La Patrie Des Frères Werner

La Patrie Des Frères Werner

De 1945 à 1992, l’Histoire « à taille humaine » de l’Allemagne…

La fin de la guerre 40/45, celle que l’on dit seconde et qui n’est que deuxième, a redessiné le paysage du continent européen. On connaît l’histoire de la séparation des deux Allemagnes, on se souvient de leur réunification. Ce livre-ci nous propose d’aller au-delà des simples comptes-rendus pour voir de la grande Histoire les dessous simplement humains et quotidiens.

La Patrie Des Frères Werner © Futuropolis

1945. Konrad et Andreas Werner, orphelins juifs allemands, voient entrer dans Berlin les forces de l’armée rouge. Enfants perdus, éperdus de douleur aussi, c’est la survivance qu’ils vont désormais devoir apprendre à apprivoiser. A en faire, tout simplement, la compagne continuelle de leurs jeunes existences. Ils quittent Berlin, se rendent à Leipzig, où ils vivent avec un seul but : ne pas être séparés. C’est là, en 1953, qu’ils apprennent la mort de Staline. C’est là, en 1953, qu’ils assistent, dans les rues, à des manifestations à la fois sociales et politiques. C’est là que Konrad, l’aîné, se rend dans une pharmacie saccagée pour y trouver de quoi soigner son jeune frère. Et c’est dans cette pharmacie qu’il se fait arrêter et qu’il est contraint, pour éviter orphelinat et maison de correction, de s’engager dans la Stasi, et d’y engager aussi son frère. De devenir, ainsi, deux membres actifs d’une idéologie qu’ils vont devoir apprendre, celle d’un socialisme autoritariste.

La Patrie Des Frères Werner © Futuropolis

De formation en formation, d’éducation en lavage de cerveau, de surveillance de la frontière entre les deux Allemagne en missions plus importantes, Konrad et Andreas, désormais jeunes hommes, vont devenir de parfaits membres de cette police omnipotente, garante de l’unité d’une République d’Allemagne Démocratique à laquelle ils croient profondément. Pas seulement par obligation !

Et les années passent… Avec, parfois, des interrogations, comme le jour d’un rassemblement officiel à Ravensbrück où le mot « Juif » est oublié dans les discours convenus.

La Patrie Des Frères Werner © Futuropolis

Les années passent, jusqu’en 1961 à Berlin, où les deux frères assistent à la construction de ce fameux mur qui va pérenniser la séparation entre le capitalisme et le communisme.

Et puis, les choses vont s’accélérer. Il y a les ordres qu’Andreas ne suit pas, en abattant un ancien tortionnaire nazi qu’il aurait dû ramener vivant. Il y a la prison. Il y a les premiers conflits entre les frères. Il y a, à la sortie de prison d’Andreas, l’obligation de la séparation… Et puis, il y a l’année 1974 ! Une année qui, aujourd’hui, prend valeur de symbole puisqu’elle vit s’organiser le premier match de football entre les deux Allemagne ennemies…

La Patrie Des Frères Werner © Futuropolis

Je sais que quelques « critiques » pensent que l’essentiel de cet album réside dans cette rencontre moins sportive qu’idéologique. S’il est vrai que ce moment dans l’histoire des deux héros de ce livre est essentiel dans leur évolution, s’il est vrai que ce match est montré comme ce qu’il était, un affrontement entre deux univers différents, un affrontement amical derrière lequel la haine frémit, un affrontement entre deux pouvoirs, celui, absolu, de la politique, et celui, tout autant absolu, de l’argent, il est tout aussi vrai que cette parenthèse n’est qu’une des étapes de la narration de ce superbe livre.

La Patrie Des Frères Werner © Futuropolis

Une narration qui, avec subtilité, ne nous impose aucun jugement. Il nous montre, en fait, deux embrigadements différents mais tout aussi réels, symbolisés par ces deux frères inséparables qui deviennent ennemis, l’un vivant son âge adulte dans le giron du communisme, l’autre infiltré par ce même communisme, pour des sabotages discrets, dans le giron du sport capitaliste.

