La Nuit Est Mon Royaume

La Nuit Est Mon Royaume

En cette semaine consacrée aux droits de la femme, voici un livre de Claire Fauvel, une autrice dont le regard se pose sur la jeunesse actuelle, sur ses attentes, ses rêves, ses désespérances aussi, au travers de deux amies passionnées par la musique.

La Nuit Est Mon Royaume © Rue de Sèvres

« La nuit pour moi, c’est un royaume, peuplé de princes et de fantômes… » En lisant ce livre, dans lequel la musique est un élément moteur, cette chanson de Daniel Guichard m’est revenue en mémoire. Et c’est vrai que les existences mêlées des deux héroïnes se nourrissent des mille possibles de la nuit et de ses silences vibrants !

Tout commence dans une banlieue, que Claire Fauvel nous décrit sans éviter les clichés. Dans une école arrive Alice, une nouvelle élève, dont les codes vestimentaires ne correspondent pas vraiment à ceux en vigueur dans ce quartier. Agressée, elle va être protégée par une des meneuses, Nawel. Et ces deux filles, que tout semble séparer, vont se découvrir une passion commune : la musique. Avec l’envie folle d’en faire l’élément essentiel de leur existence. Leur amitié va, ainsi, devenir un chemin vers la création, vers la passion partagée, vers une « vie entière ».

La Nuit Est Mon Royaume © Rue de Sèvres
Claire Fauvel : la trame du récit

Et c’est à partir de là que les clichés disparaissent au profit d’un récit qui nous parle d’aujourd’hui, qui nous parle de la jeunesse et de ses voies de liberté ancrées au quotidien de nos habitudes : les réseaux sociaux, les « concours », la musique et ses rythmes, le hasard des rencontres, le besoin de réussite sans se trahir.

Ce livre devient celui d’une quête. De deux quêtes, plutôt, celle de Nawel, d’une part, celle d’Alice, d’autre part. Deux quêtes d’abord intimement emmêlées, ensuite se faisant différentes. Mais les différences qui sont les leurs et qui leur sont sources d’incompréhensions, voire de jalousies plurielles, ces différences ne vont pas réussir à briser ce sentiment qui les unit, celui d’une amitié qui ose tout dire, qui ose tout oser. Alice va choisir le chemin de l’amour partage, Nawel va se perdre dans une aventure amoureuse faite de trahison et de mensonge.

Ce livre est aussi un livre qui nous parle de famille, au sens large du terme. Celle d’Alice, tolérante et un peu à côté des contingences matérielles de l’habitude. Celle de Nawel, d’origine algérienne, qui refuse les choix de cette jeune femme qui refuse de correspondre à des codes, ethniques, religieux, humains simplement, qu’elle n’a pas choisis elle-même. Une famille, pour Nawel, synonyme de rupture, mais une famille qui va aussi, au feu des retrouvailles, l’aider à revivre, à vivre plutôt qu’à survivre. Parce que si l’ennui au jour le jour est le moteur premier des aspirations de Nawel, c’est la famille qui lui permettra, par la révolte d’abord, par les retrouvailles ensuite, de libérer ses besoins de création.

La Nuit Est Mon Royaume © Rue de Sèvres
Claire Fauvel : l’ennui, la famille…

On pourrait croire, après quelques pages, qu’on va simplement découvrir deux destins de femmes, de jeunes femmes, en suivant leurs réussites et leurs échecs. Mais cette bande dessinée est bien plus que cela. Je parlais, en introduction, de Daniel Guichard. Un autre chanteur s’est rappelé à ma mémoire, aussi, au fil des pages de cet album aux couleurs qui offrent à la nuit des lumières envoûtantes : Gilbert Bécaud. Lui qui, dans « Désirée » décrivait une jeune femme habitée par la musique et disait d’elle : « tu as le spleen de ta génération ». Et c’est bien de spleen, aussi, que nous parle ce livre, ce spleen baudelairien qui pourrait déboucher sur le gouffre, mais qui, aussi, peut révéler des nécessités totales de création. L’art, ici, est un rempart contre la folie et le désespoir, il est une résistance à la mort…

La Nuit Est Mon Royaume © Rue de Sèvres

Il n’y a pas de musique sans poésie quand on parle de chanson. Il n’y a sans doute pas d’existence non plus sans la poésie et ses rêves, donc ses attentes, ses espérances, donc ses désespérances.

Et il n’y a pas de présent sans passé, comme le dit un des personnages secondaires qui a besoin de comprendre d’où il vient pour construire son avenir.

