Petit éloge de la chanson française

Petit éloge de la chanson française

Même si Didier Tronchet est un auteur de bande dessinée toujours original, toujours intéressant, il aborde ici un thème qui lui est cher, celui de la chanson française, et qui était déjà au centre de son super « Chanteur perdu ». Et il le fait comme écrivain, en nous partageant ses goûts, certes, mais aussi et surtout les voyages de sa vie…

copyright Tronchet

Quand je décide de faire une chronique, il s’agit toujours pour moi de répondre à un vrai coup de cœur, à une espèce étrange de communion que j’éprouve envers un auteur. D’habitude aussi, j’ai dans la tête, déjà, quelques lignes directrices de ce que je vais écrire, dire… Aujourd’hui, tel n’est pas le cas, et je vais simplement me laisser aller, laisser mes mots créer ici une musique que ceux de Didier Tronchet m’ont donné l’envie de découvrir : la musique d’une liberté toujours attentive !

Nous avons toutes et tous, que nous le voulions ou non, des chansons qui, à chaque écoute, nous remettent en mémoire des heures précises de qui nous fûmes. Bien sûr, cette sorte de nostalgie peut prendre bien des formes différentes. Chez certains, quelques notes suffisent à rappeler une soirée dansante, un baiser volé, une victoire au foot… Les mots, dans ce cas-là, n’ont finalement que peu d’importance.

Chez d’autres, c’est l’alchimie extrêmement intime qui peut exister entre une mélodie et un texte, entre des phrases écoutées et ressenties et une musique dont les harmonies ne cherchent pas à éblouir gratuitement, c’est cette sorcellerie que j’appellerais poétique qui est importante, essentielle.

C’est le cas de Didier Tronchet.

C’est le mien aussi.

Je parlais de nostalgie, tout comme le fait Didier Tronchet d’ailleurs. Mais je pense, plutôt, que cet aspect nostalgique, voire mélancolique, ne sert qu’à une seule chose : redonner vie à ce qui nous tenait à cœur et à corps et nous aide encore à vivre nos présents, quels qu’ils soient.

Didier Tronchet parle de lui, dans ce livre.

Pour parler de ce livre, je ne peux dès lors, en toute honnêteté, que parler de moi aussi.

Il y a quelques jours, mon épouse a entamé son dernier voyage, celui qui conduit en des pays qu’on ne sait pas (une expression de Julos Beaucarne). 46 ans de mariage, de fusion, ne se sont pas effacés, grâce, entre autres, au besoin que j’ai eu, spontanément, de retrouver des chansons qu’elle avait aimées, que nous avions aimées ensemble, d’autres qu’elle m’avait fait découvrir (comme celles de Barbara, à l’instar de Didier Tronchet, d’ailleurs !).

On appelle cela une playlist. La soixantaine de chansons que j‘ai sélectionnées, que j’ai fait écouter à celles et ceux qui ont accompagné nos existences, je la nommerais plutôt l’image sonore d’une tranche de vie et d’amour.

La chanson a toujours fait partie de mon environnement. De notre environnement, à Josiane et moi.

Alors, bien sûr, les chanteurs, chanteuses, chansons qui me sont compagnons importants en ces jours de l’ailleurs, ce ne sont pas les mêmes que ceux dont Tronchet parle dans son livre. Quoique… Pas TOUS les mêmes, me dois-je de corriger !

Brel lui fut la première étape, et il m’a fallu bien des années, quant à moi, et grâce à mon épouse, pour en découvrir toutes les richesses.

Mais ensuite, avec des intensités différentes, puisque les vécus sont toujours différents, je dois reconnaître que bien des compagnons de route dont parle Didier Tronchet m’ont été proches, également. Jean-Claude Rémy, d’abord, dont je ne passe pas un jour depuis plus de 45 ans, sans chantonner ou écouter ses « Corniauds » ou ses « mémés ». Mais également Brassens, Gérard Manset, Michèle Bernard, Julos Beaucarne, Ferrat, Ferré, et bien d’autres encore.

Un livre, nous dit Didier Tronchet, on le choisit avec l’esprit bien plus que le cœur. Une chanson, par contre, c’est elle qui s’impose à nous en s’offrant, par la grâce de sensations et d’émotions simples et simplement racontées en chantant.

On relit bien rarement les livres qu’on a adorés. On réécoute souvent les chansons qui nous font effet de miroirs fragmentaires.

