Le Père Turc – à la recherche de Mustafa Kemal

Le Père Turc – à la recherche de Mustafa Kemal

Mêlant le passé, celui de la Turquie laïque de Kemal Atatürk, et le présent, celui de l’intégrisme meurtrier, ce livre réussit à allier le plaisir à l’Histoire. A nous faire redécouvrir une part du passé de l’Europe. Dans cette chronique, vous pouvez écouter le scénariste Loulou Dedola, passionné par son sujet…

Le père turc – © Glénat

Deux époques, en parallèle… Le début du vingtième siècle, et le début du vingt-et-unième siècle. Une femme Turque d’aujourd’hui, Afife, qui porte le même prénom qu’une féministe turque d’hier… Le radicalisme d’aujourd’hui, et la lutte, hier, de Kemal Atatürk contre tous les intégrismes et pour laïciser son pays, son peuple.
Le canevas de cette histoire part de ce qu’est la réalité d’aujourd’hui, puisqu’elle nous montre cette grande bourgeoise, Afife, s’efforcer d’aider son jeune neveu, Mehmet, vivant en France, de s’échapper à la fois de la délinquance et de la prise en main par des radicaux brandissant la foi comme une arme.
Le récit de ce combat est passionnant, émouvant même, et les portraits de tous les personnages entourant Afife et Mehmet, entourant, en d’autres temps, Atatürk, ces portraits sont d’une véracité sans faille.

Ce qui est sans faille aussi, dans ce livre, c’est de permettre aux lecteurs de découvrir ce qu’est et ce qu’était la Turquie, historiquement, humainement, en nous parlant d’aventure, certes, mais aussi de dictature, de dictatures plurielles même. Et le personnage central de cet album, Afife, revêt un intérêt totalement humaniste : elle résiste, mais cette résistance ne se fait pas  » contre « , mais  » pour  » !…

Loulou Dedola: résister
Loulou Dedola: la dictature

 

 

Le père turc – © Glénat

Pour s’occuper de son neveu et tenter de le libérer des chaînes guerrières et pseudo-religieuses qu’on veut lui imposer, Afife fait le choix de l’Histoire…
Un pays sans légende, disait je ne sais plus qui, est un pays condamné à mourir de froid… Churchill (ardent opposant de Kemal Atatürk en son temps) ne disait pas autre chose lorsqu’il disait à peu près qu’un pays perdant la mémoire de son histoire était condamné à la revivre.
Pour Afife, comme pour Atatürk en son temps, le chemin de la libération ne peut que passer par la connaissance. Par la prise en compte de ce que sont les racines qui nous construisent. Vivre et évoluer, en s’ouvrant à la puissance du rêve et de ses accomplissements, cela ne peut se faire qu’en ancrant ses pieds et son âme dans tout ce qui nous a créé, dans tout ce qui continue à nous inventer, dans tout ce que nous allons demain vouloir partager. A ce titre, ce livre s’adresse aussi, et surtout peut-être, à un public jeune en manque de repères…
Et Loulou Edola, le scénariste, pour accentuer le côté  » passage de témoin  » de son héroïne Afife, en fait une  » chamane « , ce qui ajoute

Loulou Dedola: Histoire et jeunesse

 

Loulou Dedola: chamanisme

 

