Monsieur Jules

Monsieur Jules

Un personnage à la « Simenon », un monde qui s’enfuit…

Monsieur Jules est proxénète. A l’ancienne… Il fait « travailler » deux femmes, plus toutes jeunes, pas vraiment belles. Mais le vingt-et-unième siècle n’est plus celui de l’artisanat, même pour les métiers du sexe !

Monsieur Jules © Grandangle

Monsieur Jules vit dans un quartier de Paris tranquille. Monsieur Jules exerce une profession presque aussi vieille que le plus vieux métier du monde. Monsieur Jules est maquereau et partage sa vie et son appartement avec deux péripatéticiennes âgées, la ronde Solange et la râleuse Brigitte. Deux travailleuses du sexe qui ont leur franc-parler, qui ont aussi et surtout leurs clients fidèles avec lesquels se nouent des liens qui ne sont pas uniquement ceux du plaisir, qui sont aussi, parfois, ceux du désir.

Monsieur Jules a un passé qui le hante, celui d’un amour perdu, celui d’une mort inacceptable.

Monsieur Jules n’a sans doute jamais eu d’autre métier que celui qui le fait vivre, sans plus. Un métier qu’il pratique tranquillement, comme un bon vieux bourgeois, sans sentiment, au jour le jour.

Et voilà qu’un soir il recueille une jeune prostituée noire blessée. Pour lui, le monde qu’il connaît va dès lors se diriger inexorablement vers la disparition…

Aurélien Ducoudray fait partie de ces scénaristes qui font de ce qu’on appelle leur culture générale un outil littéraire efficace. Ainsi, dans ce livre, les références sont nombreuses… A un cinéma des années 50 qui nous montrait des personnages hauts en couleur, comme Gabin, Ventura, Pousse, des personnages de polars à l’ancienne, avec des codes d’honneur jusque dans les méandres de la grande délinquance. Des références littéraires, aussi : Simenon, Malet, Manchette, un peu…

Mais au-delà de ces références, Aurélien Ducoudray crée un vrai livre de personnages, entiers, solides, ayant tous un vocabulaire sans détours, un vocabulaire politiquement correct, mais qui participe pleinement à la chair de ses anti-héros.

Monsieur Jules © Grandangle
Aurélien Ducoudray : le choix des références, le choix du vocabulaire
Aurélien Ducoudray : un livre de « personnages »

C’est un polar… Un roman noir, plutôt, à la manière de Leo Malet dans sa peu connue trilogie noire. C’est un récit dont on devine, très vite que, à l’instar de toutes les tragédies quotidiennes, ne peut que se terminer dans le désespoir, dans l’inexorable rupture entre deux univers qui, pour identiques dans leur finalité qu’ils soient, n’ont aucune ressemblance quant aux moyens utilisés. En recueillant cette putain blessée, Monsieur Jules se trouve en confrontation frontale avec une réalité qu’il ne voulait pas voir, la prostitution et le proxénétisme enrobés dans la légale apparence d’un libéralisme sans pitié.

Mais n’allez pas croire que cet album ne raconte qu’une histoire de gangsters ! Les auteurs, tout au contraire, nous offrent un livre qui peut se lire à plusieurs niveaux. Un livre dans lequel la mémoire occupe une place essentielle… Les souvenirs de Monsieur Jules rythment ses présents, les souvenances de Solange et Brigitte les poussent à s’investir dans un compagnonnage aux dangers évidents.

Et puis, il y a aussi un symbolisme étrange et omniprésent, une sorte de trame de fond qui sert de lien entre le passé et le présent, entre la mort d’hier et celle de demain, annoncée et attendue. Cette trame, ce lieu rythmique de la narration, c’est la chevelure. Celle de la morte qui fut l’amour de Monsieur Jules, mais aussi celle d’une perruque blonde, celle d’une citation donnée par un mendiant, celle d’un salon de coiffure qui se révèle être le point de convergence de bien des destins.

Monsieur Jules © Grandangle
Aurélien Ducoudray : un livre sur la mémoire
Aurélien Ducoudray : une trame invisible

Le dessinateur, Arno Monin, auteur du superbe diptyque « L’Adoption », a lui aussi des références cinématographiques. On sent le plaisir qu’il a, comme Alexandre Traumer avec Marcel carné, à créer, outre les personnages hauts en couleurs, des décors qui donnent vie au récit en lui permettant de s’intégrer presque intimement dans l’existence des différents protagonistes.

