Profession Du Père

Profession Du Père

La très réussie adaptation d’un excellent roman

Une interview de l’écrivain Sorj Chalandon et du dessinateur Sébastien Gnaedig… Une chronique consacrée à un livre puissant, intime, un vrai regard sur l’enfance, la folie, le rêve, la vie et la mort…

 

Sorj Chalandon est de ces « vrais » écrivains qui ne peuvent écrire et parler que de ce qu’ils ressentent véritablement, que de ce qu’ils connaissent, de près ou de loin. Flaubert était Madame Bovary, on l’a assez dit… Et le personnage axial de ce roman-ci,  » Profession du Père « , c’est Chalandon, de toute évidence.

Je dis bien  » personnage axial « , oui, parce que l’enfant que l’on voit vivre de page en page, dont on découvre les larmes mais aussi les sourires, les hantises et les envolées presque lyriques, les espérances et les nombreux rendez-vous à jamais manqués, cet enfant-là est plus témoin qu’acteur. Témoin de l’existence de parents qui, de domination en soumission, ne vivent de leur vie que des bribes de possibles…

Le personnage central de ce livre, roman et bd, c’est le père d’Emile, un père dont le fils ne connaît pas la profession, ce qui l’empêche de remplir, à chaque rentrée scolaire, la fiche descriptive demandée par l’école. Est-il agent secret ?… Est-il mythomane ?…

C’est cette figure paternelle, oui, et, dans la pénombre derrière lui, la figure maternelle, qui forment la véritable trame de ce livre.

Adapter un roman en bande dessinée, comme en cinéma, ce n’est  jamais gagné d’avance, tant il est vrai que l’écrivain, derrière chaque mot, crée des images qui, certes, lui appartiennent, mais qui, inéluctablement, en créent d’autres dans l’imaginaire de chacun de ses lecteurs.

Pour Chalandon, l’adaptation de ce livre extrêmement personnel est plus qu’un plaisir, une espèce de reconnaissance, peut-être, mais, surtout, la chance de se regarder au travers du regard d’un autre. Et le regard de Gnaedig, tout en simplicité de traits, tout en narration frontale et tranquille, est une superbe réussite, à tous les niveaux !

Sorj Chalandon: l’adaptation

 

Sébastien Gnaedig: l’adaptation

 

Tout, dans ce livre, commence à une époque troublée de l’Histoire de France, celle de la guerre d’Algérie. Emile ne sait pas ce que son père exerce comme profession. Et ce père lui dit qu’il est agent secret, qu’il fut l’ami de De Gaule, pais que ce dernier l’a trahi.

Le jeune garçon croit-il tout cela ?….

En partie, certainement, puisque cela ressemble à un grand jeu, avec des moments de rires et de sourires. Mais il subit aussi cette folie qui n’a rien de doux, et qui, souvent, prend vie à coups de ceinture, à grande gifles, à tabassages devant une mère qui ne dit rien et, immobile, subit elle aussi… Et l’enfant ne peut dès lors que se demander, même inconsciemment, s’il a été désiré…

Ce livre, ce roman comme cette bande dessinée, aurait pu n’être que le portrait de cet homme battant son fils, le portrait sans retouche affective d’un drame familial et quotidien vécu par un enfant en mal de tendresse.

Il y a tout cela dans ce live, bien sûr.

Sorj Chalandon: les violences
Sébastien Gnaedig: le dessin

 

Mais il y a bien plus, et si portrait il y a, c’est celui d’une époque, désormais révolue, mais où l’horreur et le bonheur se côtoyaient sans cesse. Les années 60… Tous les nouveaux horizons qui s’ouvraient… Mais la guerre, aussi, encore, toujours… Les conflits idéologiques… Les trahisons ressenties, les déchirements… C’est un portrait, oui, que ce livre, mais le large portrait d’individus ballottés à la fois par leurs propres histoires et la grande Histoire dans laquelle ils sont obligés de s’inscrire…

Sorj Chalandon: une époque et une sauvegarde par l’art

 

Et puis, surtout ai-je envie de dire, ce livre est le portrait presque serein de la folie. Une folie particulière, certes, mais qui, de par les mots de Chalandon comme de par le graphisme simplement observateur de Gnaedig, devient symbole de toutes les folies que la  société et ses failles pouvaient créer dans les années 60, peuvent encore créer aujourd’hui, et le prouvent de jour en jour !

La folie nous guette tous, disait je ne sais plus qui… Elle nous guette et nous accompagne, puisque, toutes et tous, nous rêvons, et  que chaque rêve nous enfouit dans des univers où  le mensonge peut, sans qu’on s’en rende compte, prendre la place de la réalité.

Sorj Chalandon: la folie

Il y a de ces livres qu’on referme, qu’on a aimé lire, mais qu’on oublie très vite.

