Mademoiselle Baudelaire

Mademoiselle Baudelaire

Un chef d’œuvre d’intelligence, de poésie, d’humanisme…

Il est de ces livres dans lesquels on se plonge totalement… Il est de ces livres qui vous permettent de retrouver des éblouissements oubliés… « Mademoiselle Baudelaire » est de ceux-là ! A ne rater sous aucun prétexte par tous les amoureux de la poésie et de la bande dessinée !

Mademoiselle Baudelaire © Dupuis

En écoutant, régulièrement, toutes les « Fleurs du mal » mises en musique par Georges Chelon, je me dis à chaque fois que Baudelaire est le plus extraordinaire des paroliers ! Sa poésie fut celle, non pas d’un visionnaire, mais d’un artiste qui, ancré dans le monde qui était le sien, y a vu ce que ce monde pouvait avoir d’universel. En rompant quelques règles vétustes de la prosodie, il a préparé, à sa manière, ce que devint la poésie après lui, jusqu’au surréalisme par exemple.

Ce livre est la biographie de Charles Baudelaire, au rythme d’une lettre imaginaire écrite par Jeanne Duval, qui lui fut compagne de vie, compagne de folie, de colères, de haines, de maladie…

Mademoiselle Baudelaire © Dupuis

Oui, il s’agit d’une biographie… Une biographie dramatisée, nous dévoilant autant l’âme que la chair d’un être humain dont l’existence était en tant que telle un drame, une suite de drames. Yslaire a théâtralisé une existence qui, sensuellement, avait choisi le parti du gouffre !…

Bernard Yslaire : une biographie dramatisée

Avec cette autopsie pratiquement psychanalytique, Yslaire s’éloigne de la vision qu’un Sartre avait de Baudelaire pour, bien plus, se rapprocher de la passion que Merleau-Ponty avait de cet artiste qui, de gouffre en gouffre, était profondément marqué par un sentiment religieux, une sorte de foi à l’envers, avec une volonté de rendre grâce à la face sombre de l’individu. A la perception, surtout, qu’on peut avoir de la beauté. Baudelaire renie tous les canons de son époque pour, tout au contraire, faire de la laideur, quelle qu’elle soit, un chemin étrange de sensualité. Un de ses plus beaux poèmes, « La Charogne » (à écouter en suivant ce lien : https://www.youtube.com/watch?v=wUBLKZt3sAs) , présent dans ce livre, en est l’ultime exemple : au-delà de l’enfance et de toutes ses souvenances, seule la mort semble, dans les regards du poète, devenir de la vie une nouvelle forme à la fois répugnante et envoûtante.

Bernard Yslaire : enfance, religion, beauté…

Je parlais de biographie, mais ce livre va bien plus loin que la seule approche d’un artiste maudit. Au travers de sa mise en scène, c’est aussi le portrait d’une époque que Bernard Yslaire nous offre, par le biais de ses artistes. C’est ainsi que, de page en page, on découvre un siècle, ses remous, en approchant de Nadar, de Bainville, de Courbet, de Delacroix, de Nerval, de Gautier. Le poète Baudelaire était également un extraordinaire chroniqueur de la peinture de son temps, et c’est cette vision de l’art qu’on retrouve dans ce livre somptueux. Tout comme la vision que Baudelaire avait, également, de la politique, avec des engagements presque révolutionnaires, tant il est vrai qu’aucune révolution n’est possible sans artistes !

Bernard Yslaire : l’art
Mademoiselle Baudelaire © Dupuis
Bernard Yslaire : l’art et la politique

En faisant le portrait de Baudelaire, un portrait à la fois subjectif et fortement ancré dans ce que furent ses vérités, Yslaire nous trace aussi le portrait de la poésie…Une poésie qui, pour être vivante et vibrante, ne peut qu’être rebelle.

Entre fiction et réalité, mais au-delà de tout réalisme, ce livre nous donne à voir la poésie, c’est-à-dire le besoin essentiel d’aller au-delà des apparences, et d’ainsi faire acte littéraire d’adoration de la différence.

Mademoiselle Baudelaire © Dupuis

Baudelaire, c’est sans cesse un métissage, celui de l’écriture, celui du désir, celui de l’amour, et, bien évidemment, de leurs contraires.

Pour Yslaire, c’est ce métissage qui fait tout le canevas de son récit, au travers du prisme qu’il a choisi, celui de Jeanne Duval, femme à la couleur sauvage et aux étreintes tempétueuses. L’ébène de la peau de Jeanne est de la même teinte que les orages qui peuplèrent les nuits de leur couple. La fulgurance de leurs plaisirs charnels était aussi celle de l’amour qu’il vivaient avec folie.

