Le Projet Bleiberg : 1 / Les Fantômes Du Passé

Le Projet Bleiberg : 1 / Les Fantômes Du Passé

Au départ, il y a l’œuvre littéraire de David Khara. A l’arrivée, il y a le premier volume d’une série qui se plonge dans un passé terrorisant pour mieux parler, peut-être, de notre présent…

Auteur de romans policiers au sens large du terme, de thrillers, David Khara écrit d’une manière souple et efficace. Son nom est déjà apparu dans l’univers de la bande dessinée, lors de l’adaptation des  » Vestiges de l’aube « . Avec ce  » Projet Bleiberg « , on reprend les mêmes, et on se lance dans une nouvelle aventure d’adaptation d’un roman passionnant.

Il y a, dans ce livre, deux héros…. Eytan Morg, d’une part, un tueur mystérieux… Et d’autre part, Jeremy Corbin. Un jeune homme d’une trentaine d’années, riche, mais qui ne réussit pas à oublier le bébé qu’il a tué, il y a six mois, dans un accident de voiture dont il était responsable. Enfoui dans l’univers de l’alcool, il en ressort, péniblement, pour apprendre d’abord la mort de son père, qu’il n’a plus vu depuis des années et, ensuite, la mort de sa mère, empoisonnée. Une mère qui lui laisse en héritage une clé ornée d’une croix gammée.

A partir de là, à partir de ces deux personnages centraux et de tous ceux qui les entourent, se construit une intrigue qui va plonger ses racines dans un passé qui laisse des traces profondes dans le présent, et dans le projet de ce Bleiberg, scientifique voulant créer un héros nazi Nietzschéen, un super-homme, un super-combattant.

Ce premier album sert à poser le récit, et il le fait en installant, petit à petit, une ambiance lourde, glauque, violente, avec un rythme qui s’accélère selon une progression qu’on sent inéluctable. Il y a là un travail de scénarisation, dû à Le Tendre, absolument remarquable, un travail d’adaptation pour lequel ce scénariste aguerri a eu véritablement carte blanche.

David Khara: carte blanche aux auteurs

Même si Jeremy Corbin est le pivot de cette série qui commence, personnage d’abord falot, trader appartenant à un monde où l’argent est la seule référence, la présence qui plane vraiment sur cet album, et sur ceux qui vont suivre, on le sait, on le sent, c’est Eytan.

Le découpage, d’ailleurs, est fait pour qu’apparaisse par bribes le passé de cet anti-héros particulièrement efficace dans une violence qui a l’air gratuite. Mais Eytan n’est pas le méchant de service, malgré ce qu’on peut en croire dès la page 9… Il est encore l’enfant meurtri qu’il a été, il y a bien longtemps. Il est surtout quelqu’un qui, de par les horreurs qu’il a vécues, par l’objet humain qu’il fut aux mains d’être innommables, ne peut pas accepter que le monde replonge dans ses horreurs, que la bête immonde, en quelque sorte, renaisse de ses cendres.

Et c’est par là que cet album devient vraiment intéressant, ancré dans notre quotidien politico-social. Eytan est un résistant qui ne renie rien de son enfance, et la fable de cette série nous parle, aussi, de nous !

David Khara: le personnage d’Eytan

 

Un excellent roman, donc, d’abord. Un scénario tout aussi bon, ensuite. Et le tout devenant une bande dessinée sans temps mort grâce au talent du dessinateur et coloriste Frédéric Peynet. Le dessin est évidemment réaliste, et il ne pouvait en être autrement pour aborder un tel sujet que la résurrection d’une forme de nazisme.

Peynet aime, sur une même planche, varier les perspectives, les angles de vue, et le résultat en est souvent étonnant. Il aime également jouer avec les décors, les rendant ici extrêmement présents, les supprimant totalement ailleurs. Il joue aussi, enfin, avec les couleurs, et le mélange de toutes ces caractéristiques graphiques crée une ambiance prenante à cet album ; une ambiance sans laquelle, de toute évidence, on se retrouverait face à un simple produit médiatique né d’une mode qui tend à se multiplier, et qu’on appelle uchronie pour faire  » sérieux « …

Rien de tout cela, ici, mais une vraie réussite au vrai suspense dont on attend vraiment la suite.

Frédéric Peynet

La réalité d’hier rejoint la fiction d’aujourd’hui…. A moins que ce ne soit le contraire… Voilà sans doute ce qu’on pourrait dire pour définir le contenu de cet album, et de ceux qui vont suivre.

Une série, donc, qui ne manque pas d’intérêt, même si elle sacrifie, parfois, à des diktats courants dans le monde de l’édition d’aujourd’hui: un peu d’amour et de sentiment, de la violence et du sang, une intrigue qui pourrait se révéler ésotérique…

Mais la collaboration entre les trois auteurs réussit à pallier cela avec talent !…  Et ce premier volume promet une série palpitante!

