Penss Et Les Plis Du Monde

Penss Et Les Plis Du Monde

Une bande dessinée étonnante, une exposition lumineuse à Bruxelles jusqu’au premier décembre 2019

Jérémie Moreau, après le succès de son album précédent, « La saga de Grimr », nous revient avec un livre très particulier. Philosophique, oui, mais d’une lecture aisée, et mettant en exergue une aventure humaine faite de contemplation et d’action.

Penss Et Les Plis Du Monde © Delcourt

Dans une préhistoire réinventée, Penss ne trouve pas sa place dans son clan. A la chasse, il préfère l’observation. A l’action, il préfère la contemplation. Seulement, en ces temps reculés pendant lesquels l’homme est devenu homme, l’existence était un combat de tous les jours, une lutte incessante faite de violence, de renoncement et, déjà, de refus de la différence.

La vie, donc, ne fait pas de cadeau à Penss. Et, ce faisant, la vie lui offre la chance de voir dans le monde qui l’entoure autre chose qu’un ennemi à vaincre, qu’un proche duquel se venger.

Autour de cette trame, Jérémie Moreau construit, comme un vrai roman, une fable à taille humaine nous contant la conquête de la nature et de ses ressources par l’homme.

Je n’ai pas pu m’empêcher de penser, en lisant ce livre, de penser à « Rahan »… Le thème, en effet, est quelque peu similaire, puisque Penss comme Rahan sont des humains cherchant inlassablement à modifier le monde, à le rendre plus vivable.

Mais avec Jérémie Moreau, il n’y a aucun aspect moralisateur, au contraire de la série de Lécureux et Chéret.

Et le dessin, bien évidemment, n’a rien à voir non plus ! Un dessin simple, mais terriblement rythmé, un graphisme inspiré sans aucun doute par le monde de l’animation « manga ». Mais un dessin qui dépasse ses influences grâce, entre autres, à un découpage tout en vivacité, grâce, aussi, à un sens de la couleur tout à fait particulier. Et là, les influences sont à chercher ailleurs, dans ce qu’on appelle aujourd’hui l’art brut, dans ce qu’on appelait avec plus de justesse peut-être l’art naïf. La couleur est une explosion, dans ce livre, une sorte d’improvisation à la fois rêvée et maîtrisée.

Penss Et Les Plis Du Monde © Delcourt
Jérémie Moreau : les couleurs

Penss, plus qu’un personnage central, est l’axe véritable de tout le récit que nous offre Jérémie Moreau. A partir du moment où il cultive la certitude que tout, dans l’univers, est fait de plis, il va se persuader que vivre, c’est découvrir, d’abord et avant tout, c’est regarder pour comprendre, c’est comprendre pour exister, c’est exister pour expérimenter. La question à laquelle cet être à l’ambition démesurée, principale source d’ailleurs de l’ostracisme dont il est victime, va être confronté, c’est de savoir si tout peut être appréhendé… Pris au piège du narcissisme, de l’autosatisfaction, de la solitude, de l’indifférence et de la haine, Penss va devoir accepter les différences des autres pour que les siennes deviennent des richesses à partager. Il va surtout devoir se reconnaître comme humain. Et il va le faire grâce à la rencontre de Craie, une jeune femme qui, tout comme lui, voit le monde comme une suite ininterrompue de plis. Mais là où Penss ne voit que les remous de la nature, Craie, elle, parle avec les esprits… Et c’est ainsi que, avec la naissance du désir, à l’orée d’une autre naissance d’ailleurs, Penss va évoluer, et comprendre que l’amour et la sensualité sont des plis essentiels à explorer, aux aussi.

Penss Et Les Plis Du Monde © Delcourt
Jérémie Moreau : l’ambition, le désir, la nature
Jérémie Moreau : la chair et l’esprit

Je parlais de fable, mais de fable sans morale. Une fable qui, en créant une impossible préhistoire dans laquelle un homme seul invente l’agriculture, nous parle aussi, de toute évidence, d’aujourd’hui.

De l’orgueil à l’humilité, le personnage de Penss grandit et fait se grandir le monde autour de lui. Jérémie Moreau nous montre son évolution sans manichéisme, il nous parle des réalités actuelles de l’agriculture et de la nourriture sans aucun diktat. Il fait œuvre d’artiste bien plus que de moralisateur, tout au long d’un roman graphique d’excellente tenue.

