Mademoiselle Sophie – tendresse, humour, poésie : les ingrédients d’un livre à ne rater sous aucun prétexte !

Mademoiselle Sophie – tendresse, humour, poésie : les ingrédients d’un livre à ne rater sous aucun prétexte !

Le courage de vivre, d’aimer, de grandir tout en conservant précieusement les richesses de son enfance : c’est cela que nous raconte ce superbe livre !

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Romain… Un gamin blond dont la chevelure ressemble à la crinière d’un lion…

Romain, un enfant de presque douze ans qui a peur, déjà, de traverser la rue qui va le mener bientôt de l’école primaire à l’école des « grands ». De l’enfance à l’adolescence…

Romain, un gosse qui éprouve à l’égard de sa maîtresse, Mademoiselle Sophie, un véritable amour d’enfant.

Mademoiselle Sophie qui, au retour des vacances, ne se ressemble plus… Lourde, grosse, grasse, elle semble ne plus accepter ce qu’est son corps…

Romain et Mademoiselle Sophie, deux êtres en déroute qui ne peuvent que s’aider l’un l’autre. En une fable tranquille, celle du lion et de l’hippopotame !

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La première chose qui frappe dans cet album, c’est que, incontestablement, les deux auteurs y parlent aussi d’eux-mêmes, que ce sont leurs propres souvenirs qui alimentent leur récit, que leur aventure graphique est le signe d’une véritable complicité également. Cette complicité que Romain a avec sa sœur, que Romain veut avoir avec son institutrice, que les autres élèves ont entre eux pour se moquer et faire souffrir.

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La deuxième chose qui sous-tend tout ce livre, tout ce récit, c’est la recherche que fait Romain pour découvrir les nuances qui se cachent derrière les apparences, c’est la nécessité qu’a Mademoiselle Sophie de retrouver le feu de ses propres nuances.

Nous nous trouvons, avec ce livre, dans un portrait, non pas de personnages précis, mais d’émotions, de groupes humains, de sensations, de douceurs, de méchancetés, de larmes, de sourires…

En nous faisant entrer de plain-pied dans trois univers différents -la vie sociale, la vie scolaire, la vie de famille-, le scénariste Zabus et le dessinateur Hippolyte parviennent à nous faire redécouvrir qui nous avons été, enfants, qui nous sommes devenus, adultes… Ce livre est un miroir, et il nous appartient d’oser y croiser les regards de qui nous fûmes…

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Bien sûr, il y a, sans lourdeur, des tas de thèmes qui sont abordés ici. Le passage à l’adolescence bien évidemment, avec cette constatation de Romain, lorsqu’il parle de son père et de sa mère, que nous avons toutes et tous faite un jour : « les adultes qui me servent de parents » ! Et avec ce questionnement qui, pour « cliché » qu’il puisse paraître, se révèle essentiel pour vivre debout et curieux : « plus j’apprends, moins je comprends ».

Bien sûr, il y a ce besoin que ressent Romain de passer de l’imaginaire au réel, et de devenir le lion d’une fable qu’il crée au jour le jour pour vaincre ce qu’il croit être sa lâcheté… Et cette découverte qui est sienne de ne pouvoir être vraiment quelqu’un qu’en comprenant que, sans imagination, on n’est rien…

Bien sûr, il y a une approche, mais délicate, sans insister, sur le harcèlement scolaire, sur le harcèlement de notre société aussi à l’encontre de celles et ceux qui ne ressemblent pas aux apparences ou aux idées que nous imposent des quotidiens de plus en plus déshumanisés.

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Je le disais, en préambule : ce livre est éminemment poétique. Le texte, en fait, s’accompagne avec délicatesse et tendresse, avec lucidité aussi, d’un dessin qui, entre Desclozeaux et Sempé, parvient à définir totalement à la fois les lieux et les gens, l’enfance et « l’adultité » qui ne renie pas sa propre enfance…

L’ensemble, fusionnel, du dessin et du texte, nous offre (le terme est parfaitement bien choisi) une œuvre simple, humaniste, intelligente…

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On est ici en présence d’un livre à placer, sans sa bibliothèque, près de Sempé, Desclozeaux, mais aussi Mafalda et Pico Bogue, voire Jojo de Geerts…

Un livre dans lequel on ne peut que vouloir avoir le regard de Romain lorsqu’il dit : « c’est beau quand les gens sont plus grands qu’eux-mêmes » !

Un livre qui nous rappelle aussi l’importance des mots dans la vie de tous les jours. D’un mot, surtout, avant tout : MERCI !

