les autres aussi…), ce livre mérite, assurément, d’être lu… relu…. Pour ne pas perdre la mémoire de ce qui fut et de ce qui pourra peut-être demain être évité !

 

Jacques Schraûwen

Marrons-nous (auteur : Nicolas Vadot –  éditeur : nicolasvadot.com)

Murena : chapitre dixième – Le Banquet

Murena : chapitre dixième – Le Banquet

Un nouveau dessinateur, que vous allez pouvoir écouter dans cette chronique, pour une série mythique de la bande dessinée! La renaissance d’un héros fragile et terriblement humain, dans une époque qui manquait d’humanité… Un album à ne pas rater, croyez-moi!

 

Philippe Delaby, le créateur de cette série qui nous conduit jusqu’au temps de Néron, est un artiste qui a, en quelques années à peine, révolutionné la façon dont on peut, en dessinant, raconter la grande Histoire. Avec  Murena, il a coupé les ponts, en quelque sorte, avec la manière respectueuse, quelque peu rigide aussi, manichéenne souvent, de ses prédécesseurs. On était loin, et tout de suite, avec lui de Jacques Martin et de ses suiveurs. Et le style qu’il a plus que contribué à créer a fait bien des émules parmi ses collègues.

C’est dire que, pour le remplacer après sa mort, le scénariste Jean Dufaux aurait pu faire le  choix d’un artiste capable de se fondre dans l’univers de Delaby, et de continuer la série exactement dans la même veine graphique.

Mais telle n’a pas été sa volonté, fort heureusement ! Et le  dessinateur qu’il a choisi pour continuer l’œuvre admirable entamée avec Delaby ne se contente pas du tout de reproduire le style de son prédécesseur.

Le pari était osé. Et il se révèle réussi !

Theo respecte, certes, l’ambiance graphique de Delaby. Mais la mise-en-scène qu’il pratique, graphiquement, est fort différente… Il y a bien évidemment une continuité immédiatement visible dans les visages, même si celui de Murena se découvre quelque peu différent. Moins sûr de lui, peut-être… Et c’est surtout dans les décors, dans les plans d’ensemble que Theo fait preuve de personnalité.

Il prend la suite de Delaby, il ne le remplace pas…. Et dans cet épisode, le symbolisme est omniprésent. Murena n’est plus que l’ombre de lui-même… Ses retrouvailles amicales avec Néron ne peuvent que déboucher sur sa déchéance, une déchéance physique, d’abord, une déchéance morale, ensuite, une déchéance de la mémoire, aussi…

Cet album qui, pourtant, s’inscrit dans la suite des épisodes précédents, ressemble  terriblement à une nouvelle série naissante ! C’est bien de renaissance, qu’il s’agit, mais d’une renaissance dans laquelle Jean Dufaux voit le disparu, Delaby, laisser lentement la place à une autre complicité…

 

Avec Dufaux, il a toujours été hors de question de créer des personnages monolithiques.

C’est vrai pour Murena qui, dans ce  » Banquet « , reste séduisant, très charnel, très charismatique, mais qui, en même temps, montre en pleine lumière ses failles… Un peu comme si le corps continuait à éblouir, alors que l’esprit, lui, est en quête de lui-même.

Theo, par son dessin, accompagne à  la perfection cette volonté du scénariste de montrer des êtres vivants, avec leurs contradictions, avec leurs passés multiples, avec  leurs déchirures, donc leurs qualités et leurs défauts.

C’est flagrant, par exemple, dans l’approche que les auteurs ont du personnage de Néron. Il reste, dictateur impitoyable et cruel, l’enfant trahi qu’il a été… Et le dessin de Theo, à ce titre, est d’une superbe expressivité. On pourrait presque dire qu’il dessine les expressions au-delà de l’apparence. Dans le rendu des regards de Néron s’expriment, de manière immobile, les gestes qu’il va oser et imposer…

C’est que, pour parler de la grande Histoire, pour que le récit touche les lecteurs d’aujourd’hui, il faut dépasser la seule anecdote. Et dans ce livre où on parle de drogue, de mysticisme, donc de religions, de complots, de lâchetés et de trahisons, de vanité conduisant au pouvoir, de pouvoir menant à la lassitude, nombreuses sont les références au monde qui est le nôtre, celui d’un vingt-et-unième siècle dans lequel les dictatures de la folie se multiplient.

Pour rendre ces références présentes sans qu’elles soient pesantes, Theo a choisi, avec un indéniable talent, de privilégier, dans chaque page, l’émotion. C’est elle qui jaillit des mots de Dufaux pour prendre vie au long d’un graphisme lumineux et proche, tout le temps, de l’humain et de ses réalités physiques et morales.

Theo: les personnages

Theo: l’émotion

 

 

Parler de ce Murena-ci sans aborder la présence essentielle de  la couleur me semble impossible.

Là aussi, il y a rupture, mais une rupture tranquille et nécessaire, avec les albums précédents. Bien sûr, cette couleur, due aux pinceaux de Lorenzo Pieri, participe pleinement à l’ambiance voulue par Dufaux et Theo.

Bien sûr aussi, le  coloriste utilise l’art du clair-obscur pour donner de la profondeur aux dessins qui montrent des scènes aux nombreux personnages.

Mais il y a dans la palette de ce coloriste un plaisir, presque abstrait parfois, à privilégier le trait volontaire de Theo tout en y ajoutant des lumières qui en accentuent à la fois les mouvements et les expressions.

Cet album, en fait, est une belle histoire d’amitié entre trois artistes qui, à aucun moment, n’ont oublié dans leur travail l’exceptionnel Delaby mais parviennent, en même temps, à se faire complices d’une renaissance parfaitement aboutie !

Theo: la couleur

Murena : une série mythique, je le disais… Une série dans laquelle Philippe Delaby sera toujours présent… Une série, surtout, qui revit, rejaillit, et se dévoile, dans cet épisode, d’une humanité symbolique absolument exceptionnelle.

Ce   » Banquet  » réinvente un peu Murena, et d’ores et déjà on ne peut qu’en attendre la suite…

 

Jacques Schraûwen

Murena : chapitre dixième – Le Banquet (dessin : Theo – scénario : Jean Dufaux – couleurs : Lorenzo Pieri – éditeur : Dargaud)

 

Theo: prendre la suite de Delaby
Theo: une renaissance