Moi René Tardi Prisonnier de guerre Au Stalag IIB – 3. Après la guerre

Moi René Tardi Prisonnier de guerre Au Stalag IIB – 3. Après la guerre

Toute l’intelligence, toute la révolte, tout le talent exceptionnel de Jacques Tardi ! Cet ultime volume est un des meilleurs albums (si pas le meilleur !…) de l’année 2018 ! Si vous ne l’avez pas encore, procurez-vous cette trilogie à la fois historique et intime !

Moi, René Tardi … © Casterman

N’en déplaise à d’aucuns qui, se pensant « chroniqueurs », ne lisent les livres qu’ils commentent qu’avec un regard fatigué, n’en déplaise à ceux dont j’ai lu les « critiques » qui prouvent qu’ils se sont contentés de feuilleter ce livre et de s’inspirer d’un communiqué de presse pour vite dénigrer une œuvre à laquelle ils sont incapables de comprendre quoi que ce soit, n’en déplaise à ceux-là, oui : je le dis haut et fort, ce livre, et les deux précédents, ne s’adressent pas uniquement aux passionnés de Tardi ! Ils sont une œuvre complète qui nous raconte, importante, essentielle, à la fois de l’intérieur et de l’extérieur, toute une époque qu’il vaut mieux, de nos jours, de ne pas oublier, celle de la guerre 40/45 et des années qui l’ont suivie. Une œuvre exceptionnelle, tant au niveau du texte, omniprésent et historiquement fouillé, qu’au niveau du graphisme d’une extraordinaire efficacité.

Avec le même souci qui animait Tardi dans tous les livres qu’il a consacrés à l’autre guerre, celle que l’on disait dernière, celle que l’on appelait «grande», Jacques Tardi a voulu faire ici, en abordant la « seconde » guerre mondiale, œuvre d’historien. Mais d’un historien subjectif, d’un historien ne pouvant s’empêcher de réagir, de prendre position.

Ce « Moi René Tardi… » est un long dialogue… Un dialogue qui n’a jamais vraiment eu lieu… Un dialogue entre un fils et son père, un militaire perdu dans l’horreur de la guerre, d’abord, celle d’un camp de prisonniers, ensuite, celle du long trajet le ramenant au pays et à une autre horreur, celle de l’après-guerre, enfin.

Un dialogue ?… Un monologue, plutôt, celle du père, un monologue imaginé par un Tardi adulte se restaurant à son enfance, à son adolescence. Un monologue que Jacques Tardi, d’ailleurs, il y a 33 ans, avait déjà pensé à entamer dans la préface de son livre « Mine de plomb ».

A ce titre, on peut dire que cette trilogie est sans doute l’œuvre la plus personnelle de Jacques Tardi. L’œuvre qu’il a portée sans lui donner vie pendant de longues années…

Jacques Tardi, donc, fait parler son père. Avec des mots retrouvés au travers de ses propres souvenirs d’enfant, avec des mots découverts dans des carnets hérités, avec des mots dans lesquels on entend, vraiment, la voix de ce père qui, de retour en France, découvre un pays qui n’est plus vraiment le sien. Ce père qui, ne trouvant pas sa place dans le monde civil se voit obligé, pour survivre à lui-même et à ses souvenances, de rempiler dans une armée pour laquelle, cependant, il n’a aucun respect.


Moi, René Tardi … © Casterman

« Moi René Tardi… », c’est un récit de mémoire. De mémoires plurielles… La narration de Jacques Tardi se vit et se dessine au gré du souvenir et de ses renaissances, donc sans toujours de souci temporel précis. Ces souvenirs se mêlent à ceux de ses parents, de ses grands-parents, et les digressions sont nombreuses. Ces souvenances sont également celles de la grande Histoire, cette histoire majuscule que Tardi nous conte, en filigrane, une Histoire qui n’a d’importance que vue à taille humaine, même si le côté didactique et érudit est bien présent.

Jacques Tardi se dessine tel qu’il fut, sans doute, tel qu’il continue à se voir, certainement, à être, simplement : un adolescent qui veut comprendre et qui, de ce fait, ne peut que se révolter. Il remet sa propre construction en perspective de celles de ceux qui lui furent proches, aimés ou pas, et dont il nous restitue en images immobiles les mouvances et les vécus.

