L’Ombre des Lumières : 1. L’Ennemi Du Genre Humain – Une bande dessinée épistolaire…

L’Ombre des Lumières : 1. L’Ennemi Du Genre Humain – Une bande dessinée épistolaire…

Ah, le plaisir désuet de se plonger dans une lecture qui nous emmène en des temps anciens, où le langage se faisait fleuri… Où les réalités du quotidien, par contre, étaient majoritairement tout sauf souriantes !

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Voici donc un récit épistolaire, donc construit à partir de lettres échangées entre différents personnages. Au vingtième siècle, l’écrivain Hubert Monteilhet a écrit quelques romans de ce genre ancien dans l’histoire de la littérature, depuis le dix-septième siècle… On pourrait citer Madame de Staël, Marivaux, Rousseau. Ou Choderlos de Laclos et ses célèbres liaisons dangereuses… Et ce livre-ci est à situer incontestablement dans la filiation de monsieur de Laclos.

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Comme alibi à cet album, il y a des lettres qu’écrivait un certain chevalier Justin Henri de Saint-Sauveur dans le courant de l’année 1745 d’abord, 1753 ensuite. Des lettres qu’aurait découvertes le scénariste de ce premier tome d’une série qui devrait en compter trois, « L’ombre des lumières ». Dix-huitième siècle, siècle des Lumières… Et à toute clarté, la pénombre existe aussi… Et le titre donné à ce premier épisode est sans équivoque : « L’ennemi du genre humain ». On ne peut que penser, face à ce titre, à ces livres licencieux qui, au dix-huitième siècle, se disaient « moralistes » pour mieux raconter les pires des turpitudes… Le Marquis de Sade n’en est-il pas un exemple flagrant ?

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Et cet album, donc, vous l’aurez compris, parle de vice, oui, mais à la façon de La Fontaine, de Watteau, avec une certaine préciosité donc… Une approche littéraire, en fait, de la part d’Alain Ayroles, le scénariste, qui choisit dans ce premier tome de nous raconter deux histoires et leurs personnages, tout en gardant comme axe central ce chevalier plus que libertin…

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Il y a d’abord ce fameux chevalier de Saint-Sauveur, bel homme, cultivé, mais lubrique et libertin, n’ayant aucun respect pour les femmes… Un bien triste « noble » qui va poursuivre traîtreusement de ses assiduités une femme mariée, la belle Eunice, et la mettre dans son lit… Cette femme n’est pas une noble évaporée… Tout au contraire, elle s’intéresse au monde, attend sans doute de D’Alembert et Diderot de quoi lui permettre de s’émerveiller, de comprendre, de penser… Oui, comme elle le dit dans cet album, Eunice est en droit, enfin, d’apprendre et de penser. Elle est, en quelque sorte, le symbole du féminisme contre l’obscurantisme…  

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Saint-Sauveur va la posséder, détruire son couple, et puis passer à autre chose ! Seule l’intéresse la satisfaction de ses envies, de ses intérêts, et il va donc tout faire, traîtreusement toujours, mais en usant de son charme et de ses aventures plus amantes qu’amoureuses, pour se rapprocher du roi ! Dans le deuxième récit de ce premier album, on se réjouit alors de voir ce chevalier, après être arrivé à ses fins de courtisanerie, déchoir, se ruiner, acheter un Iroquois, et puis s’exiler aux Amériques… Ce serait donc le triomphe de la vertu ! Ou pas ! Attendons les albums suivants…

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Cela dit, dans ce premier tome, les personnages foisonnent, il y a le valet du chevalier, Gonzague, il y a ce fameux Indien, il y a un prêtre, il y a des femmes faciles qui finissent par répudier l’amant déchu. Le premier grand talent d’Alain Ayroles, c’est de donner chair et langage à chacun. Chaque personnage secondaire existe vraiment, avec sa manière de parler, sa gestuelle, ses expressions habituelles. Son deuxième grand talent, c’est d’avoir trouvé un ton d’écriture qui nous plonge pleinement dans cette époque « précieuse ». Son troisième grand talent, c’est de ne pas oublier la réalité historique, et, par petites touches, de nous montrer la colère du « petit peuple » miséreux, une colère qui se transforme insensiblement en haine et qui annonce une révolte qui va révolutionner l’Histoire…

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Mais une bande dessinée, c’est bien évidemment du dessin… On n’achète un album bd qu’après l’avoir feuilleté, qu’après avoir été séduit par son graphisme. Cela devrait, en tout cas, être le cas ! Malheureusement, de nos jours, c’est bien plus le marketing, la pub, le mercantilisme sournois de certains éditeurs qui prime. Voyez du côté de Gaston, d’Astérix, de Blake et Mortimer… Entre autres…

Mais ici, avec l’Ombre des Lumières, on ne peut qu’être séduits par le dessin… Richard Guérineau est un excellent dessinateur, dans les scènes intimes (oui, il y en a, et particulièrement réussies, croyez-moi, d’un érotisme à la fois discret et terriblement présent) comme dans les moments épiques… Tout en finesse, en expression, en badineries dessinées, en décors somptueux, en couleurs d’une belle chaleur, son dessin donne vie, totalement, intensément, à un récit qui, pour classique qu’il puisse avoir l’air, n’en demeure pas moins, comme souvent avec ces deux auteurs, un regard acéré sur une société qui, en définitive, a quand même pas mal de similitudes avec la nôtre ! Je n’ai donc qu’une conclusion, vous l’aurez deviné : ce livre est excellent, tout simplement !

