Petite Maman 

Un roman graphique qui se plonge dans l’horreur des violences intra-familiales…

Brenda, enfant brimée, enfant aimante, enfant battue est au centre de cet album poignant, ancré dans un fait de société trop souvent tu, trop souvent oublié…

 

Petite Maman©Dargaud

 

Née d’une mère encore adolescente et d’un père définitivement absent, la petite Brenda grandit au rythme de son amour pour sa mère, au rythme d’un tissu social et familial qui, tel le mur de l’indifférence, se dresse, insurmontable, face au quotidien de ses larmes, de ses sourires, de ses angoisses, de ses douleurs.
De ses douleurs, oui, parce que cette petite fille est une enfant battue, elle que l’on voit rester, par la magie du crayon de Halim, une enfant tout au long de ce livre, alors que, pourtant, elle vieillit, elle devient adolescente, adulte même… Symbolisme graphique d’une présence inaltérable de ce que fut l’enfance lorsqu’elle n’existe qu’en souffrance.
Halim n’a certainement pas choisi de traiter ce sujet gratuitement. Le combat de son dessin est un combat que la société qui est nôtre ne mène incontestablement pas avec assez de puissance.
Si ce sujet est celui de l’enfance battue, il est aussi, au-delà de la simple anecdote « crapuleuse », celui de la femme, de son rôle, de sa place, et de toutes les soumissions et dominations qui, de plus en plus, construisent notre univers occidental.
Et c’est aussi et surtout peut-être ce que j’aime dans ce livre : l’absence totale de gratuité et le refus de toute compromission.

 

Petite Maman©Dargaud

 

Halim: un thème difficile

 

Pour parler d’une enfant battue, d’une enfant se voulant, par amour malgré tout pour sa mère, comme une maman pour cette dernière, en l’aidant dans tous les gestes du quotidien, dans toutes les routines de la vie au jour le jour, pour parler de cet étrange et presque incompréhensible rapport humain entre deux humains liés par une violence sourde et inaltérable, Halim a choisi un dessin vif, rapide, presque dépouillé. Il a fait le choix, également, de coloriser son album dans des tons monochromatiques, un vert d’eau, un vert presque sale… très peu lumineux, en tout cas… Il a voulu, aussi, utiliser un découpage éclaté, mélangeant les époques de l’existence de Brenda, et cela n’a rien de gratuit non plus : il faut que le lecteur « fasse un pas » vers le livre, le récit, pour ne pas se perdre comme se perdent les personnages décrits, racontés, approchés.
Et enfin, même dans les scènes qui pourraient devenir triviales, Halim a décidé d’user, de bout en bout, d’une vraie pudeur. La pudeur d’un observateur, peut-être… La pudeur, en tout cas, d’un humaniste qui regarde, raconte, sans jamais pouvoir porter de jugement sur une situation qui, de toute façon, trouve ses racines dans le monde qui est le nôtre et ses mille hypocrisies.

 

Petite Maman©Dargaud

 

Halim: un livre pudique et observateur

 

Ce livre n’a rien à voir avec le compte-rendu artistique d’un fait-divers, vous l’aurez compris. Il s’agit ici d’une réflexion, profondément, sur ce qu’est la violence quotidienne, sur les causes de celle-ci, des causes psychologiques, voire psychiatriques, des causes sociales, des causes pécuniaires, affectives, éducatives…
On n’apprend pas à être parents, on ne l’est pas non plus de manière innée, quoi que puissent en dire mille et un scientifiques de tout poil… On l’est… On le devient, ou pas, mais ce n’est pas le résultat d’un apprentissage, c’est le résultat de sentiments, de rêves et de réalités qui, ensemble, forment le fil d’une existence.
Face à la maternité, la paternité, l’amour ou la haine, l’indifférence ou la tolérance, nous sommes et nous serons toujours tous différents les uns des autres.
Et c’est également cela l’axe central de ce livre : la différence, sous toutes ses formes.
Et sa forme la plus extrême est celle qui, dans ce livre, occupe, finalement, véritablement tout l’espace relationnel qui nous est raconté. Une forme qu’on peut nommer, avec Halim, le « Mal », qu’il nous dessine sans faux-fuyants, sans faux-semblants…