Le talent de Claire Fauvel réside dans la façon dont elle construit ses livres, en faisant du passé, le sien, le nôtre, des constructions narratives qui rendent ses récits intemporels, capables d’intéresser toutes les générations.

Claire Fauvel : le passé

Il est aussi celui d’une dessinatrice d’aujourd’hui, dont le style est véritablement personnel, ne devant rien aux modes de quelques « intellos » qui croient réinventer le neuvième art dans les salons branchés… Claire Fauvel dessine le mouvement, Claire Fauvel raconte la féminité et ses questionnements, Claie Fauvel a un incontestable talent d’écriture, Claire Fauvel a un sens de la couleur qui la rend presque « expressionniste ». Claire Fauvel nous montre ici que toutes les promesses de son livre précédent, « La guerre de Catherine », sont déjà réalisées ! Un très bon livre, et qui dépasse, et de loin, la seule description anecdotique de deux jeunes femmes !

Jacques Schraûwen

La Nuit Est Mon Royaume (autrice : Claire Fauvel – éditeur : Rue De Sèvres – 150 pages – parution : février 2020)

La Nuit Est Mon Royaume © Rue de Sèvres
Rivière d’Encre

Rivière d’Encre

Le dessin, trace intime de la mémoire et du rêve

Il y a des bandes dessinées indéfinissables, et qui, de ce fait, enrichissent le paysage du neuvième art. C’est le cas de cet album étonnant, intelligent, aux imaginations profondes, aux réflexions essentielles… Un livre qui se regarde, qui se feuillette, qui se lit, qui ne se rate pas !

Rivière d’encre © La boîte à bulles

Je me souviens de Juillard me disant que tout le monde dessinait, que le dessin appartenait pleinement à l’humanité de l’enfance, mais que bien des gens (trop sans doute) renonçaient à leur enfance et, de ce fait, ne savaient plus dessiner…

Le dessin serait-il, dès lors, le signe tangible d’une enfance qui se refuse à disparaître et qui, insidieusement, devient élément artistique d’un improbable partage ?

Etienne Appert, l’auteur de ce livre, s’est sans doute posé la question. Il s’en est posé bien d’autres quant au dessin, quant à l’écriture, quant aux raisons ou déraisons qui peuvent pousser un être humain à dessiner et, plus largement, à créer.

Rivière d’encre © La boîte à bulles

Tout le monde se souvient d’une des premières pages du « Petit Prince » de Saint-Exupéry. Un gamin blond s’approchant de l’aviateur perdu en plein désert et lui demandant de lui dessiner un mouton. Ce livre-ci, cette rivière graphique et littéraire, commence presque de la même manière. Un homme dessine, au pied d’un arbre, et un enfant blond lui demande : « Dis, pourquoi tu dessines ? ».

Et le livre, à partir de cette simple question, va devenir une recherche de sens à ce simple geste de tracer au papier les ombres de ce qu’on voit, de ce qu’on regarde.

Plusieurs histoires vont se croiser. Celle d’un poilu dans une tranchée, et trouvant dans ses dessins la seule échappatoire à l’horreur. Celle d’une femme préhistorique dessinant les ombres de ses proches, avant de les enjoliver de traits dont la seule magie est de les immortaliser. Celle d’une femme en hôpital psychiatrique, une femme perdue pour qui le dessin se révèle la seule vérité, celle du rêve et de l’ailleurs.

Rivière d’encre © La boîte à bulles

C’est, je le disais, un livre indéfinissable, une bande dessinée qui rompt avec tous les codes de ce genre artistique. On se trouve plus dans « Le bateau Ivre » de Rimbaud que dans « La légende des siècles » de Hugo… C’est de la poésie, oui, c’est de l’imagination, du fantastique, c’est du rêve, c’est du souvenir, c’est de l’introspection. De temps à autre, au fil des pages, on pense à de l’écriture automatique, l’esprit et le doigt décidant soudain de changer d’époque, de récit, avant de revenir, tout aussi brusquement, à une analyse moderne de la création.

C’est un livre de rencontres, aussi. De rencontre de l’auteur avec son enfance, avec SES enfances, même, inscrites dans la suite des enfances de ses parents… De rencontre entre l’auteur et deux dessinateurs qu’il interpelle et qui lui répondent, en mots et en dessins : Edmond Baudouin et François Boucq.