Les auteurs de ce livre surprenant nous parlent de bien plus que la grande Histoire. Ils nous parlent de la famille, des déchirements que l’existence, inexorablement, provoque entre les êtres humains. Ce livre nous parle de liberté, ou, plutôt, de sentiment de liberté. Ce livre replace l’humain, avec ses contradictions, ses trahisons, ses frontières et ses envolées lyriques, au centre de tout ce qui peut construire ou détruire une société, la nôtre. A ce titre, ce livre est d’une brûlante actualité…

Les auteurs opèrent dans cet album une remise en perspective de trente années d’Histoire de l’Allemagne, c’est vrai, de l’Histoire de l’Europe, en même temps, et sans jamais se perdre dans les méandres de l’imagerie officielle de l’époque, celle de la RDA comme celle de la RFA…

Cela ne veut pas dire que nous n’avons ici qu’une œuvre de fiction. L’arrière-plan historique est d’une belle précision, et les scénaristes Philippe Collin et Sébastien Goethals possèdent un vrai talent, celui de mêler le réel avec l’imaginaire, et d’en faire un récit universel, qui dépasse, de par les thématiques abordées, la seule trame historique.

A partir de quel moment un embrigadement devient-il librement consenti ? A partir de quel moment la définition que l’on donne au mot « liberté » change-t-elle, et pourquoi ? Est- ce que la rédemption est possible, est-ce que le pardon est envisageable, quand on parle de politique ? Est-ce que des liens tissés intimement entre des êtres peuvent totalement se détruire pour des raisons qui n’ont rien de raisonnable ?

La Patrie Des Frères Werner © Futuropolis

Au fil des années, entre 1945 et 1992, ce livre nous raconte le quotidien d’une dictature, de la manipulation, de l’endoctrinement, sans pour autant embellir la réalité de ceux qui, en face, se disent libres…

Le dessin et la couleur de Sébastien Goethals rendent tangibles l’époque racontée. On a l’impression, grâce aux lavis, grâce à la manière réaliste qu’il a de traiter les visages et les regards, de se trouver en face de ces illustrations qui, dans les années 50, occupaient les pages de magazines comme « Détective »… Cependant, Goethals, à l’instar des illustrateurs plus sages que ceux de ces revues très particulières, aime dessiner la beauté, la lueur dans un regard, la souplesse des mouvements. Et c’est tout cela qui fait de ce livre une œuvre à part, dans le temps, dans le thème, dans l’apparence. C’est tout cela qui fait de ce livre une belle réussite, un beau roman graphique qui donne à voir, à raisonner, à réfléchir…

Jacques Schraûwen

La Patrie Des Frères Werner (dessin : Sébastien Goethals – scénario : Philippe Collin et Sébastien Goethals– couleur : Horne Perreard – éditeur : Futuropolis – août 2020)

Les Omniscients – tome 1

Les Omniscients – tome 1

Imaginez la rencontre entre l’univers de Marvel et celui du « ça » de Stephen King. Et vous découvrirez un album passionnant, intelligent, tous publics, sans effets spéciaux, mais avec beaucoup d’humanité !

Les Omniscients 1 © Le Lombard

A une époque où la bande dessinée se cherche de plus en plus des alibis élitistes, en ces moments où l’intellectualisme des salons de Paris, d’Angoulème et d’ailleurs devient une règle pour être reconnu comme artiste, en ces heures où le mot populaire, dans la bouche de grands « Auteurs » tels Sfars et ses suivants, ressemble à une injure, il est réjouissant de se plonger dans des albums de BD qui savent raconter une histoire ! Vincent Dugomier est un auteur, un scénariste qui ne cherche à aucun moment l’esbrouffe mais qui qui nous offre des récits extrêmement construits, sans temps mort, construits, ai-je envie de dire, à taille humaine.

Les Omniscients 1 © Le Lombard

Et c’est le cas avec ce « Omniscients », comme ce l’est avec ses superbes « Enfants de la Résistance ».

« Les Omniscients » : un livre qui nous parle de patrimoine… Du jour au lendemain, un peu partout sur terre, disparaissent les livres, tous les supports de la culture et de la mémoire humaine. Au même moment, ou à peu près, cinq adolescents, dans une Amérique qui ressemble à tous les pays du monde, se réveillent un beau matin avec des « connaissances absolues ». Ces cinq adolescents vont devoir découvrir d’où leur vient cet étrange super pouvoir, ils vont devoir, de ce fait, entrer également dans un univers qu’ils ne connaissent pas, celui de l’espionnage et du polar.

Les Omniscients 1 © Le Lombard

Ils vont surtout devoir s’accepter les uns les autres pour que leurs pouvoirs puissent se compléter.