Jacques et Josiane Schraûwen

L’Ombre des Lumières : 1. L’Ennemi Du Genre Humain (dessin : Richard Guérineau – scénario : Alain Ayroles – éditeur : Delcourt – septembre 2023 – 70 pages)

Olivier Neuray – la galerie Champaka nous fait redécouvrir « Nuit Blanche ». Exposition jusqu’au 25 mars !

Olivier Neuray – la galerie Champaka nous fait redécouvrir « Nuit Blanche ». Exposition jusqu’au 25 mars !

La bande dessinée n’est pas un doux chemin aisé… Olivier Neuray, au talent indubitable, en quitte les méandres, et cette exposition, à sa manière, fait le lien entre ses deux existences.

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Auteur de BD… Cela fait rêver bien des gens… Mais c’est un métier… Donc une « occupation », artistique certes, mais dépendant du monde économique. D’éditeurs, de modes passagères, de diktats pseudo intellectuels, de copineries de toutes sortes…

Face à cet univers, de vrais auteurs, aux réelles qualités, jettent l’éponge… Les raisons?… Des projets qui n’aboutissent pas, des antichambres en veux-tu en voilà, des refus, des demandes de corrections à faire pour correspondre aux censés besoins du public… Des émoluments, des droits d’auteur, qui mettent bien longtemps, souvent, à se retrouver dans les bonnes poches…

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C’est le cas d’Olivier Neuray.

Dès la fin des années 80, il édite la série « Nuit Blanche », chez Glénat, avec, comme scénariste, l’extraordinaire Yann. Cinq volumes vont paraître, mettant en scène un personnage ambigu, tantôt chauffeur de taxi, tantôt ancien militaire russe exilé par la révolution de 1917… Une série passionnante, historiquement et humainement, avec un personnage de femme essentiel…

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Ensuite, ce sera « Lloyd Singer », sur scénario de Luc Brunschwig, une sorte de thriller à l’américaine. Six volumes, chez Dupuis d’abord, chez Bamboo ensuite. Et puis, ce sera « Les cosaques d’Hitler », sur scénario de Valérie Lemaire, formidable diptyque historique, violent, cruel, étonnant. Et, pour finir, une série en trois épisodes, toujours avec Valérie Lemaire, « Les cinq de Cambridge », abordant amitié et espionnage, d’une manière véritablement originale.

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Et puis, Olivier Neuray abandonne la bande dessinée… Il se consacre désormais à la peinture, à la gravure aussi. Cela dit, ses œuvres continuent, inconsciemment peut-être, à rappeler son graphisme de bédéiste, mais elles le dépassent, elles le magnifient en quelque sorte.

Et c’est ce que nous pouvons découvrir dans la galerie Champaka, à Bruxelles, puisqu’y sont montrées quelques dizaines de planches originales de sa première série, Nuit Blanche, mais aussi trois tableaux créés pour cette exposition… Trois œuvres picturales qui sont les contrepoints des planches, puisque s’y révèlent les mêmes personnages. Et le verbe « se révéler » y prend tout son sens, croyez-moi…

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Et c’est la belle réussite de cette exposition que de nous permettre, d’une part, de voir de près la façon d’Olivier Neuray de construire une planche, de pratiquer le noir et blanc avec une vraie puissance plus américaine que « ligne claire », et, en même temps, de s’éblouir aux lumières qui semblent jaillir de ses trois tableaux…

Une belle exposition, qui devrait apporter, on peut rêver, quelques regrets aux éditeurs qui ont laissé s’en aller un auteur, un vrai !

Olivier Neuray que j’ai rencontré, à qui j’ai posé quelques questions, auxquelles il a répondu avec le sourire… Ecoutez-le ici, tout simplement, avant d’aller découvrir son exposition…

Olivier Neuray

Jacques et Josiane Schraûwen

Olivier Neuray – Nuits Blanches – Galerie Champaka – 27, rue Ernest Allard – 1000 Bruxelles – Jusqu’au 25 mars

L’Or Du Temps – Première partie

L’Or Du Temps – Première partie

Réel et imaginaire se mêlent en un somptueux album aux saveurs évidentes des feuilletons d’antan !