Penss Et Les Plis Du Monde © Delcourt

Sa force de scénariste réside aussi dans l’art qui est le sien de nous parler, du début à la fin, de principes éminemment philosophique sans jamais être rébarbatif dans son propos. Réussir à faire des théories philosophiques de Leibniz par exemple un outil narratif, cela tient de la gageure ! Et le pari est réussi… Penss nous dit qu’on ne peut se définir autrement qu’en fonction de la nature qui nous entoure et nous érige humains. Il nous dit qu’on ne peut modeler notre monde que par le « vivant », même si les strates de cet univers, en plis successifs et infinis, ne sont que l’accumulation mêlée de la vie et de la mort, sans cesse…

Penss nous dit, tout simplement, que tout est toujours à déplier pour que le réel puisse s’éveiller à la poésie essentielle, celle du « vivre ».

Penss Et Les Plis Du Monde © Delcourt
Jérémie Moreau : des ponts philosophiques avec aujourd’hui
Jérémie Moreau : tout est à déplier…

Penss, c’est un roman graphique qui se découvre autant avec l’intelligence que les yeux, autant avec la culture que l’instinct. C’est un album bd qui peut se lire avec passion, ou se feuilleter, ensuite, pour le plaisir des envolées de la lumière et de la couleur.

Penss, c’est un livre qui mélange les genres avec une véritable réussite !

Jacques Schraûwen

Penss Et Les Plis Du Monde (auteur : Jérémie Moreau – éditeur : Delcourt – 229 pages – date de parution : septembre 2019)

Une exposition au cbbd jusqu’au 1/12/2019 – https://www.cbbd.be/fr/accueil

Penss Et Les Plis Du Monde © Delcourt
Priscilla – On choisit pas sa famille

Priscilla – On choisit pas sa famille

Un humour trash, provocateur et totalement incorrect !

Du haut de ses trente printemps, Laetitia Coryn n’a vraiment pas peur des situations scabreuses ! Cela lui permet de nous exhiber une famille de beaufs à la Reiser ! Même pires…

Une famille, oui… Un père, une mère, et une petite fille… Un oncle, chômeur, aussi, et un ami timidement lubrique… Des voisins arabes, mais intégrés, ou presque. Un microcosme, en fait, qui résume l’horreur du quotidien lorsqu’il ne s’embarrasse ni de morale ni d’intelligence.

En gags qui ne dépassent pas les trois ou quatre pages, Laetitia Coryn nous dévoile, en fait, la triste et immense connerie humaine ! Pour la montrer, la dénoncer, elle a fait le choix de mettre en avant une petite fille pour qui le mot « enfance », ne signifie plus grand-chose, et ses parents dont la morale et les valeurs sont celles du graveleux, de l’innommable, de l’impensable ! Oui, Laetitia Coryn est une héritière directe de Reiser !

Priscilla © Glénat/Glénaaarg !

Mais ne croyez pas, cependant, à une imitation, ni au niveau du scénario, ni au niveau du dessin. Certes, les histoires qu’elle nous raconte, celles d’adultes racistes, complètement cons, imbibés de certitudes imbéciles, anti-immigrés, anti-gays, anti-tout-ce-qui-n’est-pas-normal, celles aussi d’une gamine qui entend et accepte tous les sous-entendus les plus pédophiles à son sujet, ces histoires ont le même canevas de départ que celles de Reiser. Mais le trait est différent, dans les mots comme dans le graphisme. Laetitia Coryn caricature ses personnages, mais sans insister outre mesure, et elle les plonge dans des décors qui en soulignent à chaque fois le quotidien, un quotidien bancal, un quotidien dans lequel le rire est tonitruant et répugnant…

On rit jaune, on rit noir, avec ce livre. Sans doute parce qu’il parle de pédophilie, de cancer, de mort, de politique, certainement parce qu’il nous montre une société, la nôtre, dans laquelle la bêtise devient un élément de plus en plus moteur de notre société. On rit jaune, on rit noir, mais on rit… parce que, comme le disait Desproges, il est salutaire de pouvoir encore avoir la liberté de rire de tout !

Priscilla © Glénat/Glénaaarg !

Un bouquin étonnant, à découvrir… parce que l’humour est sans doute l’ultime recours contre la bêtise humaine ! Surtout quand cet humour ne s’encombre d’aucune (auto-)censure !

Jacques Schraûwen

Priscilla (On choisit pas sa famille) (auteure : Laetitia Coryn – éditeur : Glénat/Glénaaarg ! – 64 pages – septembre 2019)

Priscilla © Glénat/Glénaaarg !
Peindre

Peindre

L’art de Man Ray, l’art de la BD : regards croisés.

Philippe Dupuy est un auteur bd qui ne se contente pas, depuis des années, de construire une carrière tranquille et linéaire. La preuve, dans ce livre qui nous montre un Man Ray génial au quotidien de sa création!