Une chanson réussie, une bonne chanson, ce sont des notes et des mots fusionnés qui, à la portée de tout le monde, ne s’adressent qu’à quelques-uns, directement, pour des raisons qui ne sont, fort heureusement, que déraisonnables.

Ainsi, loin de tout intellectualisme, de toute hiérarchisation, Didier Tronchet nous fait, au long de ce petit livre superbe, son propre portrait au travers des impressions que continuent à lui imposer les chansons de sa vie.

C’est bien de chanson populaire qu’il s’agit, même quand il cite Léo Ferré.

C’est bien de nostalgie universelle qu’il parle, également, même si ce mot cache par pudeur des impudeurs profondément humaines.

Lisez ce livre, s’il vous plaît…

Lisez-le pour avoir envie de découvrir, ou de redécouvrir des auteurs capables de vous émouvoir, peut-être.

Lisez-le pour vous souvenir que la langue française est d’une richesse extraordinaire quand il s’agit, dans la simplicité de trois minutes de partage, de parler autant de la vie de son auteur que de celle de celui qui l’écoute.

Lisez-le, aussi, pour éveiller vos propres mémoires, et avoir l’envie de vous replonger dans les refrains de votre enfance, de toutes vos enfances, même et surtout sans doute, vos enfances adultes.

copyright Tronchet

En lisant ce petit éloge, me sont venus, vite effacés, des regrets.

J’aurais aimé découvrir, dans le panorama musical et poétique de Didier Tronchet, des chanteurs comme Gilbert Bécaud, qui continua ce que Trenet (que Tronchet cite, lui) avait entamé. Ou Annoux, dont les jeunes loups me restent gravés dans la mémoire. Ou Jacques Debronckart, heureux à Adélaide, ou Jacques Bertin, ou le trop oublié Georges Chelon qui, toujours vivant (bien plus que Renaud…), toujours chantant, a réussi la gageure exceptionnelle de mettre en musique toutes les fleurs du mal du parolier le plus parfait qui puisse exister, Baudelaire.

Ces regrets, oui, se sont effacés, très rapidement.

Parce que la plus grande qualité de ce livre, finalement, c’est de nous pousser, toutes et tous, à nous retrouver nous-mêmes au plus profond des chansons qui ont marqué nos existences, nos personnes, nos rencontres, nos amours, nos habitudes, nos folies, nos colères, nos silences…

Oui, lisez ce livre, il vous parlera, j’en suis certain, ou j’en ai la pus grande des espérances, à l’âme comme à l’intelligence !

Jacques et Josiane Schraûwen

Petit éloge de la chanson française (auteur : Didier Tronchet – éditeur : Les Pérégrines – 197 pages)

Le Poids Des Héros

Le Poids Des Héros

Au travers d’un quotidien simple, normal, un livre qui nous parle de ce qui fut et de ce qui continue à nous construire, au-delà des générations et du temps inéluctable.

copyright casterman

Il est de ces œuvres artistiques, livres, bandes dessinées, films, qu’il est impossible de résumer. Tout au plus peut-on parler d’une thématique dans les films de Kurosawa ou Bergman, d’une musique des mots et leurs sourires chez Léautaud ou Miller, mais raconter ce qu’ils nous offrent tient de la gageure vouée à l’échec.

Il en va de même pour cet album de David Sala, tant s’y mêlent, au gré des souvenances, mille et une digressions qui nous deviennent, lecteurs, comme des miroirs de nos propres passés.

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Un enfant écoute ses parents et leurs amis parler de son grand-père Antonio, héros des guerres d’Espagne et 40-45. Silencieux, cet enfant se laisse envahir par des images d’un passé qu’il ne connaît pas mais qu’il se doit de s’approprier.

Et puis, à partir de ce point de départ, le temps passe… Lentement… Tranquillement… Douloureusement.

Le récit suit la ligne du temps au travers de la mémoire de cet enfant, David, une mémoire éparse comme le sont toutes les mémoires, une mémoire qui se nourrit de tous les souvenirs croisés. Et se mélangent ainsi, en un album autobiographique sans nostalgie, des destins, des habitudes, des sourires, des larmes, des amours, des amitiés, une famille.