Dessinateur soucieux, avec ses couleurs, de ne jamais détruire une perspective, de ne jamais estomper une profondeur de champ, Arno Monin pratique l’art du découpage avec une intensité remarquable, avec un sens aigu du regard des lecteurs sur ses pages, avec une présence d’ombres et de lumières qui mettent en évidence Monsieur Jules et celles et ceux qui l’entourent.

Monsieur Jules © Grandangle
Aurélien Ducoudray : le dessin d’Arno Monin

Ce n’est pas un livre politiquement correct. Ce n’est pas non plus, loin s’en faut, un livre « voyeur ». C’est un trajet de vie, de fin de vie, tout simplement… La prostitution en est, certes, l’élément moteur, mais les auteurs se font observateurs bien plus que juges. Aucun jugement, non, mais une histoire racontée comme un travers l’objectif d’une caméra graphique presque uniquement observatrice…

Et c’est étonnant comme cette distance entre ce qui est raconté et la manière dont c’est raconté apporte une qualité immense à cet album !

Un livre excellent, à lire, à regarder, à placer en bonne place dans votre bibliothèque…

Jacques Schraûwen

Monsieur Jules (dessin : Arno Monin – scénario : Aurélien Ducoudray – éditeur : Grandangle – date de parution : septembre 2019 – 86 pages)

Penss Et Les Plis Du Monde

Penss Et Les Plis Du Monde

Une bande dessinée étonnante, une exposition lumineuse à Bruxelles jusqu’au premier décembre 2019

Jérémie Moreau, après le succès de son album précédent, « La saga de Grimr », nous revient avec un livre très particulier. Philosophique, oui, mais d’une lecture aisée, et mettant en exergue une aventure humaine faite de contemplation et d’action.

Penss Et Les Plis Du Monde © Delcourt

Dans une préhistoire réinventée, Penss ne trouve pas sa place dans son clan. A la chasse, il préfère l’observation. A l’action, il préfère la contemplation. Seulement, en ces temps reculés pendant lesquels l’homme est devenu homme, l’existence était un combat de tous les jours, une lutte incessante faite de violence, de renoncement et, déjà, de refus de la différence.

La vie, donc, ne fait pas de cadeau à Penss. Et, ce faisant, la vie lui offre la chance de voir dans le monde qui l’entoure autre chose qu’un ennemi à vaincre, qu’un proche duquel se venger.

Autour de cette trame, Jérémie Moreau construit, comme un vrai roman, une fable à taille humaine nous contant la conquête de la nature et de ses ressources par l’homme.

Je n’ai pas pu m’empêcher de penser, en lisant ce livre, de penser à « Rahan »… Le thème, en effet, est quelque peu similaire, puisque Penss comme Rahan sont des humains cherchant inlassablement à modifier le monde, à le rendre plus vivable.

Mais avec Jérémie Moreau, il n’y a aucun aspect moralisateur, au contraire de la série de Lécureux et Chéret.

Et le dessin, bien évidemment, n’a rien à voir non plus ! Un dessin simple, mais terriblement rythmé, un graphisme inspiré sans aucun doute par le monde de l’animation « manga ». Mais un dessin qui dépasse ses influences grâce, entre autres, à un découpage tout en vivacité, grâce, aussi, à un sens de la couleur tout à fait particulier. Et là, les influences sont à chercher ailleurs, dans ce qu’on appelle aujourd’hui l’art brut, dans ce qu’on appelait avec plus de justesse peut-être l’art naïf. La couleur est une explosion, dans ce livre, une sorte d’improvisation à la fois rêvée et maîtrisée.

Penss Et Les Plis Du Monde © Delcourt
Jérémie Moreau : les couleurs

Penss, plus qu’un personnage central, est l’axe véritable de tout le récit que nous offre Jérémie Moreau. A partir du moment où il cultive la certitude que tout, dans l’univers, est fait de plis, il va se persuader que vivre, c’est découvrir, d’abord et avant tout, c’est regarder pour comprendre, c’est comprendre pour exister, c’est exister pour expérimenter. La question à laquelle cet être à l’ambition démesurée, principale source d’ailleurs de l’ostracisme dont il est victime, va être confronté, c’est de savoir si tout peut être appréhendé… Pris au piège du narcissisme, de l’autosatisfaction, de la solitude, de l’indifférence et de la haine, Penss va devoir accepter les différences des autres pour que les siennes deviennent des richesses à partager. Il va surtout devoir se reconnaître comme humain. Et il va le faire grâce à la rencontre de Craie, une jeune femme qui, tout comme lui, voit le monde comme une suite ininterrompue de plis. Mais là où Penss ne voit que les remous de la nature, Craie, elle, parle avec les esprits… Et c’est ainsi que, avec la naissance du désir, à l’orée d’une autre naissance d’ailleurs, Penss va évoluer, et comprendre que l’amour et la sensualité sont des plis essentiels à explorer, aux aussi.