 

Petite Maman©Dargaud

 

Halim: la différence et le mal

 

Je parlais de pudeur… Cette pudeur dans le trait n’empêche pas les mots de Halim, cependant, de ne rien occulter du sujet qu’il traite, qu’il dessine, qu’il nous livre.
Il y a ainsi, à côté du dessin simple mais d’une véritable efficacité, la puissance des dialogues, parfois très crus, des dialogues au travers desquels jaillissent de façon presque tangible la violence et ses souffrances inéluctables.
Bien sûr, l’héroïne de ce livre pourrait fuir. Elle le fait d’ailleurs, en vivant sans cesse entre réalité et rêve. Mais, en définitive, et c’est ce qu’elle comprend aussi, c’est elle-même qu’elle fuit ainsi.
C’est aussi elle-même qui comprend, de l’âme et de la chair, qu’on peut ne pas reproduire ce qu’on a vécu… Elle devient mère, à son tour, comme un enfant vieilli que sa mère a maudit, et qui oublie sa fatigue pour sourire à son enfant qui pleure…

 

Petite Maman©Dargaud

Halim: les dialogues

 

Ce n’est pas un livre facile, un livre d’aventure, un moment de délassement, c’est vrai. C’est un livre qui possède bien des ombres, des pénombres, des antres dans lesquels se tapissent les monstres d’une horreur quotidienne inacceptable… Mais ce n’est à aucun moment un livre « négatif », que du contraire. C’est un album dans lequel, même derrière les pires des grimaces, naissent des sourires, des attentes, des espérances.
C’est un livre qui est un regard, une main tendue.
C’est un livre qui ouvre les yeux et qui le fait avec un talent tranquille, sans fioritures, sans d’autres effets que celui de nous faire toucher du doigt quelques réalités de notre monde, de notre société !
Une bande dessinée intelligente, importante… Contre toutes les indifférences ! Et donc contre toutes les violences !

Jacques Schraûwen
Petite Maman (auteur : Halim – éditeur : Dargaud)

 

Le Petit Nicolas : La Bande Dessinée Originale

Le Petit Nicolas : La Bande Dessinée Originale

Le Petit Nicolas, c’est un des personnages mythiques de l’humour… Celui des textes de Goscinny, celui des dessins de Sempé… Mais il fut, avant cela, un petit héros de BD qui ne manquait pas d’intérêt… Et qui mérite d’être redécouvert!

 

En  » accroche  » sur le couverture de cet album, il est indiqué :  » un trésor retrouvé « …

Personnellement, je parlerais plus d’une belle et intéressante curiosité de la grande histoire du neuvième art !…

Nul n’est besoin de présenter les deux auteurs de ce Petit Nicolas… Sempé est, dans l’univers du dessin dit d’humour, plus qu’une référence, un des vrais poètes du graphisme, de la description acidulée du quotidien humain dans ce qu’il peut avoir à la fois de plus mesquin et de plus démesuré, de plus attristant et de plus jouissif… Quant à Goscinny, son importance dans le monde de la bande dessinée n’est plus à démontrer, avec Astérix, certes, mais avec ben d’autres séries également qui ont marqué et marqueront toujours ce média à la fois littéraire et graphique !