Bernard Yslaire : l’amour

Baudelaire, de par l’introspection totale et totalement libérée qui fut la sienne, poétiquement parlant, est un de ces artistes qui ont ouvert des fenêtres vers d’autres réalités, vers d’autres réalismes, un peu comme Rimbaud dans son Bateau Ivre, ou comme Ducasse et ses chants de Maldoror…

Certes, il n’y a, formellement, rien de surréaliste dans la poésie de Baudelaire. Mais dans la façon qu’il a de détourner le classicisme d’une forme littéraire pour y imprimer des regards sans cesse changeants, il y a, oui, une incontestable nécessité de dénier à la réalité quotidienne son pouvoir sur le rêve, la vie et la mort.

C’est peut-être pour cela qu’on a l’impression, bien souvent, dans cet album de bande dessinée, de plonger dans une écriture graphique pratiquement automatique… Dans le trait, dans la nécessité absolue, au détour d’une page, de transformer le récit en un chant profondément érotique, voire même pornographique (de cette pornographie dont Breton disait qu’elle était l’érotisme des autres), dans une sorte de symbolisme graphique proche du romantisme et, en même temps, le niant complètement.

Mademoiselle Baudelaire © Dupuis

Les muses, Jeanne et toutes les autres, dans l’image qu’on en a, ne sont-elles pas pratiquement toujours des professionnelles de l’amour tarifié. Comme si l’art, et donc la poésie, ne pouvaient qu’être physiques !

Il y a, comme le dit Bernard Yslaire, une magie dans son dessin, tout au long de ce livre… Une sorte d’urgence, aussi, née de ce projet qui a mis des années avant d’enfin prendre vie. Une urgence qu’on retrouve également dans les couleurs qui se font parallèles des fulgurances des poèmes de Baudelaire.

Bernard Yslaire : le dessin, le projet

Vivre, c’est vieillir, vieillir, c’est se savoir mortel. C’est là toute l’existence de Baudelaire, dont les passions étaient puissantes. Pauvre Belgique disait-il de notre pays dans lequel les petits bourgeois ne connaissaient même pas Rops !

C’est cette passion multiforme qui fait de Baudelaire un des poètes les plus importants de toute l’histoire de la littérature.

Charles Baudelaire

Et c’est son omniprésence qui fait de ce livre de Bernard Yslaire un des tout grands moments du neuvième art !

Bernard Yslaire s’est fait le chantre du génie de Baudelaire. Avec un souci de la vérité historique qui va jusqu’à l’orthographe…

Bernard Yslaire : « poëme »

Jacques Schraûwen

Mademoiselle Baudelaire (auteur : Bernard Yslaire – éditeur : Dupuis/Aire Libre – 160 pages – avril 2021)

Pour redécouvrir Baudelaire, Georges Chelon : http://www.georgeschelon.fr/

Bernard Yslaire © Glénat
Deux séries à succès, deux suites attendues

Deux séries à succès, deux suites attendues

L’Histoire, avec un H majuscule, est au centre de ces deux séries passionnantes, passionnelles même. Voici l’occasion de redécouvrir deux héros incontournables de la bande dessinée de ces quinze dernières années !

Le Scorpion : 13. Tamose L’Egyptien

(dessin : Luigi Critone – scénario : Stephen Desberg – éditeur : Dargaud – novembre 2020 – 48 pages)
Scorpion 13 © Dargaud

Enrico Marini laisse la place à Luigi Critone pour cette suite des aventures d’un aventurier hors du commun. Le Scorpion, c’est un archéologue en une époque où cette « profession » demandait bien des appuis, bien des talents de bretteur aussi. Et, au 18ème siècle, Armando Catalone, surnommé le Scorpion, ne manque ni des uns ni de l’autre. Et il a vécu, dans les douze tomes précédents, des moments difficiles, amoureux, mortels, des vengeances et des fuites, des richesses et des pauvretés que je ne vous résumerai pas !

Je ne dirais pas que ce nouvel opus recommence de zéro, bien entendu. Mais il peut se lire sans que l’on se sente obligé de se replonger dans le passé de ce personnage qu’on retrouve, ici, à Istambul, et puis à Alexandrie.

Scorpion 13 © Dargaud

Comme toujours avec Stephen Desberg, les ressorts narratifs filent un peu dans tous les sens. On parle, dans cet album, du grand exode du peuple juif, des pharaons égyptiens, d’un nom qu’on ne peut pas prononcer, de l’empire russe prêt à fondre sur l’empire ottoman. On y parle aussi, et surtout peut-être, d’une femme aimée par le Scorpion, qui aurait mis au monde son enfant, et qu’il cherche à retrouver, le tout avec des assassinats, des empoisonnements, des errances, des interrogations toujours sans réponses. Avec un superbe méchant, Golam (un nom qui en rappelle un autre, cher à Gustav Meyrinck), un cosaque albinos portant en insigne l’étoile de David.

