Le Poids Des Héros

Le Poids Des Héros

Au travers d’un quotidien simple, normal, un livre qui nous parle de ce qui fut et de ce qui continue à nous construire, au-delà des générations et du temps inéluctable.

copyright casterman

Il est de ces œuvres artistiques, livres, bandes dessinées, films, qu’il est impossible de résumer. Tout au plus peut-on parler d’une thématique dans les films de Kurosawa ou Bergman, d’une musique des mots et leurs sourires chez Léautaud ou Miller, mais raconter ce qu’ils nous offrent tient de la gageure vouée à l’échec.

Il en va de même pour cet album de David Sala, tant s’y mêlent, au gré des souvenances, mille et une digressions qui nous deviennent, lecteurs, comme des miroirs de nos propres passés.

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Un enfant écoute ses parents et leurs amis parler de son grand-père Antonio, héros des guerres d’Espagne et 40-45. Silencieux, cet enfant se laisse envahir par des images d’un passé qu’il ne connaît pas mais qu’il se doit de s’approprier.

Et puis, à partir de ce point de départ, le temps passe… Lentement… Tranquillement… Douloureusement.

Le récit suit la ligne du temps au travers de la mémoire de cet enfant, David, une mémoire éparse comme le sont toutes les mémoires, une mémoire qui se nourrit de tous les souvenirs croisés. Et se mélangent ainsi, en un album autobiographique sans nostalgie, des destins, des habitudes, des sourires, des larmes, des amours, des amitiés, une famille.

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On suit cet enfant au fil des années, jusqu’au tout début de l’adolescence. Ensuite, David Sala fait l’impasse de son existence adolescente pour continuer à se dire, à se montrer, à se révéler au long de ses apprentissages d’adulte, de sa passion pour le dessin, le noir et blanc, d’abord, la couleur ensuite. Et il le fait avec une évidente pudeur respectueuse à la fois des gestes passés que des sentiments et sensations qui les accompagnent. Avec une lucidité aussi qui naît de cette enfance jamais oubliée, et qui lui fait dire, lorsqu’il quitte l’antre familial : « Je vois des êtres et des certitudes s’écrouler ».

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S’il fallait trouver une trame générale à ce livre superbe, je pense qu’un mot peut la définir : le quotidien… Cela n’empêche en rien l’onirisme, l’imaginaire, toujours au travers des yeux de cet enfant, mais ce ne sont là que des ailleurs qui se gravent profondément dans l’évolution d’une existence.

En dessinant les couleurs de la mémoire, David Sala se pose, et nous pose, une question essentielle sans doute, de plus en plus essentielle certainement : est-ce possible, humainement, de vivre, debout, intelligemment, sans mémoire de la guerre, de toutes les guerres ?

Le grand-père Antonio, dans une rêverie du gamin David, s’adresse à lui et à nous en même temps : « Tu ne dois pas oublier mes souffrances. Tu seras fort de ça, mon petit-fils ».

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La souffrance et la douleur sont sans cesse présentes dans ce livre, c’est vrai. Les cauchemars de l’enfance, les horreurs du quotidien et l’inacceptable d’un passé, tout cela forme un paysage qui devient fondamentalement humain, humaniste.

Mais ces douleurs racontées, montrées, sont toutes foncièrement personnelles, et les appréhender, dans leurs différences, c’est en définitive accepter de vivre.

Et ces souffrances n’empêchent en rien à ce que le tableau de sa vie que nous tend David Sala resplendisse aussi de joies, fulgurantes ou s’étirant au long des années.

Comme je le disais, ce livre est extraordinairement quotidien, dans les dialogues de tous les jours comme dans les décors, dans les jeux d’enfants ou d’adultes, damiers devenant les perspectives répétées d’une narration à la fois graphique et picturale.

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Les années 70 sont là, à chaque page… Avec les radios libres, les cassetophones, Brassens et l’anarchie, le premier film en 3D à la télévision, l’humour parfois épais autour de la table du repas, c’est le réel, même réinventé par un certain onirisme, qui est le seul moteur du récit…

Le talent de David Sala, raconteur, dessinateur et coloriste, explose littéralement à chaque page de ce livre. Avec une mise en scène parfois théâtrale dans l’illustration des souvenirs de la guerre d’Espagne, avec un dessin pratiquement expressionniste quand il s’agit de rendre compte des sensations et des émotions d’un gamin qui imagine ce qu’étaient en 40-45 les forteresses de la mort, avec des références assumées et superbes à des peintres qui, tous, réussirent à faire se fondre le réel et l’imaginaire (Magritte, Klimt, le Douanier Rousseau, Picasso, Munch, Bacon…), David Sala nous plonge littéralement dans son existence et, sans moralisation aucune, il nous pousse à penser à nos propres vies, à nos propres quotidiens… A nos propres héros !