Dans sa construction aussi, ce livre n’a rien de déjà vu. On a l’impression d’un face à face entre le mot et le dessin. L’être humain, comme aurait pu le dire Sartre, ne vit que sous le regard des autres… Un regard qui se fait phrases et jugements… Des phrases qui, en devenant dessins, créent un nouveau langage, une nouvelle approche, un neuf partage. Tout « trait » devient ainsi symbolique du moment où il faut créé, de ce qu’il montre, de ce qu’il tait…

Rivière d’encre © La boîte à bulles

Le dessin, base de tous les arts, « crée »-t-il plus que les mots ? Ces mots qui, d’ailleurs, sur une feuille, sont des signes tracés, eux aussi, donc des dessins. Il s’agit moins, donc, de reproduire le réel que d’en montrer une interprétation personnelle, tout comme le fait (ou devrait le faire) la littérature. Une des phrases qui m’a frappé dans ce livre concerne l’art musical : « La vie c’est la musique. Je ne dessine plus que de la musique ».

Etienne Appert nous promène en se baladant, et les pays que l’on croise vont de l’abstraction au réalisme, du symbolisme à l’expressionnisme, sans arrêt. Sans chronologie, sans d’autre logique que la réflexion de l’auteur héros de son propre livre.

Un enfant dessine pour intégrer le monde qui l’entoure à ses propres magies. Un adulte dessine pour apprendre à connaître ce monde, et, ce faisant, à se connaître lui-même.

Appert nous conduit au fil des pages de l’enfance séductrice au doute de l’adultité.

Et s’il nous dit que dessiner, c’est imaginer et faire imaginer, Etienne Appert s’empresse d’ajouter que raconter, c’est pour le dessinateur donner une trace au monde de son propre chemin humain. En disant encore que le dessin permet à l’artiste d’intervenir sur les êtres à travers leur représentation et, donc, à travers l’idée que l’on s’en fait…

Rivière d’encre © La boîte à bulles

Disons-le tout de suite, ce livre ne se lit pas comme ça, en passant, vite, sur le coin d’une table… C’est un véritable ouvrage intelligent sans jamais être pédant, c’est une recherche intime et personnelle d’un artiste au sujet de son propre art et de ses possibilités, c’est aussi un discours cultivé qui n’hésite pas à même à tout acte créatif les réalités du rêve, du désir, de la souffrance, de la guerre, de la mort.

Je n’ai jamais lu, je le dis haut et fort, une bande dessinée comme cette « Rivière d’encre ». Et croyez-moi, la dernière page tournée, les mots, les dessins et les réflexions d’Etienne Appert continuent à éblouir… A faire réfléchir !

Oui, le dessin est un miroir qui ne fige pas la vie, qui ne fige des instants, et, finalement, tout acte créatif naît d’abord et avant tout d’un désir d’amour…

Jacques Schraûwen

Rivière D’Encre (auteur : Etienne Appert – éditeur : La Boîte à Bulles – 224 pages – parution : janvier 2020)

Rivière d’encre © La boîte à bulles
La Maison aux Souvenirs

La Maison aux Souvenirs

Fantastique et souvenances plurielles

La collection « GrandAngle » de l’éditeur Bamboo s’est faite, au fil des ans, un lieu d’invention, d’originalité, de tradition mêlée de modernisme. Et la « Maison » de Nicolas Delestret y a parfaitement sa place !

La Maison aux Souvenirs © GrandAngle

Tout commence en douceur. Eléonore, médecin, accompagnée de son fils Théo, rejoint son frère David dans la maison de leur enfance. Une maison que ce dernier a rachetée, comme pour reprendre pied dans son passé, comme pour retrouver, après des années de balade, le socle essentiel de ses racines. Cette maison, pourtant, n’est pas uniquement celle des beaux souvenirs de l’enfance. C’est là, il y a bien longtemps, que le père d’Eléonore a un jour disparu, laissant son épouse et ses deux enfants dans le désarroi le plus complet.

C’est dans cette maison, surtout, que la jeune femme entend son frère lui dire que leur père est toujours vivant !

Le canevas de cette histoire est donc assez simple. On comprend tout de suite qu’il va s’agir pour le frère et sa sœur de chercher à guérir de leur passé. Et que cette nécessité va entraîner des conflits, des questions, des face-à-face dans lesquels leurs mémoires ne seront jamais identiques pour de même événements. Nous ne sommes pas loin de Rashomon, dans la trame que nous offre Nicolas Demestret : chacun ne témoigne de son passé que ce que son propre regard en a retenu, et aucun regard n’est identique à un autre regard !