 

Jacques Schraûwen

Le Projet Bleiberg : 1 / Les Fantômes Du Passé (dessin : Frédéric Peynet – scénario : Serge Le Tendre d’après David Khara – éditeur : Dargaud)

Marcel Pagnol en Bande Dessinée

Marcel Pagnol en Bande Dessinée

Cinq albums sont déjà parus dans cette collection de chez  » Grand Angle « . Cinq livres ensoleillés, qui fleurent bon le romarin et qui se lisent avec l’accent…

Deux scénaristes, Serge Scotto et Eric Stoffel  (par ailleurs également dessinateurs) se sont attelés à la tâche difficile mais passionnante d’adapter Marcel Pagnol en bande dessinée. Et reconnaissons-le, leurs scénarios sont extrêmement bien construits, tout comme les dessins de leurs complices graphistes. Eric Hübsch, Morgann Tanco et A. Dan se sont parfaitement immergés dans un univers foisonnant de personnages, d’une part, mais surtout de sensations, le tout baigné dans une véritable sensualité campagnarde et souriante.

Marcel Pagnol appartient à l’histoire du cinéma comme de la littérature. Raimu et Fernandel, sans aucun doute possible, ont trouvé avec lui quelques-uns de leurs meilleurs rôles.

On peut dire de cet auteur qu’il était un touche-à-tout, mais un touche-à-tout de génie qui a eu besoin, tout au long de son existence comme de son œuvre, de rester proche de ce qu’il connaissait profondément : la Provence, les garrigues, l’air chargé de soleil et de senteurs multiples, les petites gens ancrées dans la nature, et, comme le disait Bécaud, l’accent qui, sans cesse, se promène bien au-delà des seuils marchés.

Pagnol ne s’est jamais non plus contenté de ronronner dans un bien-être tranquille né de ses succès. Il aimait se renouveler, changer ses points de vue, en quelque sorte.

Et l’adapter en bande dessinée n’est donc pas du tout une hérésie, loin s’en faut ! Ce serait plutôt, à mon avis, une relecture de ses livres, une relecture qui vaut bien mieux, d’ailleurs, que toutes les dernières réalisations cinématographiques censées lui rendre hommage.

Adapter Pagnol, c’est adapter sa langue, ses descriptions, son rythme aux lenteurs calculées, ses impressions sans cesse partagées. Adapter Pagnol, c’est, pour les scénaristes, le laisser, tout simplement, encore et encore parler.

Eric Stoffel: adapter Pagnol

Et pour arriver au résultat final, c’est-à-dire quelques albums déjà qui sentent bon l’aventure quotidienne humaine, il a fallu, évidemment, une collaboration étroite entre les scénaristes et les dessinateurs, tant au niveau du découpage, de la mise en scène, que de la couleur. Une collaboration qui atteint parfaitement son but : nous livrer des albums passionnants, même si, pour nombre d’entre nous, les livres originels ont fait partie des lectures de notre enfance

Eric Stoffel: du scénario au dessin

On peut se poser la question de savoir si, de nos jours, Pagnol peut encore plaire. Lire ces albums, c’est avoir, tout de suite, la réponse à cette interrogation. Oui, Pagnol est et restera toujours un formidable raconteur d’histoires. Des histoires qui, tantôt rythmées, tantôt plus contemplatives, ont toutes un point commun : celui de mettre l’humain au centre de tout. L’humain, oui, sous toutes ses formes, avec ses qualités, ses défauts, ses ambitions (comme dans Topaze), ses failles (comme dans Merlusse). L’humain qui, à aucun moment, ne renie l’enfance qui fut la sienne.

La richesse d’écriture de Pagnol ne perd rien de sa force évocatrice dans les adaptations dessinées qui en sont faite aujourd’hui. Et, de dessin en dessin, de paysage en décor intérieur, c’est sa présence, souriante, qui continue à occuper l’essentiel de la place !

Eric Stoffel: des histoires et un homme…

Une des grandes caractéristiques de Pagnol, également, c’est l’humour… Il suffit de se souvenir du  » Schpountz  » pour se rappeler tout le talent de Pagnol pour réussir à mêler, intimement, le drame, le mélodrame et le rire le plus tonitruant.

Il en va de même dans ses livres, bien sûr. Et il fallait qu’il en soit ainsi également dans ces albums de bande dessinée !

C’est le cas, mais de façon moindre que dans les films et les romans de Pagnol. On rit, certes, mais on sourit, surtout. Et ce malgré les thèmes abordés qui, souvent, n’ont rien de spécialement réjouissant, comme dans Topaze par exemple. On sourit, on s’amuse, on aime, lecteurs étonnés, se plonger dans des histoires anciennes qui, étrangement, n’ont rien de daté !…

Eric Stoffel: le rire de Pagnol

On peut dire, sans risque de se tromper, que cette série d’adaptations vaut le détour, pour les amoureux de la Provence, du soleil, de la langue chantante qui est le lien entre tous ses habitants. Pour tous les publics, aussi, tous les âges.