Penss Et Les Plis Du Monde © Delcourt
Jérémie Moreau : l’ambition, le désir, la nature
Jérémie Moreau : la chair et l’esprit

Je parlais de fable, mais de fable sans morale. Une fable qui, en créant une impossible préhistoire dans laquelle un homme seul invente l’agriculture, nous parle aussi, de toute évidence, d’aujourd’hui.

De l’orgueil à l’humilité, le personnage de Penss grandit et fait se grandir le monde autour de lui. Jérémie Moreau nous montre son évolution sans manichéisme, il nous parle des réalités actuelles de l’agriculture et de la nourriture sans aucun diktat. Il fait œuvre d’artiste bien plus que de moralisateur, tout au long d’un roman graphique d’excellente tenue.

Penss Et Les Plis Du Monde © Delcourt

Sa force de scénariste réside aussi dans l’art qui est le sien de nous parler, du début à la fin, de principes éminemment philosophique sans jamais être rébarbatif dans son propos. Réussir à faire des théories philosophiques de Leibniz par exemple un outil narratif, cela tient de la gageure ! Et le pari est réussi… Penss nous dit qu’on ne peut se définir autrement qu’en fonction de la nature qui nous entoure et nous érige humains. Il nous dit qu’on ne peut modeler notre monde que par le « vivant », même si les strates de cet univers, en plis successifs et infinis, ne sont que l’accumulation mêlée de la vie et de la mort, sans cesse…

Penss nous dit, tout simplement, que tout est toujours à déplier pour que le réel puisse s’éveiller à la poésie essentielle, celle du « vivre ».

Penss Et Les Plis Du Monde © Delcourt
Jérémie Moreau : des ponts philosophiques avec aujourd’hui
Jérémie Moreau : tout est à déplier…

Penss, c’est un roman graphique qui se découvre autant avec l’intelligence que les yeux, autant avec la culture que l’instinct. C’est un album bd qui peut se lire avec passion, ou se feuilleter, ensuite, pour le plaisir des envolées de la lumière et de la couleur.

Penss, c’est un livre qui mélange les genres avec une véritable réussite !

Jacques Schraûwen

Penss Et Les Plis Du Monde (auteur : Jérémie Moreau – éditeur : Delcourt – 229 pages – date de parution : septembre 2019)

Une exposition au cbbd jusqu’au 1/12/2019 – https://www.cbbd.be/fr/accueil

Penss Et Les Plis Du Monde © Delcourt
Nez De Cuir : le masque de la vie, le masque de la mort

Nez De Cuir : le masque de la vie, le masque de la mort

Et une interview de JEAN DUFAUX

Jean de La Varende est un auteur qu’on ne lit plus guère de nos jours. Cette adaptation en bande dessinée d’un de ses meilleurs romans prouve, cependant, toute la connotation universelle de cet auteur à redécouvrir !

https://www.youtube.com/watch?v=ZCiB5O9Sbrk

© Fururopolis

Résumer la carrière de Jean Dufaux, scénariste à la fois éclectique et terriblement prolixe, cela tient du pari impossible à gagner ! Tous les domaines de l’imaginaire et du vécu, sans cesse mêlés, ont trouvé grâce à ses yeux et ont pris vie sous sa plume. Amoureux des grandes sagas telles que « la complainte des landes perdues », il a toujours aimé aussi varier les plaisirs, ceux de l’auteur qu’il est, ceux de ses lecteurs aussi, et surtout peut-être ! Ce fut le cas, par exemple, avec « Le chien de Dieu », inspiré du personnage essentiel de la littérature qu’est Louis-Ferdinand Céline. C’est le cas, aujourd’hui, avec cette adaptation originale et respectueuse d’un des grands textes de la littérature française.