Comme toujours aussi avec Stephen Desberg, les femmes forment, même sans en avoir l’air, le moteur premier de sa narration. Ces femmes dans les bras desquelles « le désir danse avec la souffrance, la passion avec le sacrifice », ces femmes qui, peut-être, ne sont esclaves que de leur plein gré !

Scorpion 13 © Dargaud

Le dessin de Critone ne remplace pas celui de Marini, c’est une évidence. Il ne cherche pas, d’ailleurs, à l’imiter mais, bien plus, à s’en inspirer. Son talent est indéniable, et il le prouve avec une belle présence graphique quant aux décors. Ses couleurs peuvent sembler plus faibles que celles de Marini, mais elles possèdent une vraie luminosité qui permet de décrire, de l’intérieur, les ambiances de Cracovie ou d’Istanbul !

Une belle réussite que ce premier album pour une histoire qui sera vécue en deux tomes.

Murena : Chapitre Onzième – Lemuria

(dessin : Theo Caneshi – scénario : Jean Dufaux – couleurs : Lorenzo Pieri – éditeur : Dargaud – novembre 2020 – 55 pages)
Murena 11 © Dargaud

Cela fait trois ans qu’on avait laissé Lucius Murena, accusé d’avoir fomenté un complot contre l’empereur Néron, en fuite, moralement blessé, et soumis à des forces qu’il ne comprenait plus vraiment.

Au contraire du Scorpion, qui se construit comme une saga, Murena prend réellement la forme d’un roman, chaque épisode, d’ailleurs, s’intitulant « chapitre ». C’est dire qu’il y a dans cette série un vrai besoin, pour son scénariste, de peaufiner ses mots, leur rythme, d’en faire un contrepoint essentiel au dessin. Il ne s’agit pas d’une construction en miroir, texte face au dessin, mais de deux constructions différentes qui cohabitent et se complètent sans jamais vraiment s’illustrer l’une l’autre.

Murena 11 © Dargaud

Au contraire du Scorpion, également, il n’est pas inutile de se replonger, ne fut-ce qu’un peu, dans les chapitres précédents pour pouvoir s’immerger pleinement, sans dépit, dans ce nouvel album.

Murena est dans un lieu de villégiature, réduit à l’état d’objet sexuel par Lemuria, une femme qui l’a drogué. Il n’a plus ni mémoire ni même de notion ce qui il est. Mais ce qu’il possède encore, c’est la force de vouloir ne pas dépendre de ce qu’il ne peut appréhender. Et c’est ainsi qu’il va prendre le chemin de Rome, et, peu à peu, en même temps que le lecteur, retrouver les traces de ce qu’il fut.

L’oubli est d’abord mortifère. L’humanité lui permet de créer une neuve survivance, au futur comme au passé.

Jean Dufaux, le scénariste, ses replonge avec presque de la mélancolie dans la vie de son héros emblématique. On sent qu’il a peut-être bien voulu en arrêter l’histoire, mais que Murena lui-même s’est imposé pour qu’on ne l’oublie pas ! Pour que son créateur de le renie pas !…

Cet épisode est celui de la mémoire, une mémoire blessée, trahie. Une mémoire en absence qui pousse Murena à se poser la question de savoir s’il est encore capable d’échapper à sa propre folie.

Cet épisode est aussi celui des illusions et de leurs réalités, les illusions de l’amitié, du pouvoir, de l’amour, de la poésie, de lé création, des divinités…

Mais Murena est et reste une série véritablement passionnée, échevelée, avec ses complots, ses jeux de sexe et de violence, ses survies et ses éblouissements, ses bas-fonds et ses meurtres silencieux.

Murena, c’est une série historique, avec des références fouillées, mais une série qui privilégie l’action à la didactique.

Murena 11 © Dargaud

Et pour ce faire, le dessin de Philippe Delaby était, incontestablement, le vecteur parfait, idéal même !

La tâche de Theo n’est donc pas évidente, lui qui a repris le personnage de Murena depuis deux albums maintenant. Et il réussit, dans ce livre-ci, à sortir quelque peu de l’influence de Delaby, de sa présence ai-je envie de dire. Avec un traitement de l’image qui utilise les gros plans et les perspectives cinématographique comme éléments de rythme en chaque planche, il ne trahit en rien Delaby, mais il le continue en devenant lui-même, en faisant état de ses propres talents, de ses propres manières de traiter les regards, les bouches aussi, les paysages surtout.

Murena, c’est le souffle épique de l’Histoire de la Rome antique… Et c’est une série à succès qui mérite amplement de l’être !