Ce faisant, Jacques Tardi fait bien plus œuvre, ici, d’illustrateur que de dessinateur de bande dessinée. Mais sa manière de faire de l’illustration n’a rien de statique, que du contraire, et chaque dessin, ainsi, devient un lieu, un paysage, un pays, fait d’humanité, d’horreur, parfois d’humanisme.

Toute existence n’est-elle pas à l’image de cette construction narrative : mélangée, avec des allers-retours incessants entre les différentes époques vécues ? C’est pour cette raison que ce livre, intime et personnel, ne peut que toucher tout le monde, tant il est vrai que tous les méandres de la mémoire sont identiques chez tous les humains…


Moi, René Tardi … © Casterman

Cette trilogie est, finalement, un « journal », comme celui de Léautaud, comme les romans de Céline aussi. Il ne cache rien des réalités vécues par Tardi père, par Tardi fils, par sa mère, par la culpabilité qu’elle a réussi pendant des années à inculquer à son fils.

Un journal qui nous montre aussi que seule la création, quelle qu’elle soit, peut permettre à l’individu d’être autre chose qu’une ombre de l’existence. D’où la présence d’un pélican ramené d’Allemagne par René Tardi, et qui est un peu comme la base-même de l’envie, du besoin de Jacques Tardi de créer, lui aussi, au travers du dessin.

Le scénario est d’une richesse époustouflante. Le texte occupe une grande place, et le dessin, avec une utilisation des couleurs, avec des références nombreuses, allège ce texte. Mais il pousse, en même temps, le lecteur à ne pas zapper, à lire jusqu’au bout chaque parcelle de dialogue imaginé mais si peu imaginaire.

Et puis, il y a ces dessins qui, régulièrement, au fil de cet album, nous montrent les personnages centraux de ces horribles années 40 et 50… Et nous les mettent en scène dans des portraits presque identiques… Goering, Hitler, Staline, entre autres, se montrent, comme en posant, sur fond d’ossuaires aux immobilismes hurleurs…

Enfin, il y a le noir, il y a le blanc, avec, de temps à autre, l’utilisation de couleurs simples, primaires, qui définissent un lieu, une époque, une ambiance… Rouge sang, bleu pour le plaisir…

On n’est pas loin des voyelles de Rimbaud… On est également très proche du « Je est un autre », du même Rimbaud, lui qui nous racontait la mort et la guerre dans un des plus beaux poèmes qui aient jamais été écrits, « Le Dormeur du Val »…

Oui, je suis et serai toujours passionné par Jacques Tardi, par la fidélité qu’il a toujours eue à tout ce qu’il fut et crut en ses jeunesses lointaines.


Moi, René Tardi … © Casterman

Et cette trilogie, autour de son père, autour de la deuxième guerre mondiale (avec des réminiscences de la guerre 14/18, malgré tout…), me semble être, dans son œuvre importante, une des réussites les plus marquantes !

Ces trois livres prouvent avec puissance que la bande dessinée peut et doit aborder tous les sujets de l’humanité, donc de l’humanisme. Ces trois livres se doivent de trouver une place, croyez-moi, dans votre bibliothèque !

Jacques Schraûwen

Moi René Tardi Prisonnier de guerre Au Stalag IIB – 3. Après la guerre (auteur : Jacques Tardi – éditeur : Casterman)


Moi, René Tardi … © Casterman
Rencontres Obliques

Rencontres Obliques

Quelques frissons en ombre et en lumière…

Entre Jacques Sternberg et Fredric Brown, des « short stories » dessinées qui nous plongent dans l’envers des apparences, en nous faisant découvrir des réalités que l’on pourrait qualifier de sombrement alternatives !

 

Rencontres Obliques © Le Lombard

 

Clarke, c’est un auteur prolifique, avec plus d’une soixantaine d’albums à son actif, depuis la fin des années 80.
C’est, bien entendu, l’auteur de Mélusine, petite sorcière adorant ruer dans les brancards, et se révélant d’année en année de plus en plus portée à ne pas prendre au sérieux le monde qui l’entoure.
Clarke, c’est aussi l’auteur d’un livre d’anticipation d’une actualité criante, « Les Danois ».
Et puis, depuis 2015, c’est un auteur qui s’intéresse aux mondes « obliques », aux réalités « obliques » et, aujourd’hui, aux « rencontres » obliques…
Oblique… Ce qui est à côté de nous, qui nous ressemble, mais de manière quelque peu déformée, d’une façon qui n’est ni verticale, ni horizontale.
Oblique, c’est le réel qui se découvre dans un miroir déformant et qui a peur de lui-même.
A partir de cette notion très fantastique, Clarke construit des petites histoires, dans lesquelles il utilise exclusivement le noir et le blanc, avec une maestria remarquable !