Comme souvent avec Dugomier, l’enfance, l’adolescence est au centre du récit. Un peu comme s’il avait des comptes à régler avec ses souvenirs, ou, plus simplement, comme s’il avait une nostalgie pour cette époque de l’existence où tout semble possible et vivable…

Vincent Dugomier, l’enfance

Comme toujours avec lui, également, les thématiques abordées sont nombreuses. « Omniscients », c’est une fable sur notre monde qui perd sa mémoire, incontestablement. Mais c’est aussi une fable sur le rôle de l’humain dans ce qu’est le patrimoine, et sa préservation au sens le plus large du terme.

Vincent Dugomier : les différentes thématiques abordées

Dans ces thématiques, le fantastique occupe, avec les « Omniscients », une place importante. Bien sûr, on ne peut pas ne pas penser aux comics américains et au culte des super-héros que la bd d’outre-Atlantique propage dans le monde entier. Mais ici, on est loin, très loin même, du caractère fabriqué et manichéen de ces héros de papier qui ont comme passé des univers sans grande inventivité le plus souvent. Ce n’est pas le cas du tout avec le scénario de cette série naissante. C’est par petites touches que le côté mystique, donc fantastique, prend forme, prend vie. Toutes les religions ne sont-elles pas, finalement, actrices essentielles depuis toujours dans la préservation du passé, artistique, scientifique, pour construire le futur ?…

Vincent Dugomier : la présence du « mystique »
Vincent Dugomier : la construction du récit

Cela dit, ce qui reste une des caractéristiques essentielles de Vincent Dugomier, c’est que tous ses récits s’axent d’abord et avant tout autour de ses personnages. Pour raconter une histoire qui puisse plaire, il faut qu’elle mette en scène des gens réels, des gens avec lesquels le lecteur peut, non pas

Les Omniscients 1 © Le Lombard

s’identifier, mais avoir envie de créer des liens d’amitié. A ce titre, Dugomier réussit à faire de la virtualité la plus imaginative une fenêtre qui s’ouvre aussi à la réalité des rapports humains. Pour que les lecteurs, quel que soit leur âge, aiment ce qu’il nous raconte, il faut d’abord que lui, et sa dessinatrice, aiment les personnages qu’ils créent. Des personnages entiers, tous différents les uns des autres, tous identifiables. Et c’est par là aussi que le travail de construction d’un scénario de bande dessinée peut s’apparenter à celui d’une écriture comme chez King, ou Ray par exemple…

Vincent Dugomier : les personnages

J’ai beaucoup parlé du scénario, estimant depuis toujours que si la bande dessinée, c’était d’abord et essentiellement du dessin, ce dessin n’a de sens qu’à partir du moment où il raconte une histoire intéressante, passionnante.

Les Omniscients 1 © Le Lombard

C’est le cas ici. Et le dessin de Renata Castellani est un dessin qui refuse les prouesses graphiques, les grandes envolées lyriques, les cadrages démesurés. On peut, je pense, parler de bd classique, dans sa forme. Mais avec une efficacité évidente, le dessin de Castellani réussit l’amalgame entre un style européen traditionnel et une apparence ici et là à l’asiatique. Il en résulte une approche extrêmement aisée de cet album, tant par des adolescents que par leurs parents…

Il en va de même pour la couleur de Bekaert qui n’écrase rien des ambiances que le dessin de Castellani crée de page en page, et qui devient un élément de cette ambiance sans effet spécial…

Vincent Dugomier : le travail de Renata Castellani et de Benoît Bekaert

Avec ces « Omniscients », on se trouve en présence d’un trio d’auteurs (un quatuor même si on prend en compte l’idée originale de Stephen Desberg) en osmose, tous travaillant dans le même sens : créer un album qui parle à tout le monde, le faire sans ostentation, avec plaisir, et donner l’envie aux lecteurs, la dernière page tournée, de vite, vite pouvoir lire la suite de ce récit fabuleux (au premier sens du terme !) !

Jacques Schraûwen

Les Omniscients (dessin : Renata Castellani – scénario : Vincent Dugomier, d’après une idée originale de Stephen Desberg – couleurs : Benoît Bekaert – éditeur : Le Lombard – 64 pages – avril 2020)

Vincent Dugomier

Raven : 1. Némésis

Raven : 1. Némésis

Des Pirates, un trésor, des cannibales, une femme cruelle, une jeune noble presque féministe : Raven, c’est un monde maritime, un monde de passions humaines, une grande aventure merveilleusement amorale !