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En mettant des mots et des dessins sur la vie au jour le jour comme sur l’indicible, David Sala fait œuvre importante. Ce livre est un livre d’art, également, et les couleurs de David Sala, d’une étendue immense, sont indissociables de ses dessins comme de ses mots.

Livre de mémoire, livre ancré cependant aussi dans le présent, cet album nous montre le ressenti que peut provoquer le mot « héroïsme » dans la tête d’un enfant, d’abord, dans la vie adulte d’un artiste ensuite.

C’est un livre de mémoire, assurément… C’est aussi un livre profondément libre, qui joue avec les codes du récit, de la bd, du rêve… Un livre libre, oui, et je mets ici en exergue de cette vérité une phrase de ce « Poids des héros » : « Notre liberté, c’est d’abord d’apprendre à désobéir ».

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Et j’ai eu le plaisir de rencontrer David Sala… Pour une interview à bâtons rompus que je vous invite à écouter, tout de suite…

Jacques et Josiane Schraûwen

Le poids Des Héros (auteur : David Sala – éditeur : Casterman – janvier 2022 – 184 pages)

Peut-on aimer la bande dessinée et ne pas aimer Tintin ?

Peut-on aimer la bande dessinée et ne pas aimer Tintin ?

L’univers d’Hergé est un monde extrêmement codifié, tant au niveau du graphisme que de la narration. C’est d’ailleurs aussi ce qui en fait la qualité, ce qui a permis et permet encore aux exégètes de briller tout au long de leurs toujours nombreuses analyses.

Personnellement, je me suis toujours senti mal à l’aise dans un monde dont les frontières sont tracées d’éternité et pour les siècles des siècles !

Voilà pourquoi je continue aujourd’hui à vous inviter à mon abécédaire amoureux et subjectif de la bande dessinée, dans un ordre alphabétique né de l’anarchie de ma mémoire !

La littérature policière a été pendant très longtemps reléguée au rayon des œuvres sans grand intérêt, à classer dans le domaine de la littérature de gare…

© Tardi

Heureusement que cet ostracisme culturel n’existe plus vraiment ! Une aventure policière, c’est l’occasion pour un auteur de créer un microcosme qui peut dépasser les limites du seul récit. Un « polar », c’est un canevas dans lequel la tragédie, dans son acceptation antique, peut s’inscrire et prendre vie. La tragédie, oui, puisque les bons livres policiers nous renvoient toujours à une image de nos propres délires, de nos propres angoisses, et des réalités qui nous entourent.

© Robert Laffont

Et mon alphabet me conduit à la lettre M.

M comme Léo Malet, écrivain extraordinaire qui a créé le personnage décalé et désespéré de Nestor Burma. Un personnage que le cinéma a voulu s’approprier en ne réussissant qu’à produire quelques tristes navets. Un personnage que le neuvième art a réussi à magnifier au travers d’une rencontre totalement réussie entre Malet, l’écrivain, son univers et Jacques Tardi, un des dessinateurs les plus importants dans ce qu’est l’Histoire de la bande dessinée. Un dessinateur qui a donné vie à l’image que les lecteurs de Malet (dont je faisais partie) avaient de Nestor Burma.

Mais Léo Malet, ce fut aussi un poète surréaliste, ce fut un anarchiste, également, avec une « Trilogie noire » sombre, désespérante, nous décrivant des existences vouées à l’échec et à la mort par un dieu hasard indestructible. Une adaptation en fut faite également en BD, avec un scénario de Bonifay fidèle aux romans, avec un dessin de Daoudi, réaliste sans tape-à-l’œil et particulièrement efficace. À redécouvrir… Chez Casterman, comme pour Nestor Burma.

© Casterman

La souvenance est ce qu’elle est, hasardeuse… Et elle me mène maintenant à la lettre C, avec un autre héros incontournable du spleen et de l’anti-héroïsme, le sublime Canardo, dû à Benoît Sokal, chez Casterman (après Pepperland) également… De la BD «anthropomorphe » qui permettait à son auteur de dénoncer toutes les absurdités d’une société aux bourgeoisies et aux politiques unies dans une lutte sans merci contre l’individu et ses libertés.

copyright casterman

Dans les méandres de cette lettre C, je retrouve également un auteur dont l’hyperréalisme noir et blanc mélangeait le sens du récit explosé et de l’illustration somptueuse. Je veux parler de Jean-Claude Claeys. Il n’a, je pense, qu’une dizaine d’albums à son actif, mais quels albums ! Le graphisme y était maître absolu pour des histoires qui mêlaient avec plus que du talent tous les ingrédients du polar à l’américaine ! Magnum Song est à relire, à redécouvrir, croyez-moi !