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On suit cet enfant au fil des années, jusqu’au tout début de l’adolescence. Ensuite, David Sala fait l’impasse de son existence adolescente pour continuer à se dire, à se montrer, à se révéler au long de ses apprentissages d’adulte, de sa passion pour le dessin, le noir et blanc, d’abord, la couleur ensuite. Et il le fait avec une évidente pudeur respectueuse à la fois des gestes passés que des sentiments et sensations qui les accompagnent. Avec une lucidité aussi qui naît de cette enfance jamais oubliée, et qui lui fait dire, lorsqu’il quitte l’antre familial : « Je vois des êtres et des certitudes s’écrouler ».

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S’il fallait trouver une trame générale à ce livre superbe, je pense qu’un mot peut la définir : le quotidien… Cela n’empêche en rien l’onirisme, l’imaginaire, toujours au travers des yeux de cet enfant, mais ce ne sont là que des ailleurs qui se gravent profondément dans l’évolution d’une existence.

En dessinant les couleurs de la mémoire, David Sala se pose, et nous pose, une question essentielle sans doute, de plus en plus essentielle certainement : est-ce possible, humainement, de vivre, debout, intelligemment, sans mémoire de la guerre, de toutes les guerres ?

Le grand-père Antonio, dans une rêverie du gamin David, s’adresse à lui et à nous en même temps : « Tu ne dois pas oublier mes souffrances. Tu seras fort de ça, mon petit-fils ».

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La souffrance et la douleur sont sans cesse présentes dans ce livre, c’est vrai. Les cauchemars de l’enfance, les horreurs du quotidien et l’inacceptable d’un passé, tout cela forme un paysage qui devient fondamentalement humain, humaniste.

Mais ces douleurs racontées, montrées, sont toutes foncièrement personnelles, et les appréhender, dans leurs différences, c’est en définitive accepter de vivre.

Et ces souffrances n’empêchent en rien à ce que le tableau de sa vie que nous tend David Sala resplendisse aussi de joies, fulgurantes ou s’étirant au long des années.

Comme je le disais, ce livre est extraordinairement quotidien, dans les dialogues de tous les jours comme dans les décors, dans les jeux d’enfants ou d’adultes, damiers devenant les perspectives répétées d’une narration à la fois graphique et picturale.

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Les années 70 sont là, à chaque page… Avec les radios libres, les cassetophones, Brassens et l’anarchie, le premier film en 3D à la télévision, l’humour parfois épais autour de la table du repas, c’est le réel, même réinventé par un certain onirisme, qui est le seul moteur du récit…

Le talent de David Sala, raconteur, dessinateur et coloriste, explose littéralement à chaque page de ce livre. Avec une mise en scène parfois théâtrale dans l’illustration des souvenirs de la guerre d’Espagne, avec un dessin pratiquement expressionniste quand il s’agit de rendre compte des sensations et des émotions d’un gamin qui imagine ce qu’étaient en 40-45 les forteresses de la mort, avec des références assumées et superbes à des peintres qui, tous, réussirent à faire se fondre le réel et l’imaginaire (Magritte, Klimt, le Douanier Rousseau, Picasso, Munch, Bacon…), David Sala nous plonge littéralement dans son existence et, sans moralisation aucune, il nous pousse à penser à nos propres vies, à nos propres quotidiens… A nos propres héros !

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En mettant des mots et des dessins sur la vie au jour le jour comme sur l’indicible, David Sala fait œuvre importante. Ce livre est un livre d’art, également, et les couleurs de David Sala, d’une étendue immense, sont indissociables de ses dessins comme de ses mots.

Livre de mémoire, livre ancré cependant aussi dans le présent, cet album nous montre le ressenti que peut provoquer le mot « héroïsme » dans la tête d’un enfant, d’abord, dans la vie adulte d’un artiste ensuite.

C’est un livre de mémoire, assurément… C’est aussi un livre profondément libre, qui joue avec les codes du récit, de la bd, du rêve… Un livre libre, oui, et je mets ici en exergue de cette vérité une phrase de ce « Poids des héros » : « Notre liberté, c’est d’abord d’apprendre à désobéir ».

copyright casterman

Et j’ai eu le plaisir de rencontrer David Sala… Pour une interview à bâtons rompus que je vous invite à écouter, tout de suite…

Jacques et Josiane Schraûwen

Le poids Des Héros (auteur : David Sala – éditeur : Casterman – janvier 2022 – 184 pages)

Peut-on aimer la bande dessinée et ne pas aimer Tintin ?

Peut-on aimer la bande dessinée et ne pas aimer Tintin ?