Raven 1 © Dargaud

Raven est un pirate… Un combattant d’une efficacité redoutable dans ses luttes, dans les abordages comme sur la terre ferme. Un homme qui manque souvent de chance, aussi, qui porte même la poisse comme le disent ses collègues sur l’Île de la Tortue. Il a frôlé la mort bien des fois, et c’est encore dans une situation de ce genre qu’on le retrouve dès la première page de cet album : accroché à une ancre, au fond de l’eau, à quelques secondes sans doute d’un adieu définitif à la vie.

Raven 1 © Dargaud

Mais voilà, Raven a aussi de la chance… Celle d’avoir des amis qui le sauvent, par exemple !

A partir de cette première scène, Lauffray construit son album avec des flash-backs, des changements de lieux, des récits parallèles aussi. C’est ainsi, par petites touches qui ressemblent à des pièces de puzzle, qu’il met en place tous les personnages qui, plus anti-héros qu’héros, vont donner vie à une histoire de violence, de tueries, de vacarme, de canons, de naufrages, de sang et, parfois, de désir.

Je ne vais pas vous raconter quoi que ce soit de cet album qui ne se contente pas d’être une simple présentation des protagonistes d’une série d’aventure, mais sachez que l’action ne manque pas, sachez que vous ne pourrez que parfois sourire aux frasques de Raven, rêver aux charmes de deux femmes totalement différentes l’une de l’autre, et, tout comme moi, la dernière page tournée, attendre avec impatience le tome suivant !

On est dans de la bonne bande dessinée d’aventure, oui, presque à l’ancienne, mais avec un regard actuel et une plume, celle du scénariste Lauffray comme celle du dessinateur Lauffray, qui est totalement actuelle dans la description de l’horreur quotidienne qu’engendrait, en ces temps qui n’étaient ni héroïques ni épiques, la recherche d’un improbable trésor.

Raven 1 © Dargaud

Mathieu Lauffray a toujours aimé la mer, l’océan. Même en s’aventurant dans d’autres univers, il lui faut dessiner cet élément liquide qui construit majoritairement notre Terre, donc notre humanité…

Il fait ainsi partie de quelques auteurs rares capables d’enflammer l’imaginaire de leurs lecteurs grâce à la puissance graphique et narrative des décors marins. Je pense à Lepage, bien évidemment, à Follet, à Vance, à Delitte…

Je ne veux pas dire par là que Lauffray manque d’originalité, loin s’en faut ! La mer, l’océan, les fleuves perdus dans les jungles sauvages, ce sont bien plus que de simples éléments de décor. L’eau, cela bouge, cela se transforme, cela change de lumière et d’apparence en quelques secondes. Et chez Lauffray, c’est sans doute cette vérité liquide qui devient, le plus souvent, le vrai personnage central de ses récits. Comme dans Long John Silver, une série absolument superbe… Comme ici… Raven et son ennemie dont on devine qu’elle va devenir intime, Lady Darksee, ne prennent vie qu’en s’ancrant profondément dans l’existence de l’océan et des navires qui osent affronter toutes les vagues de l’aventure…

Raven 1 © Dargaud

Raven, c’est de la bande dessinée efficace, avec un sens du mouvement exceptionnel, avec une puissance d’évocation dans les visages et les attitudes comme dans les décors, avec une couleur omniprésente qui n’a pas peur de se perdre dans des verts profonds. Librement inspiré par un roman de Robert E. Howard, le personnage de Raven n’est pas loin de rappeler Conan : un humain brut de

coffrage qui, au-delà de la seule apparence de cruauté et de violence, connaît quelques failles qui le rendent presque humain…

Et je n’ai pas pu m’empêcher, le livre refermé, à penser à Baudelaire…

« Homme libre, toujours tu chériras la mer !

La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme

Dans le déroulement infini de sa lame,

Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer »

Raven 1 © Dargaud

Mathieu Lauffray, dans ce livre, a toutes les commandes en main, et il nous prouve que son talent est loin, très loin même, de se perdre dans les flots de la mode et de ses indifférences ! Et j’aime assez le titre de ce premier opus, qui fait référence à la mythologie grecque, à la vengeance, à une âme identique, finalement, à celle dont nous parlait Baudelaire, l’âme du gouffre…

Jacques Schraûwen

Raven : 1. Némésis (auteur : Mathieu Lauffray – éditeur : Dargaud – 54 pages – avril 2020)