Et donc, ces deux artistes se sont un jour rencontrés et ont créé, en 1955, un personnage de bande dessinée… Qui n’a, finalement, que connu peu de gags exclusivement dessinés. C’est que Goscinny a vite ressenti le besoin d’écrire, de raconter plus longuement qu’en simples bulles, les aventures quotidiennes de ce gamin attachant et effronté, vivant dans une famille typique des années 50. Et c’est aussi que Sempé s’est certainement, très rapidement, senti infiniment plus à l’aise dans l’illustration que dans la servitude d’un découpage bd…

Et le grand intérêt -et le grand plaisir- de ce livre, c’est d’assister, spectateurs d’aujourd’hui, à la naissance d’une collaboration qui a marqué la littérature pour la jeunesse (et jusqu’au cinéma, plus récemment, avec, il faut l’avouer, une réussite mitigée). Disons-le tout de suite : les gags du Petit Nicolas sont datés, comme ceux de Boule et Bill et d’autres héros familiaux de la bd d’ailleurs. A ce titre, ils se révèlent, au-delà de l’humour, presque sociologiques ! Goscinny et Sempé nous guident, en quelque sorte, dans la vie de tous les jours d’une famille typique des années 50 : le père travaille, la mère est au foyer, il y a des problèmes de voisinage… On se trouve en présence de thèmes récurrents chez Boule et Bill, mais aussi, quelque peu différemment, chez Marc Lebut et son voisin ou chez Achille Talon…

Et puis, ce qui est extrêmement intéressant, dans ce livre paru il y a quelques mois déjà, c’est de découvrir, en fin d’album, l’évolution de Sempé et Goscinny, passant de la bd à la littérature d’humour illustrée. En face à face, on retrouve des planches de bd de 1955 et les textes qui, s’inspirant de ces petits gags d’une seule page, sont devenus ces fameuses  » nouvelles  » qui ont enchanté des générations d’enfants et leurs parents !…

On sourit, on rit, on se plonge dans une époque révolue mais proche, tout compte fait, de la nôtre, en lisant cet album…

C’est vrai qu’il a été édité il y a une année, mais, croyez-moi, commandez-le, cherchez-le, c’est une curiosité, certes, mais c’est aussi la naissance de deux talents extraordinaires auquel cet album vous convie !

Jacques Schraûwen

Le Petit Nicolas : La Bande Dessinée Originale (dessin : Sempé – scénario : Goscinny sous le pseudo d’Agostini – éditeur : IMAV éditions)

Le Père Turc – à la recherche de Mustafa Kemal

Le Père Turc – à la recherche de Mustafa Kemal

Mêlant le passé, celui de la Turquie laïque de Kemal Atatürk, et le présent, celui de l’intégrisme meurtrier, ce livre réussit à allier le plaisir à l’Histoire. A nous faire redécouvrir une part du passé de l’Europe. Dans cette chronique, vous pouvez écouter le scénariste Loulou Dedola, passionné par son sujet…

Le père turc – © Glénat

Deux époques, en parallèle… Le début du vingtième siècle, et le début du vingt-et-unième siècle. Une femme Turque d’aujourd’hui, Afife, qui porte le même prénom qu’une féministe turque d’hier… Le radicalisme d’aujourd’hui, et la lutte, hier, de Kemal Atatürk contre tous les intégrismes et pour laïciser son pays, son peuple.
Le canevas de cette histoire part de ce qu’est la réalité d’aujourd’hui, puisqu’elle nous montre cette grande bourgeoise, Afife, s’efforcer d’aider son jeune neveu, Mehmet, vivant en France, de s’échapper à la fois de la délinquance et de la prise en main par des radicaux brandissant la foi comme une arme.
Le récit de ce combat est passionnant, émouvant même, et les portraits de tous les personnages entourant Afife et Mehmet, entourant, en d’autres temps, Atatürk, ces portraits sont d’une véracité sans faille.