Romain ne veut pas grandir. Mais il va accepter de le faire par amitié, sentiment qui n’est qu’une forme d’amour, d’ailleurs. Et il va parvenir à devenir le lion dont il rêve grâce, non pas aux adultes qui l’entourent, ses parents par exemple, mais grâce à sa sœur qui vit pleinement l’adolescence qu’elle souhaite à son jeune frère… Comme si sortir de l’enfance sans la renier, cela ne peut se faire qu’entre enfants…

Mademoiselle Sophie ne veut plus se voir avec les yeux des autres, mais elle va accepter les amitiés qui lui sont offertes, et Romain, tout en restant, avec un évident plaisir de vivre, « lâche, mou du genou, ne disant rien, baissant la tête », va se savoir désormais capable de rugissements aussi!

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Ce livre est, de bout en bout, une réussite totale, comme la bande dessinée, ces dernières années, en a peu… Ce n’est pas de l’aventure, c’est de l’humain… Ce ne sont pas des grandes envolées lyriques, mais c’est une poésie quotidienne essentielle à l’équilibre de l’âme… Une poésie sans rimes mais avec une sublime déraison…

C’est un livre réjouissant, attendrissant, et je suis certain qu’il aura sa place dans votre bibliothèque comme dans votre cœur…

Jacques et Josiane Schraûwen

Mademoiselle Sophie ou la fable du lion et de l’hippopotame (dessin : Hippolyte – scénario : Zabus – éditeur : Dargaud – janvier 2023 – 162 pages)

La Mauvaise Heure – Entre réel et fiction, un livre « d’ambiance »

La Mauvaise Heure – Entre réel et fiction, un livre « d’ambiance »

Toutes les bandes dessinées, n’en déplaise à quelques critiques à la culture limitée, ne demandent pas que ne soient utilisés à leur lecture que quelques neurones sans mémoire ! C’est le cas de cet album, étrange mais envoûtant.

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Sans doute se trouve-t-on dans les années trente, quelque part en Allemagne. Dans un train, un vieil écrivain se demande si ce qu’il a écrit, avec passion ou par nécessité, par jeu ou volonté, si les mots qui ont été les siens, poèmes classiques ou modernes, si toute cette littérature l’a conduit plus loin qu’en son départ.

Dans son compartiment, un homme attire son attention. Monocle et air hautain, cet inconnu, soudain, réveille en lui l’envie d’écrire. Le besoin d’écrire…

Mais on l’attend. Un ami communiste, dans une auberge campagnarde.

Mais l’ami n’est pas là, pas encore en tout cas. Et l’écrivain, devant son verre de vin, commence son roman. Il donne un nom à cet inconnu, « M », et les premiers mots de son livre en devenir sont : « une histoire d’amour, d’innocence et de dépravation en des temps de pestilence ».

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Immédiatement, les références sont évidentes… M, comme le personnage de Fritz Lang… Et un dessin puissant qui fait penser au cinéma expressionniste allemand… Et une serveuse, dans cette auberge, dont le nom, Lore, fait penser à l’acteur Peter Lorre…

Cependant, à partir de cette trame référentielle, Jean-Louis Schlesser au scénario et Marc Angel au dessin ne se contentent pas d’une plongée littéraire dans un monde aux contours précis. Ils s’amusent même, de page en page, à perdre le lecteur dans deux univers parallèles qui s’entrechoquent sans jamais cependant se fondre l’un à l’autre.

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Deux univers parallèles, oui.

Il y a celui qu’imagine et écrit l’écrivain, un récit qui dévoile une Allemagne s’enfonçant dans le nazisme, un récit qui « danse au bord d’un précipice ». L’histoire, faisant penser à la fois à l’Ange Bleu et à Cabaret (références cinématographiques, encore…), d’une chanteuse de bouge, Perla, que M va sortir de la drogue pour en faire une vedette, avant de la rejeter aux abîmes de la dépendance… C’est là, sans aucun doute, une fable sur cette Allemagne qui accepte, avec l’illusion d’un courage qui n’est que le réel d’une lâcheté, le faux miroir du pouvoir de Hitler, sans se rendre compte que les promesses de renouveau vont se transformer, brutalement, en une apocalypse répugnante…

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Mais il y a aussi l’autre univers, celui du présent des personnages. Celui de cette auberge loin de tout, mais dans laquelle, déjà, le nazisme s’installe peu à peu… Celui de cet homme qui écrit… Celui de cette serveuse qui se prend au jeu et qui veut se retrouver dans ce roman, sous les traits, bien sûr, de la belle éperdue et perdue Perla…

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Ces deux histoires cohabitent sans heurts, grâce à une utilisation du dessin extrêmement réussie… Un noir et blanc agressif, anguleux, presque brut, d’une part, pour ce « présent » qui se construit, et une sorte de noir et blanc estompé, tel un lavis discret et presque poétique, pour ce qui est écrit, ce qui est raconté, ce qui est imaginaire…

Mais où se trouvent, finalement, la fiction et la réalité, et des barrières existent-elles vraiment entre la création d’un artiste mettant en scène une artiste, et un quotidien dans lequel le merveilleux n’existe qu’en rêve ?