Ce n’est vraiment pas le cas avec  » Profession du Père « , croyez-moi ! Cet album bd, après le roman, est un miroir dans lequel chacun, j’en suis certain, peut retrouver des reflets de ses propres passés, ou de ceux de proches. Les passés, et les présents… Parce que les idées changent, mais que la folie humaine, elle, reste éternelle, et reste, finalement, le seul  » monstre  » intime à combattre pour vivre  plus que survivre !

 

Jacques Schraûwen

Profession du Père (un livre de Sébastien Gnaedig, d’après un roman de Sorj Chalandon – éditeur : Futuropolis)

La Piste Cavalière

La Piste Cavalière

Le cheval est sans doute la première des passions de Michel Faure, l’auteur de cet album… Un auteur que vous allez pouvoir écouter dans cette chronique.

 

Au centre de cette histoire, il y a deux femmes, très différentes, physiquement et mentalement, l’une de l’autre mais unies par la même passion pour les chevaux et par un amour lumineux. Rose-Mai et Betty gagnent leur vie en aménageant des terrains consacrés à des manifestations hippiques.

Au centre de cette histoire, outre ces deux femmes, il y a toute une galerie de personnages qui, tous, ont une existence, une réalité, une vérité, un poids. A commencer par le grand-père de Rose-Mai dont les souvenirs, hauts en couleurs, parlent d’Algérie, de chevaux, d’emprisonnement, de liberté… Mais il y a aussi Lulu, Gilbert… Il y a Henri, un avocat qui, dans sa propriété, accueille des migrants, des réfugiés. Et puis un couple de grands bourgeois chez qui les deux filles viennent travailler et avec qui, très vite, les conflits vont naître.

Il y a enfin une enquête policière, un flic particulièrement rébarbatif qui va se révéler, un peu comme chez Audiard, très différent de ce qu’il a l’air d’être.

Et ce sont tous ces personnages qui construisent l’intrigue, qui en élaborent l’ambiance, qui en assument les rebondissements. Et si la sauce prend, et elle prend bien, c’est grâce au travail sur les mots, sur les dialogues, effectué par Michel Faure. Par le fait, aussi, que le monde du cheval, bien évidemment, est un univers qu’il connait à la perfection.

Michel Faure: Les dialogues

En définitive, c’est pourtant le cheval, essentiellement, qui est le fil conducteur du récit. Et le regard que Michel Faure pose sur cette haute bourgeoisie intéressée par le seul gain est un portrait au vitriol, parfois à la limite de la caricature mais sans que cela ne soit pesant, un portrait que l’on sent nourri par une vraie connaissance de  » ces gens-là « , pour pasticher quelque peu Jacques Brel.

Et c’est le sauvetage d’un cheval blessé qui est le déclencheur essentiel de l’intrigue. Des intrigues, plutôt, tant il est vrai que Faure, même si l’histoire qu’il nous raconte est  » linéaire « , aime les digressions. Des digressions humanistes, qui parlent de racisme, de tolérance, de liberté, de sexualité, de vie, de mort. Son livre, comme souvent chez lui, est une fable qui, à partir de l’animalité du cheval, s’adresse à l’humanité de ses protagonistes. Parce que, toujours, c’est à taille humaine que Michel Faure crée les récits qu’il a envie de partager avec nous.

Michel Faure: un cheval blessé…

 

A taille humaine, oui… Ce qui permet à Faure de ne pas nous découper un scénario en séquences, mais bien plus en tranches de vie, en moments d’existence, qui, mêlés, finissent par former la trame d’un monde complexe parce qu’ambigu, toujours, un monde dans lequel les apparences sont battues en brèche, tout comme les préjugés de toutes sortes.

Pour ce faire, Michel Faure a un dessin qui parle au lecteur, immédiatement, un dessin qui n’a nul besoin d’effets spéciaux dans les cadrages ou dans les perspectives pour se révéler efficace. Efficace, oui, et surtout attachant !

Un dessin qui doit également beaucoup à la couleur, une couleur omniprésente mais sans cesse changeante, comme le sont les paysages dans lesquels Faure balade ses héroïnes. Il y a de la lumière, jusque dans les sous-bois, il y a les scènes plus intimistes dans lesquelles les ombres prennent un peu plus de place. Il y a, de toute façon, grâce à cette couleur, un rythme qui ne peut que faire aimer l’histoire de cette piste cavalière, de cette jument blessée, et du poulain à qui elle donne vie. Une vie qui apparaît en même temps que le départ du grand-père dans un ailleurs définitif…

Et puis, dans le dessin de Faure, il y a l’importance capitale des regards, des regards qui, dessinés, accrochent ceux des lecteurs, et lui permettent ainsi d’aller au-delà du simple graphisme pour pénétrer, silencieusement, dans la vérité des personnages.

Michel Faure: le dessin et la couleur

 

Michel Faure: le dessin, les regards…

Dans la lignée de Giraud ou de Palacios, œuvrant aussi comme peintre parfois plus que comme dessinateur, Michel Faure est de ces artistes qui donnent leurs lettres de noblesse à la bande dessinée. Bien sûr, il a ses obsessions graphiques et narratives, et je pense que, pour lui, faire une bd sans animal, sans cheval surtout, s’avérerait impossible.