Le père turc – © Glénat

Ce que j’ai vraiment apprécié dans ce livre, au-delà de l’intrigue, au-delà de la narration vive et rythmée, c’est son côté didactique. La Turquie, de nos jours, est au centre de toutes les actualités. Mais qu’en connaît-on, finalement, que sait-on vraiment, en Occident, de son Histoire, de ce Kémalisme contre lequel s’est dressé à sa manière Erdogan aujourd’hui ?
Dans ce livre, on remet ainsi en perspective la Turquie d’aujourd’hui en l’ancrant dans ce qu’elle fut, en nous montrant à voir ce que fut le combat de Kemal Atatürk pour faire de son pays un pays moderne, un pays qui ne soit plus dirigé par la religion, quelle qu’elle soit. Un pays qui, avant la guerre 40/45, a accueilli sur son territoire quelques grands scientifiques juifs chassés d’une Allemagne dictatoriale et raciste…
Il y a dans ce livre un profond humanisme, à l’instar de la devise de Kemal Atatürk :  » Paix dans le pays, paix dans le monde  » !
Mais une bonne bd, c’est quand même d’abord une lecture divertissante, et c’est bien le cas ici. On est dans l’action, on est dans le portrait, on est dans l’émotion, aussi, sans mièvrerie. Grâce au scénario de Dedola, évidemment, mais grâce aussi au dessin de Lelio Bonaccorso. A la fois moderne, dans l’approche des visages par exemple, ou dans le découpage, et à la fois classique dans le sens de la mise en scène de chaque planche, ce dessin rythme l’histoire qui nous est racontée, la rend linéaire, alors que les flash-backs sont nombreux, et permet ainsi au lecteur de ne jamais se perdre en cours de route.

Loulou Dedola: le dessin

 

Loulou Dedola: le rythme

 

 

Le père turc – © Glénat

Il faut aussi souligner le travail des coloristes, Stefanio Aquaro et Alessandro Buffa dont la palette permet des allers-retours sans accroc entre hier et aujourd’hui.
Ce livre, sans aucun doute, est un livre  » engagé « … Un livre important, donc, dans le monde qui est le nôtre et dans lequel la violence, avec mille et un alibis inacceptables, prend de plus en plus de place, de plus en plus de pouvoir.
Résister… Tel est le message d’Afife… Tel est le message de ce livre qui s’ouvre à la vie, à ses possibles, malgré l’inévitable présence de la mort et de ses désespérances…

Jacques Schraûwen
Le Père Turc – à la recherche de Mustafa Kemal (dessin: Lelio Bonaccorso – scénario: Loulou Dedola – couleurs: Stefania Aquaro et Alessandro Buffa – éditeur: Glénat)

Play With Me

Play With Me

Un « artbook » consacré à Nicoletta Ceccoli… Plongez-vous dans l’univers d’une enfance qui n’a sans doute pas grand-chose de réjouissant ! Le tout en quatre chapitres somptueux !

 

Premier chapitre : Candyland

 

Play With Me©Soleil-Venusdea

 

 

Nicoletta Ceccoli est une illustratrice dont vous avez certainement déjà croisé les œuvres, par exemple en couverture du « Prédicateur », polar venu du nord et froid comme la désespérance.

Dans ce livre-ci, elle construit un univers qui, né du quotidien de l’enfance, de toutes les enfances, se révèle très vite envoûtant et pesant tout à la fois, aérien et désespéré, désespérant et souriant.

Dans le premier chapitre, Nicoletta Ceccoli nous offre quelques dessins dans lesquels le péché mignon de tous les enfants est mis en évidence : la gourmandise… Le  plaisir de manger, le plaisir de découvrir, avec les yeux d’abord, avec l’âme  ensuite, des saveurs nouvelles, des sucreries aux âcretés inattendues. Parce que c’est bien de cela qu’il s’agit, avec Nicoletta Ceccoli : l’inattendu ! Un inattendu qui, sous les couleurs pastel de scènes qui pourraient être sages et sereines, se dévoile au travers de détails qui flirtent avec l’horreur, avec le fantastique, avec le merveilleux lorsqu’il dévie de ses intentions premières.

 

Deuxième chapitre : Wild Beauties

 

 

Play With Me©Soleil-Venusdea

 

 

Dans la deuxième partie de ce livre d’art, l’auteure nous convie à découvrir les liens étroits que l’enfance construit au quotidien avec la nature. Mais là encore, au-delà de l’image d’Epinal habituelle à ce genre de sujet, Nicoletta Ceccoli met en scène des enfants qui ne sourient pas, des enfants dont le regard se pose plus loin que celui du spectateur, comme au travers d’improbables photographies dans lesquelles les modèles se soumettent aux poses les plus étranges. Il y a du mal-être, de la désespérance, dans le sérieux presque absent des petites filles sans sagesse que nous présente Ceccoli.