On se trouve aussi dans un livre « fantastique », dans la mesure où le lecteur, peu à peu, va comprendre que Théo, l’adolescent, qui a régulièrement des « absences », possède en fait un pouvoir étonnant : il peut voir et entendre les souvenirs des gens qui l’entourent…

Au-delà, donc, d’une intrigue qui se rattache à des auteurs comme Ray, ou Prévot, il y a dans ce livre une vraie réflexion sur la souvenance. Que serions-nous, sans mémoire ? Appréhender les souvenirs des autres, est-ce oublier les siens ?

La Maison aux Souvenirs © GrandAngle
Nicolas Delestret : la mémoire
Nicolas Delestret : l’importance de se souvenir

Vous l’aurez compris, ce livre oscille sans cesse entre réalité et imagination, entre fantastique et quotidien, entre réflexion pure et enquête identitaire au sens presque policier du terme. Avec du suspense, des accidents, des blessures, de la colère, de l’amitié, de l’amour, des silences et de la fureur, des sourires et même la mort.

Théo est un super-héros, un adolescent dont la mère s’inquiète, le croyant anormal. Mais c’est d’abord un enfant, un ado, qui a un langage d’adolescent pour dire que sa mère est chiante, pour dire que vieillir, ça fout les jetons. Un adolescent qui tombe amoureux d’Aglaé, une fille de son âge, à laquelle il va révéler son pouvoir.

Et la force de Nicolas Delestret est de ne pas tout centrer sur Théo, mais de créer un vrai univers dans lequel plusieurs personnages participent pleinement à l’action, et à la réflexion.

Aux côtés de David, Eléonore et Théo, il y a Aglaé et son père, il a les voisines. Il y a aussi les absents, le grand-père de Théo, et Georges, le mari d’Eva, la voisine… Et, étrangement, ce sont ces absents qui rythment toute l’intrigue, par petites touches, par confrontation de souvenirs différents.

La Maison aux Souvenirs © GrandAngle
Nicolas Delestret : les absents

Ce livre, dès lors, pourrait être d’une vraie complexité. Mais tel n’est pas le cas, loin s’en faut ! Parce qu’un des talents de Nicolas Delestret, c’est d’être fluide, tant dans le texte que dans le découpage, un découpage superbe et d’une parfaite lisibilité, que dans le dessin, mêlant les influences évidentes du Manga et de la bd belgo-française.

Une fluidité dans le récit à laquelle participe également l’utilisation de la couleur. Les tons pastel estompent ce qui pourrait prendre trop de place et nuire à l’évolution des sentiments, de l’émotion. Les tons rouges, eux, soulignent certains moments-clés de la narration, ou caractérisent l’un ou l’autre personnage, comme Aglaé, vêtue de rouge, et symbolisant ainsi une nouvelle aventure pour Théo.

La Maison aux Souvenirs © GrandAngle
Nicolas Delestret : la fluidité de la narration
Nicolas Delestret : l’utilisation de la couleur

Ce livre pourrait également être pesant, de par sa thématique qui ne cherche à aucun moment à fuir le « sérieux ». Mais ce sérieux se trouve dans le lien créé avec le lecteur bien plus que dans le propos écrit et dessinée par l’auteur. Un auteur qui, en créant le personnage de Garance, la sœur fofolle d’Eva, la voisine, parvient à ajouter des lueurs de sourires, ici et là, pour désamorcer des situations qui, sinon, se seraient révélées dramatiques… Garance, c’est la vie qui, sans cesse, réussit à ne pas faire du souvenir le seul moteur du quotidien !

La Maison aux Souvenirs © GrandAngle
Nicolas Delestret : le personnage de Garance
La Maison aux Souvenirs © GrandAngle
Nicolas Delestret : une happy end ?

Livre d’émotion, de tendresse, portrait de l’aujourd’hui et du hier, au profond révélateur d’un lieu dans lequel des enfants ont grandi, livre-portrait d’une famille, d’un lieu, d’une fratrie, de l’absence, cet album est une réussite de bout en bout.

Je parle d’émotion, oui… Elle est présente, de la première à la dernière page, elle est « vivante », ai-je envie de dire. Et c’est une des raisons qui font que ce livre est un vrai livre ouvert à tous les âges, à tous les publics.

Le lire, c’est aussi se souvenir de l’enfant qu’on a été, ou rêver déjà à l’adulte qu’on sera…

Jacques Schraûwen

La Maison aux Souvenirs (auteur : Nicolas Delestret – éditeur : Bamboo/GrandAngle – 120 pages – date de parution : février 2020)