© Claeys

Et toujours dans cette lettre ô combien prolixe, je me dois également de m’arrêter à un personnage certes plus traditionnel, celui d’un flic à la Maigret, mais traité avec une sorte de distanciation acerbe. Je veux parler du Commissaire Raffini, une série due à Rodolphe au scénario et Ferrandez d’abord, Maucler ensuite au dessin. Une série qui n’a pas réellement trouvé son public et s’est ainsi baladée d’éditeur en éditeur… Pourtant, quel beau personnage que ce commissaire, qu’on peut rattacher tout autant à Simenon qu’à Mankell ou Vargas !

© Humanoïdes associés

Prendre le temps, en lisant, de s’écarter des sentiers battus, c’est un peu ce que font les écrivains et les dessinateurs lorsqu’ils abordent le « polar »… C’est ce que je vous souhaite de faire, en vous plongeant dans ces quelques livres qui, étrangement, datent tous des années 80…

Jacques et Josiane Schraûwen

Les Petites Femmes – L’Intégrale

Les Petites Femmes – L’Intégrale

L’érotisme, malgré les tristes puritains qui envahissent de plus en plus notre société, fait partie intégrante de toute culture digne de ce nom… En Bande Dessinée, les portes ouvertes sur cet univers de désirs et de plaisirs sont nombreuses. Et parmi celles-ci, je vous invite à (re)découvrir Les Petites Femmes de Pierre Seron !



© Copyright Éditions Joker


Pierre Seron, décédé en 2017, a fait les beaux jours des éditions Dupuis, avec sa fameuse série des « Petits Hommes » (plus de 40 volumes !), d’une part, et avec « Les Centaures », d’autre part, scénarisés par Stephen Desberg.

Son trajet professionnel est assez limpide, tout compte fait. Il a collaboré avec Dino Attanasio, à la grande époque de ce dessinateur populaire, il a ensuite dessiné sous le pseudo de Fohal dans Pif Gadget, et s’est totalement révélé au grand public grâce à ses Petits Hommes, vivant mille et une aventures à la fois très humaines, très humanistes aussi, et fantastiques de par leur existence même dans un monde inclus dans le monde des grands, le nôtre… C’était, en quelque sorte, comme une fable autour de l’enfance et de son âme essentielle à l’homme adulte. Mais avec humour, toujours !

Et puis, un jour, à la fin des années 90, il a créé cette série des Petites Femmes ! On aurait pu croire à une série parallèle à celle qui faisait tout son succès, mais il n’en a rien été ! Ces femmes minuscules sont libres, libertines, frissonnantes, terriblement aguicheuses, maîtresses et amantes…



© Copyright Éditions Joker

Tout se passe dans des îles paradisiaques, dans des décors à couper le souffle, des décors dans lesquels s’imbriquent hommes et femmes pour des heures de libertinage effréné.




© Copyright Éditions Joker

Certes, les anatomies des protagonistes ne sont pratiquement pas masquées ! S’agit-il pour autant de « pornographie » ?… Cette pornographie dont Breton, je crois, disait qu’elle était l’érotisme des autres ?… Peut-être… Mais si peu, finalement, parce que ce qui compte dans cette série de six albums réédités en une belle intégrale, c’est bien entendu les nudités exacerbées des hommes et des femmes qui se rencontrent, s’aiment sans se poser d’autres questions que celles de leurs plaisirs à partager. Mais c’est aussi l’humour, un humour débridé, un humour gaulois, un humour bon enfant, un humour libertin, donc libre !



© Copyright Éditions Joker

Les « puristes » du neuvième art ont souvent reproché à Seron d’être une espèce de clone graphique de Franquin. Il est certain que Franquin et son génie ont fait plus qu’influencer Seron, comme, d’ailleurs, bien d’autres dessinateurs ! Mais il y a aussi chez Seron, et, singulièrement, dans ses Petites Femmes, un talent incontestable dans la construction des décors, des architectures, dans le travail des profondeurs, des perspectives, dans l’inventivité de personnages improbables, dans la construction graphique des planches, également… Une construction classique, mais, en même temps, qui aime à s’égarer pour étonner le lecteur, autant que le dessinateur sans doute !



© Copyright Éditions Joker


Alors, croyez-moi, ne perdez pas de temps et plongez-vous dans les aventures érotico-délirantes de petites femmes qui ne manquent ni d’atouts, ni d’intérêt, ni de liberté !

Josiane et Jacques Schraûwen

Les Petites Femmes – L’Intégrale (auteur : Seron – éditeur : Joker – 304 pages – novembre 2021)