 

Troisième chapitre : Come Play With Me

 

 

Play With Me©Soleil-Venusdea

 

Peut-on avoir vraiment envie de jouer avec ces petites filles dont les jouets servent à des mises en scène qui n’ont rien d’enfantin, qui parlent de mort, de larmes, de déchirures, de failles à sans cesse venir ? Le monde des poupées, des pantins, des peluches qui, dans ce chapitre, accompagne et peut-être crée les rêves de gamines qui y pénètrent, ce monde est d’un sérieux qui fait peur… Une peur semblable, il est vrai, à ces cauchemars impossibles à raconter que, toutes et tous, nous avons faits enfants !

 

Quatrième chapitre : Tales From Wonderland

 

 

Play With Me©Soleil-Venusdea

 

 

Dans le dernier chapitre de ce livre, Nicoletta Ceccoli nous convie à la suivre dans l’univers des contes pour enfants. Mais là aussi, de labyrinthe en prince charmant fuyant les tentacules du désir, la magie des belles histoires disparaît pour laisser la place à des châteaux de cartes toujours prêts à s’écrouler,à des sirènes qui ne sont que de dangereuses méduses… Le pays des merveilles dans lequel Nicoletta Ceccoli nous fait entrer n’est pas celui d’Alice… Il y ressemble un peu, de par ses couleurs, de par ses thèmes, mais il s’en éloigne par l’intensité d’un sentiment qui, de bout en bout de ce chapitre et de tout ce livre est omniprésent : l’absence ! Absence de sentiments, de sensations, de rêves nouveaux, absence de l’enfance à elle-même !…

 

 

Formellement beau, à tous les niveaux, le graphisme, la composition, la couleur, ce livre est d’une totale impudeur. Nicoletta Ceccoli appartient à cette race de dessinateurs pour qui la réalité n’est jamais ce reflet que l’habitude nous montre d’elle… Il y a du désespoir, dans ses dessins, comme chez  Topor, comme chez Bosc, comme chez Ungerer, mais il y a une façon de traiter ce désespoir quotidien qui choisit l’anecdote pour fouiller au plus profond de toutes les angoisses que l’enfance fait naître, éternellement, dans l’âme des adultes…

 

Un livre superbe, à feuilleter, à regarder, encore, et encore… Pour se faire peur ?… Un peu, par ce que la peur, comme l’amour et la tendresse, sont les horizons qui nous font toutes et tous vivants !

 

Jacques Schraûwen

Play With Me (auteure : Nicoletta Ceccoli – éditeur : Soleil-Venusdea)

Profession Du Père

Profession Du Père

La très réussie adaptation d’un excellent roman

Une interview de l’écrivain Sorj Chalandon et du dessinateur Sébastien Gnaedig… Une chronique consacrée à un livre puissant, intime, un vrai regard sur l’enfance, la folie, le rêve, la vie et la mort…

 

Sorj Chalandon est de ces « vrais » écrivains qui ne peuvent écrire et parler que de ce qu’ils ressentent véritablement, que de ce qu’ils connaissent, de près ou de loin. Flaubert était Madame Bovary, on l’a assez dit… Et le personnage axial de ce roman-ci,  » Profession du Père « , c’est Chalandon, de toute évidence.

Je dis bien  » personnage axial « , oui, parce que l’enfant que l’on voit vivre de page en page, dont on découvre les larmes mais aussi les sourires, les hantises et les envolées presque lyriques, les espérances et les nombreux rendez-vous à jamais manqués, cet enfant-là est plus témoin qu’acteur. Témoin de l’existence de parents qui, de domination en soumission, ne vivent de leur vie que des bribes de possibles…

Le personnage central de ce livre, roman et bd, c’est le père d’Emile, un père dont le fils ne connaît pas la profession, ce qui l’empêche de remplir, à chaque rentrée scolaire, la fiche descriptive demandée par l’école. Est-il agent secret ?… Est-il mythomane ?…

C’est cette figure paternelle, oui, et, dans la pénombre derrière lui, la figure maternelle, qui forment la véritable trame de ce livre.