Rencontres Obliques © Le Lombard

 

Je parlais de peur…. Et c’est bien elle que Clarke met en scène dans ce livre qui mêle humour et angoisse avec un sens très pudique de la narration, très discret. Clarke est observateur des étranges histoires nées de son imaginaire fertile, mais il se refuse à en être l’acteur. Ce qu’il nous dévoile dans chacune de ses nouvelles dessinées, avec une gradation dans l’intensité, c’est la montée de l’angoisse, lente d’abord, diffuse, et puis totalement ancrée à l’humain.
Plus forte que la vie, plus forte que la mort, et signe constant de l’existence, Clarke trempe ses plumes dans l’ombre de la peur, oui…

 

Rencontres Obliques © Le Lombard

 

Je parlais de son imaginaire. Mais ici, dans ces « rencontres obliques », Clarke a décidé d’aller au bout de son titre, et de créer quelques-uns de ses récits à partir de rencontres réelles. Réelles, mais obliques, elles-aussi, par les imaginations de ses complices… Des complices dont les noms, déjà, dessinent la fresque d’un neuvième art extrêmement varié : Andreas, Cauvin, De Jongh, Dugomier, Foerster, Safieddine, Toussaint, Vehlmann et Zidrou.
Ils apportent tous leur propre sens du fantastique à Clarke qui réussit, en définitive, le pari de parvenir à faire de tous ces univers extrêmement différents son propre monde.

 

Rencontres Obliques © Le Lombard

 

 » L’avenir ne veut plus de nous « , dit-il à un détour de cet album.
Et c’est en jouant avec les codes de l’habitude et de la routine, avec les codes aussi qui font partie de ce qu’on appelle stupidement la sagesse et la culture populaires (la fidélité du chien, les super pouvoirs…) que Clarke mène ses idées jusqu’au paroxysme de l’impossible, de l’impensable, et donc de l’horreur pure. Et de la désespérance…
C’est de vertige, sans cesse, qu’il nous parle, de nos propres vertiges.
Chacune de ses petites histoires est un labyrinthe, de sensations, de sentiments, de réalité déformée, de miroirs tonitruants, de mouvances sans âme.
C’est le mouvement perpétuel de l’angoisse que Clarke nous offre, cherchant à nous y perdre sans s’y perdre lui-même.

 

Rencontres Obliques © Le Lombard

 

Ce qui est remarquable, dans ce livre, c’est la mise en page, le format. Le découpage, en planches de quatre dessins, permet aux contrastes entre noir et blanc, jour et nuit, horreur et sourire, d’occuper l’espace avec fluidité, aussi, et de laisser ainsi le graphisme prendre existence, souvent, sans avoir besoin des mots pour le soutenir.
Un excellent livre de fantastique dessiné, du fantastique à la belge, qui vous fera sourire, certes, mais avec quelques frissons bien agréables ! La peur n’est-elle pas, finalement, un des plaisirs que l’imaginaire nous offre ? Et notre ombre portée sur le sol, double en négatif de ce que nous sommes, cette ombre n’est-elle pas toujours oblique ?…

 

Jacques Schraûwen
Rencontres Obliques (auteur : Clarke – éditeur : Le Lombard)

 

Rencontres Obliques © Le Lombard

Mausart

Mausart

Un album tout simplement  » beau  » !…

Gradimir Smujda, d’origine yougoslave, est un auteur de bande dessinée inclassable… Ou, plutôt, immédiatement reconnaissable, par son talent, d’abord, par le choix de ses thèmes, aussi… Ce qu’il nous raconte, toujours, ce sont des histoires qui se vivent dans l’univers de  » l’Art majuscule « …