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Dès le titre de ce livre, le lecteur est plongé dans un monde dont il sait que toute réalité ne peut que cacher des secrets. Plus que de surréalisme, c’est de sur-réel qu’il s’agit dans cette aventure qui louche avec bonheur vers Jules Vernes, vers Eugène Sue, Féval, Dumas, vers tous ces auteurs un peu oubliés qui feuilletonnaient dans les journaux jusqu’au début du vingtième siècle, pour le plaisir des lecteurs !

Être au-delà du réel, mais s’y vouloir immergé… C’est déjà ce que le feuilleton de Pierre Souvestre, Fantômas, faisait, s’attirant ainsi les intérêts de Breton et de ses surréalistes, tout autant influencés par Freud et ses approches du rêve. Et sans doute, mais sans l’avouer? par le père Hugo et ses passions pour un ésotérisme de carton-pâte.

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C’est donc, vous l’aurez compris, un album qui se balade dans des tas d’univers différents. Deux personnages centraux, Théo et son ami Hugo, s’y trouvent confrontés à des événements qui ont tout l’air d’être surnaturels, le tout dans ambiance de recherche au trésor, un trésor phénicien bien ancien qui attire d’étranges convoitises ! Outre ces deux personnages, il faut souligner la présence d’une jeune femme, Victoria, dont on devine que son rôle, au fil du récit, et de ses différents tomes, ne peut que s’accentuer…

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A partir du postulat que nous nous trouvons bien dans une narration usant des codes du feuilleton littéraire, nous savons que les péripéties vont se multiplier, qu’il va y avoir des rebondissements, et que, surtout, c’est toute une époque, presque sociologiquement, qui va nous être montrée.

En abandonnant les années 50 chères à son commissaire Raffini, entre autres, le scénariste Rodolphe prouve qu’il fait partie incontestablement des grands raconteurs d’histoires.

Je parlais des codes du roman-feuilleton, et c’est particulièrement visible dans la façon dont différents éléments de l‘intrigue sont mis en scène, sont annoncés par des expressions comme « or… », « précisément… », « cette huit-là… », « plus tard… ».

La force des romans-feuilletons d’avant-hier, c’était aussi que les lecteurs y reconnaissaient des personnages réels, ou plausibles, des lieux, des événements.

Là aussi, Rodolphe est fidèle à ce style qu’il s’est choisi. Il place côte à côte des personnages imaginaires et des noms connus… De ces noms qu’on retrouve dans les pages du Journal de Léautaud : Montesquiou, Proust, Drovetti, Wilde, Loti, Milord l’Arsouille… Et en guise de décors, matériels ou humains: les voitures, la durée des trajets, « Le petit journal », les « invertis », ces deux établissements l’un à côté de l’autre, « Le ciel » et « L’enfer »… C’est donc tout le portrait d’un monde mondain qu’il dresse, ajoutant de la véracité à la puissance de son imagination.

Une imagination très littéraire, sans doute, mais fluide, entraînante, sans cesse étonnante. Avec des hommages, glissés ici et là, à Gaston Leroux, à Maurice Leblanc, et même à Hergé et ses sept boules de cristal.

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Quant au dessin d’Oriol j’ai déjà dit par ailleurs combien ce dessinateur possède un style extrêmement personnel. Il prouve ici qu’il peut mettre ce style au service de récits extrêmement variés. Après ses collaborations complices avec Zidrou, il fait corps, ici, avec les mots de Rodolphe.

Dans son dessin d’ailleurs, comme dans le texte de Rodolphe, les références et les hommages picturaux sont nombreux. Toulouse Lautrec, la Goulue et Valentin le désossé en sont des exemples marquants.

Et comment ne pas parler de sa palette de couleurs ! Avec des visages parfois presque estompés, avec des regards qui dévorent toute une figure, ce sont ses couleurs qui donnent vie et rythme à la narration. On peut parler d’expressionnisme, on peut se souvenir aussi de Munch, de Fritz Lang.

Ce livre est passionnant, et on sent, de bout en bout, le plaisir que ses auteurs ont pris à nous l’offrir. Le seul bémol, c’est qu’il est « à suivre »… Comme dans les vrais feuilletons d’une époque certes révolue mais porteuse de charmes infinis.

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Rodolphe joue avec les codes du feuilleton, mais aussi avec ceux du polar, du fantastique, de l’Histoire, et même du livre d’art au travers du graphisme somptueux d’Oriol.

Cet album est une totale réussite, ludique, littéraire, passionnée et passionnante, d’une qualité d’édition, en outre, parfaite… A ne pas rater, donc !

Jacques et Josiane Schraûwen

L’Or Du Temps – Première partie (dessin et couleur : Oriol – scénario : Rodolphe – éditeur : Daniel Maghen – 80 pages – 2021)