Jacques Schraûwen

Manara – Passion Femmes

Manara – Passion Femmes

320 pages uniquement consacrées à l’art de l’illustration chez Manara, et l’érotisme s’y multiplie à l’infini !

Manara © Glénat

Dire de Manara qu’il est amoureux de la femme, depuis toujours, c’est une évidence. Même si HP et d’autres de ses héros masculins (des peintres, des papes…) occupent une place importante dans son œuvre, ils semblent, le plus souvent, n’être là que pour permettre à quelques femmes de se dénuder peu ou prou.

Manara © Glénat

Les « filles de papier », les « pin-up » existent depuis bien longtemps. Et cet art, très particulier, des filles nues ou presque à « épingler au mur » a connu bien des Artistes importants. Des artistes qui ne se contentaient pas de dessiner des femmes en absence de vêtements mais qui, en un seul dessin, les mettaient en scène et racontaient ainsi une histoire, ou un début d’histoire que le spectateur, ensuite, pouvait terminer et prendre à sa charge.

Sans imaginaire, il n’y a pas de poésie possible. Sans poésie, il n’y a pas d’érotisme possible !

Manara © Glénat

A ce titre, Manara est un poète de la femme. De la femme peu sage, de la femme qui, même en semblant se soumettre, finit toujours par devenir maîtresse de son destin et du destin de ceux qui ont osé affronter à ses pouvoirs. Des affrontements dont, même vaincus, ces hommes sortent heureux.

Devant le talent classique, inspiré souvent par les peintres de la Renaissance italienne, on peut se demander si l’art de Milo Manara n’est pas daté. S’il ne manque pas d’originalité, de par un classicisme dans la forme, dans le mouvement et, surtout, dans ce que sont les canons de la beauté propres et chers à Manara.

Manara © Glénat

Pour l’avoir rencontré, pour l’avoir écouté parler de cet amour du passé qu’il revendique, pour l’avoir entendu définir l’érotisme comme une émanation philosophique essentielle de l’humanité, et pour avoir apprécié depuis bien des années la plupart de ses livres, recueils d’illustrations comme bandes dessinées, je peux affirmer que Manara réussit l’amalgame entre le passé et l’aujourd’hui, grâce à la femme, à la fois déesse et pénitente, prêtresse et inspiratrice, amoureuse et castatrice.

Pour Manara, la femme doit être belle. Pour être désirable, elle doit désirer. Et lui, pour la dessiner, il doit la désirer…

Manara © Glénat

C’est cela, le contenu de ce livre : un rapport étroit entre la création et l’inspiration, entre le plaisir de regarder, et celui d’offrir, de partager, le tout dans le non-politiquement-correct de l’érotisme. Même en nous montrant à voir des femmes entreprenantes, sexuellement présentes, assumant une forme d’érotisme qui aurait plu à Apollinaire, Aragon ou Breton, même en nous montrant des femmes profondément et visiblement libertines, Manara réussit à les magnifier. A en faire, à sa manière, le centre de gravité de sa création, de toute création, de tout humanisme. L’accuser de machisme, d’anti-féminisme, c’est ne rien comprendre ni à l’homme ni à l’artiste.

Dans ce livre, passionnant, passionné, passionnel, aucun mot. Rien que le dessin, la couleur, les mouvances, et les sublimes regards des femmes qui s’en disputent lascivement les pages.

Il y a quand-même huit mots. Huit titres de chapitres. Huit thématiques illustrées.

On commence par les icônes, femmes universellement reconnues. On continue avec les itinérantes, les muses, essentielles, nombreuses, et toutes en même temps dociles et indociles, comme le disait à sa manière Baudelaire. Et ensuite, il y a les naïades, l’eau étant le premier des symboles sexuels de toute analyse freudienne. Il y a les girls next door, ces improbables voisines qui feront toujours rêver les adolescents timides, comme les feront rêver plus intimement les ardentes et les stars.

Manara © Glénat

Le dernier chapitre nous parle ouvertement d’aujourd’hui, en nous montrant ce qu’il est de bon ton d’appeler de nos jours des héroïnes. J’ai un peu l’impression que, ce faisant, Manara a sacrifié aux modes d’un temps pandémique, mais le résultat se laisse admirer.

Toutes les bibliothèques, celles de la bande dessinée, de la poésie, du roman et de l’art, se doivent d’avoir un rayon consacré à l’érotisme. Toutes les bibliothèques, donc, doivent trouver sur leurs rayonnages un livre au moins de Milo Manara. Celui-ci, par exemple !

Jacques Schraûwen

Manara – Passion Femmes (éditeur : Glénat – 320 pages – novembre 2020)