Gradimir Smujda s’est intéressé à Van Gogh (« Vincent et Van Gogh »), à Toulouse-Lautrec (« Le cabaret des muses »), à la peinture en général (« Au fil de l’art »), et, en même temps, aux mondes dans lesquels vivaient ces artistes aujourd’hui reconnus… Parler de Van Gogh, c’est parler de sa folie… Parler de Toulouse-Lautrec, c’est aborder la réalité des bordels…

Outre ces thèmes d’inspiration extrêmement précis, le second point commun à trouver dans l’œuvre de Smujda réside dans le talent qui est le sien… Talent graphique, talent, aussi, de coloriste absolument phénoménal. Et c’est ce qu’il nous prouve dans cet album  » one shot  » qui, comme une fable, nous décrit la réalité au travers de traits animaliers.

 

Le titre de ce livre est sans équivoque, bien évidemment. C’est de l’existence de Mozart qu’il s’agit !… D’une toute petite partie de son existence en fait, et totalement fantasmée par bien de ses aspects. Fantasmée et poétiquement rêvée par le dessin somptueux de Smujda, certes, mais aussi par la légèreté pratiquement musicale du scénario de Thierry Joor.

Directeur chez Delcourt, Thierry Joor a à cœur de publier des livres qui peuvent être lus par tout le monde. Des livres  » jeunesse « , comme on dit, mais qu’il truffe de références… Par exemple, la flûte des Schtroumpfs est-elle vraiment à l’origine de la  » Flûte enchantée  » ?…

Le résumé de ce livre est simple, linéaire, même. Mausart, une souris (au nom qui est, lui aussi, une référence bd…) vit, avec sa famille, dans le piano du loup Salieri, musicien officiel de la cour. Fou de musique, Mausart joue sur le piano de Salieri une musique qui arrive aux oreilles du couple royal. Et Salieri se voit dès lors obligé de capturer cette souris pour l’obliger à jouer sa musique enchantée et enchanteresse lors de l’anniversaire de la reine en faisant croire que c’est lui, Salieri, qui en est l’artisan !

 

Mais c’est sans compter avec la famille de Mausart…

Il y a dans cette histoire tous les ingrédients d’un conte, vous l’aurez compris. La gentille petite souris, le méchant loup aidé de l’encore plus méchant chat, les volatiles un peu hautains et un peu stupides. Il y a des grands sentiments, aussi, de l’entraide, du courage, de la volonté d’aller au bout de ses rêves, même si ce rêve pousse une souris à sautiller sur les ivoires et les ébènes d’un piano pour faire la preuve de son talent. Il y a de l’humour, il y a de l’amour, il y a de la tendresse, de la gentillesse, une gentillesse qui, finalement, se révèle la seule victorieuse.

 

Ce livre est  » habité « … Par son histoire, virevoltante, souriante, amusante et amusée. Par les mouvements que Smujda impose à tous ses personnages qui, dans la démesure d’un geste, se dévoilent comme profondément humains. Par une mise en scène qui s’attarde avec délice sur des décors et qui, en un souffle, passe d’une scène intime à une grande double page aux détails tellement nombreux qu’aucun œil ne peut les percevoir en une seule fois ! Par la couleur, enfin, surtout peut-être, cette couleur qui ressemble presque aux coloriages de notre enfance… Mais qui, au-delà de la technique, laisse la lumière l’occuper, pleinement.

Dessinateur et peintre, Smujda a mille et un talents… Dont celui de restituer aux visages de TOUS ses personnages des expressions humaines qui sont à la fois expressionnistes et impressionnistes, dans le sens premier qu’on peut donner à ces deux termes.

 

 

Tous les livres de Gradimir Smujda m’ont énormément plu. Celui-ci est beaucoup moins  » adulte « , c’est vrai… Mais il n’en est pas pour autant mièvre, loin s’en faut !

Pour les fêtes de fin d’année, n’hésitez pas à glisser ce livre sous le sapin… Mais, bien sûr, vous n’êtes pas du tout obligés d’attendre aussi longtemps, pour l’offrir, ou VOUS l’offrir !

Mausart ?…. Un livre sans défaut, extrêmement charmant et charmeur !

Jacques Schraûwen

Mausart (dessin et couleur : Gradimir Smujda – scénario Thierry Joor – éditeur : Delcourt)