Ce qui est sans faille aussi, dans ce livre, c’est de permettre aux lecteurs de découvrir ce qu’est et ce qu’était la Turquie, historiquement, humainement, en nous parlant d’aventure, certes, mais aussi de dictature, de dictatures plurielles même. Et le personnage central de cet album, Afife, revêt un intérêt totalement humaniste : elle résiste, mais cette résistance ne se fait pas  » contre « , mais  » pour  » !…

Loulou Dedola: résister
Loulou Dedola: la dictature

 

 

Le père turc – © Glénat

Pour s’occuper de son neveu et tenter de le libérer des chaînes guerrières et pseudo-religieuses qu’on veut lui imposer, Afife fait le choix de l’Histoire…
Un pays sans légende, disait je ne sais plus qui, est un pays condamné à mourir de froid… Churchill (ardent opposant de Kemal Atatürk en son temps) ne disait pas autre chose lorsqu’il disait à peu près qu’un pays perdant la mémoire de son histoire était condamné à la revivre.
Pour Afife, comme pour Atatürk en son temps, le chemin de la libération ne peut que passer par la connaissance. Par la prise en compte de ce que sont les racines qui nous construisent. Vivre et évoluer, en s’ouvrant à la puissance du rêve et de ses accomplissements, cela ne peut se faire qu’en ancrant ses pieds et son âme dans tout ce qui nous a créé, dans tout ce qui continue à nous inventer, dans tout ce que nous allons demain vouloir partager. A ce titre, ce livre s’adresse aussi, et surtout peut-être, à un public jeune en manque de repères…
Et Loulou Edola, le scénariste, pour accentuer le côté  » passage de témoin  » de son héroïne Afife, en fait une  » chamane « , ce qui ajoute

Loulou Dedola: Histoire et jeunesse

 

Loulou Dedola: chamanisme

 

Le père turc – © Glénat

Ce que j’ai vraiment apprécié dans ce livre, au-delà de l’intrigue, au-delà de la narration vive et rythmée, c’est son côté didactique. La Turquie, de nos jours, est au centre de toutes les actualités. Mais qu’en connaît-on, finalement, que sait-on vraiment, en Occident, de son Histoire, de ce Kémalisme contre lequel s’est dressé à sa manière Erdogan aujourd’hui ?
Dans ce livre, on remet ainsi en perspective la Turquie d’aujourd’hui en l’ancrant dans ce qu’elle fut, en nous montrant à voir ce que fut le combat de Kemal Atatürk pour faire de son pays un pays moderne, un pays qui ne soit plus dirigé par la religion, quelle qu’elle soit. Un pays qui, avant la guerre 40/45, a accueilli sur son territoire quelques grands scientifiques juifs chassés d’une Allemagne dictatoriale et raciste…
Il y a dans ce livre un profond humanisme, à l’instar de la devise de Kemal Atatürk :  » Paix dans le pays, paix dans le monde  » !
Mais une bonne bd, c’est quand même d’abord une lecture divertissante, et c’est bien le cas ici. On est dans l’action, on est dans le portrait, on est dans l’émotion, aussi, sans mièvrerie. Grâce au scénario de Dedola, évidemment, mais grâce aussi au dessin de Lelio Bonaccorso. A la fois moderne, dans l’approche des visages par exemple, ou dans le découpage, et à la fois classique dans le sens de la mise en scène de chaque planche, ce dessin rythme l’histoire qui nous est racontée, la rend linéaire, alors que les flash-backs sont nombreux, et permet ainsi au lecteur de ne jamais se perdre en cours de route.

Loulou Dedola: le dessin

 

Loulou Dedola: le rythme

 

 

Le père turc – © Glénat

Il faut aussi souligner le travail des coloristes, Stefanio Aquaro et Alessandro Buffa dont la palette permet des allers-retours sans accroc entre hier et aujourd’hui.
Ce livre, sans aucun doute, est un livre  » engagé « … Un livre important, donc, dans le monde qui est le nôtre et dans lequel la violence, avec mille et un alibis inacceptables, prend de plus en plus de place, de plus en plus de pouvoir.
Résister… Tel est le message d’Afife… Tel est le message de ce livre qui s’ouvre à la vie, à ses possibles, malgré l’inévitable présence de la mort et de ses désespérances…

Jacques Schraûwen
Le Père Turc – à la recherche de Mustafa Kemal (dessin: Lelio Bonaccorso – scénario: Loulou Dedola – couleurs: Stefania Aquaro et Alessandro Buffa – éditeur: Glénat)