Peindre © Aire Libre

On connaît Philippe Dupuy pour ses bd à quatre mains, avec Charles Berberian, dont le fameux Monsieur Jean.

Mais on gagne, aussi, à le découvrir tout seul, comme dans l’étonnant  » Une histoire de l’Art « . Et comme ici, où, dans un livre qui se révèle être aussi un livre-objet, il s’intéresse à un personnage emblématique de l’art du vingtième siècle, un être à la fois surréaliste, peintre par volonté, photographe par nécessité, par besoin viscéral… Man Ray est un artiste dont tout le monde a vu, au moins une fois, une photo. Un artiste multiforme, habité par la nécessité de créer, habité aussi par l’envie de sortir sans cesse des sentiers battus. C’est ainsi qu’il fut un des membres emblématiques du dadaïsme d’abord, du surréalisme ensuite, mais sans dogme… Et suivant, à sa manière, l’exemple iconoclaste d’un Marcel Duchamps.

Peindre © Aire Libre
Philippe Dupuy : pourquoi Man Ray
Philippe Dupuy : Man Ray et Marcel Duchamps

Et ce livre, « Peindre », construit par chapitres qui, volontairement, perdent le lecteur dans une ligne du temps sans cesse flottante, cet album semble, au premier abord, presque rédigé de manière automatique. Mais très vite, en s’immergeant dans cette biographie que je qualifierais d’éclatée, on découvre l’histoire d’une vie, mais une histoire uniquement composée à partir de la volonté de cette vie d’être acte créatif !

C’est à un jeu biographique et graphique que se livre Pierre Dupuy pour nous tracer le portrait d’un artiste non conformiste, d’un artiste motivé par le rêve, le fantasme, la déraison de toute création, la nécessité de faire de chaque contrainte une nouvelle liberté. Philippe Dupuy rend hommage à Man Ray, en nous le montrant, de chapitre en chapitre, maître de jeu d’échec. Ou d’échecs au pluriel !…

Peindre © Aire Libre
Philippe Dupuy : jeu d’échec

Dans ce livre, puisque Philippe Dupuy y dépasse sans cesse le seul aspect biographique pour s’intéresser à l’acte de créer, à l’acte de PEINDRE, les personnages secondaires, mais essentiels, sont nombreux, très nombreux. Et le lecteur se doit, de ce fait, d’être actif, dans sa lecture, une lecture qui, au sens noble du terme, ouvre les portes d’une culture générale passionnée, et, donc, passionnante.

La passion, d’ailleurs, est aussi présente, évidemment, dans ce livre-objet-portrait. Pour créer, Man Ray, comme bien d’autres, ont eu besoin de muses… Kiki de Montparnasse en a fait partie… D’autres femmes, aussi, avec lesquelles Man Ray, à l’instar, sans doute de bien des créateurs, a eu des rapports difficiles, ardus, donc sources d’expression charnelle de l’art, avec un « a » tantôt majuscule, tantôt minuscule. Pour Man Ray, pour Dupuy aussi certainement, la femme possède une clairvoyance qui fait d’elle, de ses présences, la réalité d’une révolution créative, intellectuelle, humaine, avec cette volonté primale de faire la fête et de réinventer l’amour.

Peindre © Aire Libre
Philippe Dupuy : Femme et création

La bande dessinée, lorsqu’elle se penche sur le leu premier d’où elle est issue, l’Art, ne peut que faire de l’introspection. C’est bien le cas de Philippe Dupuy, que l’on devine sans cesse au plus profond des pages de cet album. Il nous parle de corps, il nous offre des symboles sans jamais être symboliste, il nous dit que tout est toujours double dans l’art, puisque l’art est un miroir.

Man Ray est connu pour ses photographiques… Et ce livre nous dit, en quelque sorte, que le premier révélateur, c’est la peinture…

Vous comprendrez aisément que ce livre dépasse les codes et les habitudes de la bande dessinée. Mais il le fait sans jamais chercher à « faire comme », il le fait avec une sorte d’humilité souriante, il le fait aussi de façon très écrite, très littéraire. Peindre, dessiner et écrire, tout cela se mêle dans ce livre pour devenir, tout simplement, la description subjective d’un trajet de vie !

Peindre © Aire Libre
Philippe Dupuy : l’écriture

Un très beau livre, un dessin simple, sans être simpliste, un côté pop-up ludique, une base littéraire et graphique évidente… Un livre à placer, sans doute, plus dans le rayon « Art » que dans celui de la bd, au creux d’une bibliothèque… A découvrir, avec curiosité, avec plaisir, avec intelligence !

Jacques Schraûwen

Peindre (auteur : Philippe Dupuy – éditeur : Dupuis Aire Libre)