Nez de Cuir © Futuropolis
Jean Dufaux : Jean de La Varende et la liberté

« Liberté et respect… » : ce ne sont pas, pour Jean Dufaux, rien que des mots ! Je pense même que ces deux sentiments sont une des grandes constantes de son œuvre. Une œuvre qui se veut fidèle à l’essentiel de la liberté : être un créateur sans d’autres chaînes que celles de l’amitié et/ou de la passion. Et c’est sans doute pourquoi ses goûts l’ont souvent porté à choisir dans l’univers de la littérature ses thèmes, ses constructions narratives, ses imaginaires. Et le personnage de Nez de Cuir, militaire revenu des guerres napoléoniennes vivant mais défiguré, est un de ces anti-héros que Dufaux a toujours aimé « raconter ». Personnage littéraire, certes, mais dont on retrouve la stature à chaque époque de l’Histoire. Gueule cassée avant que cette expression existe, le comte Roger de Tinchebraye se révèle, derrière son masque, d’un cynisme brutal, mais également d’un désir d’amour assouvi dans les bras de celles qu’attire son anonymat masqué.

Il est, dans l’œuvre de jean Dufaux, un jalon de plus qui prouve que la littérature, en bande dessinée, peut être une source d’écriture passionnante, passionnée, voire même passionnelle !

Nez de Cuir © Futuropolis
Jean Dufaux : la littérature comme source d’écriture

Cette histoire, très littéraire dans le rendu qu’en fait Jean Dufaux, par ailleurs dialoguiste d’une belle richesse de langage et d’expression, cette histoire nous parle de la différence, de la beauté et du charme, de l’attirance sensuelle et de l’amour platonique, du désir et de ses assouvissements. Elle se fait ainsi une digression à plusieurs voix sur le sens de la vie, de départ en retour, de honte assumée en besoin toujours inassouvi.

Ce livre est également une réflexion qui n’a rien de « léger » sur le masque, apparent ou non, imposé ou voulu… Cela me fait penser à un spectacle que j’ai vu, il y a bien longtemps, d’Avron et Evrard, un spectacle axé sur le masque et ce qu’il peut imposer à celui ou à celle qui en porte un !

Ce livre, enfin, s’inscrit entièrement dans une thématique chère à Dufaux : celle de la mort comme décor obligatoire de tout acte vivant !

Nez de Cuir © Futuropolis
Jean Dufaux : les masques
Jean Dufaux : l’omniprésence de la mort

A partir d’un scénario presque intimiste, romanesque et romantique en tout cas, à partir d’un récit qui couvre plusieurs années et se construit à partir du temps qui, inexorable, passe et rouille le réel et les sentiments, il fallait que le dessinateur s’immerge, lui aussi, totalement dans cet univers qui pourrait paraître désuet et qui devient universel par la grâce du graphisme comme du texte.

Jacques Terpant est d’un réalisme qu’on pourrait qualifier de classique. Et c’est bien cela qu’il fallait pour rendre compte, sans faux-fuyant, sans effets spéciaux inutiles, de toute l’ambiance qui sous-tend ce récit. Son dessin peut être statique, ou extrêmement mouvementé quand c’est nécessaire. Son dessin rend compte, de bout en bout, de tous les décors qui font de l’existence de Nez de cuir ce qu’elle est : intérieurs, nature… Et sa couleur exprime, elle aussi, les changements de saison, les heures qui s’enfuient… Elle crée une lumière qui réinvente la profondeur de champ et en fait un outil de narration primordial.

Nez de Cuir © Futuropolis
Jean Dufaux : Jacques Terpant, le dessinateur

Pour adapter un roman, que ce soit au cinéma ou au sein du neuvième art, et pour que cette adaptation soit réussie, il n’y a qu’un secret, je pense : le talent de ceux qui décident de se lancer dans une telle aventure ! C’est pour cela, probablement, qu’i y a tellement peu d’adaptations réussies ! C’est pour cela aussi que je vous invite, ardemment, à vous plonger dans cet album qui, lui, respectueux de l’œuvre originelle, parvient cependant à s’en détacher pour en faire une vraie bd actuelle !

Un livre à découvrir, à faire découvrir… A commander chez votre libraire préféré !

Jacques Schraûwen

Nez de Cuir (dessin : Jacques Terpant – scénario : Jean Dufaux – éditeur : Futuropolis – 62 pages – date de parution : août 2019)

Nez de Cuir © Futuropolis