C’est sa marque de fabrique, mais c’est surtout, pour lui, l’occasion, toujours, de nous raconter des histoires qui parlent plus à l’âme qu’à la raison.

C’est ce qu’il fait dans cette piste cavalière, et c’est ce qu’il y fait extrêmement bien !

 

Jacques Schraûwen

La Piste Cavalière (auteur : Michel Faure – éditeur : Glénat)

Pico Bogue : 10. L’Amour De L’Art

Pico Bogue : 10. L’Amour De L’Art

Chronique de Jacques Schraûwen, publiée sur le site de la RTBF, le mardi 26 décembre 2017 à 11h16

 

Pour bien terminer l’année et bien commencer la suivante, voici un livre indispensable ! Tendresse, humour, intelligence et poésie vous y attendent ! Avec une question essentielle, amusante et amusée: qu’est-ce que l’art!…

 

Dès le départ de cette série, j’ai été séduit par son graphisme, dans la filiation de Sempé, par ses dialogues qui se révélaient cousins de Mafalda et de Snoopy. Cela faisait bien longtemps qu’aucune suite de  » gags  » en une page (ou en une demi-page…) n’avaient éveillé ainsi ma passion ! Et j’en avais parlé ici-même.

On aurait pu croire, au fil du temps, au fil des albums donc, que cette veine originelle, de tendresse, d’observation amusée d’un monde qui est le nôtre, que tout ce qui faisait l’inventivité et la fraîcheur de cette série allait s’essouffler, perdre de ses sourires et de son mordant, de sa spontanéité… Il n’en a rien été, et il n’en est toujours rien, que du contraire !

Pico Bogue, ses copains de classe, sa petite sœur Ana Ana, son institutrice, ses parents, tout ce petit monde continue à observer notre société et à nous pousser, ainsi, à mieux la regarder, à enfin la voir, telle qu’elle est peut-être, telle qu’elle pourrait être sans doute.

Dans cet album-ci, le monde de Pico Bogue évolue quelque peu. Bien sûr, il possède toujours la même passion des mots, de leurs origines, et donc de toutes leurs possibilités de significations. Mais cette passion devient aussi celle de sa petite sœur Ana Ana.

Ana Ana qui, deuxième évolution de cette série, occupe une place de plus en plus importante. Il faut dire qu’elle le mérite, cette petite fille aux éclats de rire tonitruants, et dont on se demande si elle est capable d’être triste  un jour…

La troisième évolution se situe, elle, dans le thème abordé tout au long de cet album. Un thème sérieux, pratiquement philosophique, essentiel même, une question que chacune et chacun se pose un jour ou l’autre : qu’est-ce que l’art ? Un thème, n’ayez pas peur, qui évite tout verbiage inutile pour ne s’attarder que sur ce qui caractérise totalement tous les personnages de cette série : le besoin de l’enfance de rester l’enfance, et donc de trouver rêves et jeux, amusements et partages dans tout, même dans ce qui pourrait ressembler à une obligation, familiale ou, ici, scolaire.

Parce que si tous ces enfants se mêlent du  » grand art « , c’est parce qu’ils doivent, pour leur fête scolaire, réaliser chacun une œuvre d’art, tout simplement ! Et ce qu’ils découvrent, en définitive, c’est que l’art est, par définition, impossible à définir, multiforme et, surtout, uniquement capable d’émouvoir à partir du moment où l’œuvre naît d’une émotion !

 

On a un peu l’impression avec cet  » Amour de l’art  » que les auteurs deviennent un peu plus adultes dans leurs choix narratifs. Mais ce n’est  qu’une apparence, parce que l’essentiel reste le regard que pose tout un chacun sur l’art, l’enfance, et donc l’enfance de l’art… On pourrait presque résumer le propos de ce livre de cette manière : si l’art, c’est de raconter des histoires, s’il dépend à la fois de l’éducation et de la sensibilité personnelle, s’il ne peut jamais n’être qu’une  » fonction « , l’essentiel reste, toujours :  » être joyeux tous ensemble  » !

Et encore une fois, j’insiste, c’est bien de plaisir, de rires, de sourires, de joie de vivre, d’étonnements communicatifs qu’il s’agit dans ce dixième volume consacré aux mille quotidiens de Pico Bogue et de tous ceux qui l’entourent. S’amuser ne devrait pas empêcher de réfléchir et de chercher à recréer dans la grisaille des jours quelques arcs-en-ciel qui ne demandent qu’à prendre vie !

C’est peut-être cela, finalement, la  » morale  » de Pico Bogue : donnons vie à tout ce qui peut nous rendre heureux !

 

Jacques Schraûwen

Pico Bogue : 10. L’Amour De L’Art (dessin : Alexis Dormal – scénario : Dominique Roques – éditeur : Dargaud)