L’univers d’Hergé est un monde extrêmement codifié, tant au niveau du graphisme que de la narration. C’est d’ailleurs aussi ce qui en fait la qualité, ce qui a permis et permet encore aux exégètes de briller tout au long de leurs toujours nombreuses analyses.

Personnellement, je me suis toujours senti mal à l’aise dans un monde dont les frontières sont tracées d’éternité et pour les siècles des siècles !

Voilà pourquoi je continue aujourd’hui à vous inviter à mon abécédaire amoureux et subjectif de la bande dessinée, dans un ordre alphabétique né de l’anarchie de ma mémoire !

La littérature policière a été pendant très longtemps reléguée au rayon des œuvres sans grand intérêt, à classer dans le domaine de la littérature de gare…

© Tardi

Heureusement que cet ostracisme culturel n’existe plus vraiment ! Une aventure policière, c’est l’occasion pour un auteur de créer un microcosme qui peut dépasser les limites du seul récit. Un « polar », c’est un canevas dans lequel la tragédie, dans son acceptation antique, peut s’inscrire et prendre vie. La tragédie, oui, puisque les bons livres policiers nous renvoient toujours à une image de nos propres délires, de nos propres angoisses, et des réalités qui nous entourent.

© Robert Laffont

Et mon alphabet me conduit à la lettre M.

M comme Léo Malet, écrivain extraordinaire qui a créé le personnage décalé et désespéré de Nestor Burma. Un personnage que le cinéma a voulu s’approprier en ne réussissant qu’à produire quelques tristes navets. Un personnage que le neuvième art a réussi à magnifier au travers d’une rencontre totalement réussie entre Malet, l’écrivain, son univers et Jacques Tardi, un des dessinateurs les plus importants dans ce qu’est l’Histoire de la bande dessinée. Un dessinateur qui a donné vie à l’image que les lecteurs de Malet (dont je faisais partie) avaient de Nestor Burma.

Mais Léo Malet, ce fut aussi un poète surréaliste, ce fut un anarchiste, également, avec une « Trilogie noire » sombre, désespérante, nous décrivant des existences vouées à l’échec et à la mort par un dieu hasard indestructible. Une adaptation en fut faite également en BD, avec un scénario de Bonifay fidèle aux romans, avec un dessin de Daoudi, réaliste sans tape-à-l’œil et particulièrement efficace. À redécouvrir… Chez Casterman, comme pour Nestor Burma.

© Casterman

La souvenance est ce qu’elle est, hasardeuse… Et elle me mène maintenant à la lettre C, avec un autre héros incontournable du spleen et de l’anti-héroïsme, le sublime Canardo, dû à Benoît Sokal, chez Casterman (après Pepperland) également… De la BD «anthropomorphe » qui permettait à son auteur de dénoncer toutes les absurdités d’une société aux bourgeoisies et aux politiques unies dans une lutte sans merci contre l’individu et ses libertés.

copyright casterman

Dans les méandres de cette lettre C, je retrouve également un auteur dont l’hyperréalisme noir et blanc mélangeait le sens du récit explosé et de l’illustration somptueuse. Je veux parler de Jean-Claude Claeys. Il n’a, je pense, qu’une dizaine d’albums à son actif, mais quels albums ! Le graphisme y était maître absolu pour des histoires qui mêlaient avec plus que du talent tous les ingrédients du polar à l’américaine ! Magnum Song est à relire, à redécouvrir, croyez-moi !

© Claeys

Et toujours dans cette lettre ô combien prolixe, je me dois également de m’arrêter à un personnage certes plus traditionnel, celui d’un flic à la Maigret, mais traité avec une sorte de distanciation acerbe. Je veux parler du Commissaire Raffini, une série due à Rodolphe au scénario et Ferrandez d’abord, Maucler ensuite au dessin. Une série qui n’a pas réellement trouvé son public et s’est ainsi baladée d’éditeur en éditeur… Pourtant, quel beau personnage que ce commissaire, qu’on peut rattacher tout autant à Simenon qu’à Mankell ou Vargas !

© Humanoïdes associés

Prendre le temps, en lisant, de s’écarter des sentiers battus, c’est un peu ce que font les écrivains et les dessinateurs lorsqu’ils abordent le « polar »… C’est ce que je vous souhaite de faire, en vous plongeant dans ces quelques livres qui, étrangement, datent tous des années 80…

Jacques et Josiane Schraûwen