Parce que c’est là, sans doute, que ce livre, parfois obscur, quelque peu difficile d’accès, prend tout son envol : c’est le processus de la création que les auteurs nous donnent à voir, à découvrir. Le processus de la création, oui, de toutes les créations, même, qu’elles soient littéraires ou politiques ai-je envie de dire. L’écrivain est le protecteur de ses personnages, il en devient le responsable, il finit par en être la victime. Les autres « humains » de ce livre, tels la belle Lore, jouent le jeu, jouent un jeu, les pieds ancrés dans le réel. De cette façon, les auteurs de cet album qui étonne, qui désarçonne, qui envoûte cependant, nous montrent des portraits de sentiments plus que de personnages, des portraits de désirs tus et inavouables, des portraits qui révèlent les limites de toute écriture, voire de tout engagement.

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Certes, ce n’est pas un livre aisé. Mais c’est un livre qui montre que la bande dessinée est un art à part entière, un art qui prend vie quand il pose des questions sans spécialement y apporter des réponses, quand il ose se balader dans d’autres arts dont il devient le reflet sans cesse changeant. Le monocle de Von Stroheim n’y est qu’un symbole de plus, celui de la cohabitation, historiquement courte, de deux mondes, l’ancien qui participe consciemment à l’avènement du nouveau… Du nouvel ordre !

A lire, à savourer, en se laissant entraîner comme on se laisse emporter devant un  tableau que l’on aime… Et grâces soient rendues à Mosquito, éditeur courageux et intelligent…

Jacques et Josiane Schraûwen

La Mauvaise Heure (dessin : Marc Angel – scénario : Jean-Louis Schlesser – éditeur : Mosquito – 2022 – 76 pages)

Magnum Génération(s) – la photographie témoin de l’Histoire

Magnum Génération(s) – la photographie témoin de l’Histoire

L’agence Magnum est connue à travers le monde entier. C’est son histoire Qui est racontée dans cet album, de manière superbement originale.

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La plus fameuse agence photographique du monde fête cette année ses 75 ans. En 1947, Robert Capa est universellement connu pour ses photos de la guerre d’Espagne et, surtout, du débarquement en Normandie.

Il a comme amis David Seymour, Henri Cartier-Bresson et Georges Rodger, tous photographes de talent, tous conscients que les guerres qui se multiplient vont demander à l’information d’évoluer très vite. Ces hommes vont dès lors créer une agence de presse vouée à la photographie, avec deux buts essentiels : être au plus près de l’événement, toujours, et permettre aux photographes sur le terrain de gagner leur vie convenablement.

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Et ce livre, sobrement appelé Magnum, nous raconte donc l’histoire d’une agence de photographie au travers de ses membres, de ses « héros », une agence se voulant depuis 75 ans témoin de la grande Histoire et humaniste dans sa manière de la révéler, avec un sens de l’information toujours artistique.

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On peut se poser la question du choix du nom de cette agence… Magnum… Un nom qui, d’évidence, fait référence au champagne, cher à Robert Capa, mais aussi à un calibre de cartouches de révolver, cher à l’inspecteur Harry… Une manière de définir ce qu’est le métier de photographe de guerre, à la fois proche de la mort et nécessitant des moments festifs pour éliminer la pression humaine.

Eloise De La Maison, co-scénariste de cet album avec Jean-David Morvan.

Cet album fourmille bien évidemment d’informations sur les guerres et les dictatures, mais sa construction, très particulière, rend sa lecture extrêmement agréable. Un dessin direct, proche finalement du manga, un mélange graphique de dessins et de photos, une construction qui a fait le choix de ne pas être linéaire, chronologique, le tout autour d’un récit qui est d’abord et avant tout humain, au travers d’un thème constant, celui de la mort, tout cela contribue à ne jamais alourdir le propos.

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Et ce dessin, dû à quatre dessinateurs travaillant dans le même studio, participe pleinement de cette volonté de lisibilité à la fois teintée d’originalité et d’une forme de récit qui, à aucun moment, ne lasse le lecteur.

Rafael Ortiz, dessinateur

Nous vivons une époque qui, à force de technologie, perd peu à peu sa mémoire… cette bande dessinée raconte notre passé et, ce faisant, notre présent, en nous rappelant l’horreur quotidienne de notre monde. C’est un livre passionnant, passionné, extrêmement bien documenté, nous offrant différents portraits de personnalités importantes du vingtième siècle.

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Faire dialoguer la photo et le dessin était un pari complexe. Un pari parfaitement gagné, grâce à une simplicité dans le trait proche, tout compte fait, de la simplicité des appareils utilisés par ces grands photographes qui nous sont ici racontés…

Jacques et Josiane Schraûwen

Magnum génération(s) (scénario : Jean-David Morvan et Eloise De La Maison – dessin : Ortiz, Scietronc, Locquet et Ooshima – Caurette – 248 pages – octobre 2022)