Adapter un roman en bande dessinée, comme en cinéma, ce n’est  jamais gagné d’avance, tant il est vrai que l’écrivain, derrière chaque mot, crée des images qui, certes, lui appartiennent, mais qui, inéluctablement, en créent d’autres dans l’imaginaire de chacun de ses lecteurs.

Pour Chalandon, l’adaptation de ce livre extrêmement personnel est plus qu’un plaisir, une espèce de reconnaissance, peut-être, mais, surtout, la chance de se regarder au travers du regard d’un autre. Et le regard de Gnaedig, tout en simplicité de traits, tout en narration frontale et tranquille, est une superbe réussite, à tous les niveaux !

Sorj Chalandon: l’adaptation

 

Sébastien Gnaedig: l’adaptation

 

Tout, dans ce livre, commence à une époque troublée de l’Histoire de France, celle de la guerre d’Algérie. Emile ne sait pas ce que son père exerce comme profession. Et ce père lui dit qu’il est agent secret, qu’il fut l’ami de De Gaule, pais que ce dernier l’a trahi.

Le jeune garçon croit-il tout cela ?….

En partie, certainement, puisque cela ressemble à un grand jeu, avec des moments de rires et de sourires. Mais il subit aussi cette folie qui n’a rien de doux, et qui, souvent, prend vie à coups de ceinture, à grande gifles, à tabassages devant une mère qui ne dit rien et, immobile, subit elle aussi… Et l’enfant ne peut dès lors que se demander, même inconsciemment, s’il a été désiré…

Ce livre, ce roman comme cette bande dessinée, aurait pu n’être que le portrait de cet homme battant son fils, le portrait sans retouche affective d’un drame familial et quotidien vécu par un enfant en mal de tendresse.

Il y a tout cela dans ce live, bien sûr.

Sorj Chalandon: les violences
Sébastien Gnaedig: le dessin

 

Mais il y a bien plus, et si portrait il y a, c’est celui d’une époque, désormais révolue, mais où l’horreur et le bonheur se côtoyaient sans cesse. Les années 60… Tous les nouveaux horizons qui s’ouvraient… Mais la guerre, aussi, encore, toujours… Les conflits idéologiques… Les trahisons ressenties, les déchirements… C’est un portrait, oui, que ce livre, mais le large portrait d’individus ballottés à la fois par leurs propres histoires et la grande Histoire dans laquelle ils sont obligés de s’inscrire…

Sorj Chalandon: une époque et une sauvegarde par l’art

 

Et puis, surtout ai-je envie de dire, ce livre est le portrait presque serein de la folie. Une folie particulière, certes, mais qui, de par les mots de Chalandon comme de par le graphisme simplement observateur de Gnaedig, devient symbole de toutes les folies que la  société et ses failles pouvaient créer dans les années 60, peuvent encore créer aujourd’hui, et le prouvent de jour en jour !

La folie nous guette tous, disait je ne sais plus qui… Elle nous guette et nous accompagne, puisque, toutes et tous, nous rêvons, et  que chaque rêve nous enfouit dans des univers où  le mensonge peut, sans qu’on s’en rende compte, prendre la place de la réalité.

Sorj Chalandon: la folie

Il y a de ces livres qu’on referme, qu’on a aimé lire, mais qu’on oublie très vite.

Ce n’est vraiment pas le cas avec  » Profession du Père « , croyez-moi ! Cet album bd, après le roman, est un miroir dans lequel chacun, j’en suis certain, peut retrouver des reflets de ses propres passés, ou de ceux de proches. Les passés, et les présents… Parce que les idées changent, mais que la folie humaine, elle, reste éternelle, et reste, finalement, le seul  » monstre  » intime à combattre pour vivre  plus que survivre !

 

Jacques Schraûwen

Profession du Père (un livre de Sébastien Gnaedig, d’après un roman de Sorj Chalandon – éditeur : Futuropolis)