Pour tous ceux, finalement, pour qui le neuvième art est d’abord et avant tout un plaisir de lecture, de regard, de sentiment !

 

Jacques Schraûwen

Marcel Pagnol en bande dessinée (éditions Bamboo/Grand Angle)

Proies Faciles: un album important et superbe!

Proies Faciles: un album important et superbe!

Un polar sombre, superbement dessiné, ancré dans la réalité sociale de l’Espagne d’aujourd’hui… Un livre  » engagé  » à ne rater sous aucun prétexte !

Un peu partout dans le monde, les années 2000 ont vu se multiplier les scandales financiers. Les banques, réceptionnaires des économies de tout un chacun, n’ont pas été en reste.

En Espagne, les « actions préférentielles » sont venues comme un point d’orgue ponctuer des stratégies qui ne tenaient aucun compte des gens, de madame et monsieur tout le monde…

Et ceux qui ont payé les pots cassés de ces rêves de revenus mirobolants, ce ne sont bien évidement ni les banques ni les politiciens, ni les compagnies de prêts ni les huissiers chargés de saisir les biens des milliers de personnes spoliées par le libéralisme orchestré par un pouvoir sans âme.

Cette réalité économique est au centre de ce livre puissant.

Un duo de policiers enquête sur une série de crimes dont le lien, très vite, est évident : toutes les victimes appartiennent au monde bancaire, et chaque nouveau mort complète l’organigramme virtuel d’une banque.

En tant que lecteur, on comprend tout de suite que les coupables sont des personnes âgées, qui ont tout perdu, ou presque, des vieillards dont les économies de toute une vie ont fondu, et que la société juge comme seuls coupables de cette perte.

En tant que lecteur, on se passionne, cependant, pour l’enquête menée par les deux policiers, outrés par la situation sociale dans laquelle ils vivent, mais interdits de jugement.

La construction narrative se fait un peu à la Ed Mc Bain, ou à la Mankell, le récit privilégiant le suivi quotidien du travail policier et se refusant à toute dramatisation graphique. Le dessin, d’ailleurs, pour décrire une Espagne qui n’a rien d’une carte postale de vacances, est en noir, en blanc, en grisaille, d’un réalisme à la fois attirant et pesant, un peu comme les grands films noirs américains des années 50.

L’ambiance, résolument sombre, se rapproche, elle, de polars sociaux, comme ceux qu’écrit, dans un autre pays du bassin méditerranéen, le Grec Petros Markaris.

Miguelanxo Prado: du polar à la Mankell, un dessin en noir et blanc…

Et c’est cette ambiance, désespérée et pesante, qui fait toute la qualité, toute la richesse (humaine, humaniste…) de ce livre.

Prado, dont on connaît de par ses œuvres précédents tout le talent de coloriste, a choisi volontairement, ici, une autre voie graphique, et la réussite est totalement au rendez-vous, son accompagnant et rythmant le chant du désespoir auquel sont confrontés les deux policiers.

Mais c’est aussi tout ce qui se passe au-delà du simple récit dessiné qui fait de ce  » Proies faciles  » un livre essentiel dans l’univers du neuvième art. Et là, c’est le portrait d’une société, la nôtre, que dessine Prado. Une société qui se déshumanise, une société qui oublie les valeurs élémentaires de solidarité et de respect de l’autre, quel qu’il soit, une société dans laquelle la jeunesse, face au spectre du chômage entre autres, perd peu à peu toute sa capacité à se révolter. Une société où le renouveau, celui d’une humaine révolution, celui d’une violence assumée, celui d’un changement essentiel, ne peut venir que des personnes qui n’ont plus rien à perdre : les vieux !

Il est significatif, d’ailleurs, de constater que le troisième âge se révèle, ces derniers temps, comme une source d’inspiration importante pour les artistes de la bande dessinée :  » Les vieux fourneaux  »  de Lupano et Cauuet, ou  » Au fil de l’eau « , de Canales, en sont d’évidents exemples.

Miguelanxo Prado: Jeunesse, vieillesse…

D’ores et déjà, ce livre est à placer dans les parutions de 2017 à mettre absolument dans votre bibliothèque ! Classique dans son découpage épuré et sa construction narrative, cet album coup-de-poing porte un regard acéré sur le monde qui est le nôtre, sur la place qui y est faite à la simple justice humaine.

C’est un livre important, sans concession, à lire, à relire, à faire lire !

 

Jacques Schraûwen

Proies Faciles (auteur : Miguelanxo Prado – éditeur : Rue De Sèvres)