Pico Bogue : 10. L’Amour De L’Art

Pico Bogue : 10. L’Amour De L’Art

Chronique de Jacques Schraûwen, publiée sur le site de la RTBF, le mardi 26 décembre 2017 à 11h16

 

Pour bien terminer l’année et bien commencer la suivante, voici un livre indispensable ! Tendresse, humour, intelligence et poésie vous y attendent ! Avec une question essentielle, amusante et amusée: qu’est-ce que l’art!…

 

Dès le départ de cette série, j’ai été séduit par son graphisme, dans la filiation de Sempé, par ses dialogues qui se révélaient cousins de Mafalda et de Snoopy. Cela faisait bien longtemps qu’aucune suite de  » gags  » en une page (ou en une demi-page…) n’avaient éveillé ainsi ma passion ! Et j’en avais parlé ici-même.

On aurait pu croire, au fil du temps, au fil des albums donc, que cette veine originelle, de tendresse, d’observation amusée d’un monde qui est le nôtre, que tout ce qui faisait l’inventivité et la fraîcheur de cette série allait s’essouffler, perdre de ses sourires et de son mordant, de sa spontanéité… Il n’en a rien été, et il n’en est toujours rien, que du contraire !

Pico Bogue, ses copains de classe, sa petite sœur Ana Ana, son institutrice, ses parents, tout ce petit monde continue à observer notre société et à nous pousser, ainsi, à mieux la regarder, à enfin la voir, telle qu’elle est peut-être, telle qu’elle pourrait être sans doute.

Dans cet album-ci, le monde de Pico Bogue évolue quelque peu. Bien sûr, il possède toujours la même passion des mots, de leurs origines, et donc de toutes leurs possibilités de significations. Mais cette passion devient aussi celle de sa petite sœur Ana Ana.

Ana Ana qui, deuxième évolution de cette série, occupe une place de plus en plus importante. Il faut dire qu’elle le mérite, cette petite fille aux éclats de rire tonitruants, et dont on se demande si elle est capable d’être triste  un jour…

La troisième évolution se situe, elle, dans le thème abordé tout au long de cet album. Un thème sérieux, pratiquement philosophique, essentiel même, une question que chacune et chacun se pose un jour ou l’autre : qu’est-ce que l’art ? Un thème, n’ayez pas peur, qui évite tout verbiage inutile pour ne s’attarder que sur ce qui caractérise totalement tous les personnages de cette série : le besoin de l’enfance de rester l’enfance, et donc de trouver rêves et jeux, amusements et partages dans tout, même dans ce qui pourrait ressembler à une obligation, familiale ou, ici, scolaire.

Parce que si tous ces enfants se mêlent du  » grand art « , c’est parce qu’ils doivent, pour leur fête scolaire, réaliser chacun une œuvre d’art, tout simplement ! Et ce qu’ils découvrent, en définitive, c’est que l’art est, par définition, impossible à définir, multiforme et, surtout, uniquement capable d’émouvoir à partir du moment où l’œuvre naît d’une émotion !

 

On a un peu l’impression avec cet  » Amour de l’art  » que les auteurs deviennent un peu plus adultes dans leurs choix narratifs. Mais ce n’est  qu’une apparence, parce que l’essentiel reste le regard que pose tout un chacun sur l’art, l’enfance, et donc l’enfance de l’art… On pourrait presque résumer le propos de ce livre de cette manière : si l’art, c’est de raconter des histoires, s’il dépend à la fois de l’éducation et de la sensibilité personnelle, s’il ne peut jamais n’être qu’une  » fonction « , l’essentiel reste, toujours :  » être joyeux tous ensemble  » !

Et encore une fois, j’insiste, c’est bien de plaisir, de rires, de sourires, de joie de vivre, d’étonnements communicatifs qu’il s’agit dans ce dixième volume consacré aux mille quotidiens de Pico Bogue et de tous ceux qui l’entourent. S’amuser ne devrait pas empêcher de réfléchir et de chercher à recréer dans la grisaille des jours quelques arcs-en-ciel qui ne demandent qu’à prendre vie !

C’est peut-être cela, finalement, la  » morale  » de Pico Bogue : donnons vie à tout ce qui peut nous rendre heureux !

 

Jacques Schraûwen

Pico Bogue : 10. L’Amour De L’Art (dessin : Alexis Dormal – scénario : Dominique Roques – éditeur : Dargaud)

Plus près de toi

Plus près de toi

Nombreux ont été, pendant la deuxième guerre mondiale, les militaires venus d’Afrique pour défendre ce qui était leur patrie, la France !… C’est à une partie d’entre eux que s’intéresse ce superbe livre, premier d’un diptyque…

 

          Plus près de toi©Dupuis

 

1939, au Sénégal. Addi est séminariste, il va bientôt devenir prêtre. Mais il est Français, aussi, et ce pays, qui vient d’entrer en guerre avec l’Allemagne, a besoin de lui ! Après son père qui s’était retrouvé dans les tranchées de 14-18, voilà donc Addi obligé d’abandonner sa soutane et de porter un uniforme français.

Le voilà surtout obligé de quitter son Afrique pour aller se battre en Europe.

Se battre, oui, avec son lot d’horreurs, de balles tirées à bout portant par des Allemands vainqueurs dans la tête de ces soldats à la peau noire ou brune qui ne sont, pour eux, que des sous-hommes.

Se battre, oui, mais si peu, puisque, avec ses compagnons d’infortune, tous venus d’Afrique, qu’elle soit du centre ou du nord, il est fait prisonnier, et envoyé dans un camp à Guingamp, dans une Bretagne battue par le vent et la pluie.

Un camp de « nègres » et de « bronzés » en pleine Bretagne, c’est une réalité historique, oubliée de nos jours. Une réalité qui, sans aucun doute, méritait d’être racontée…

          Plus près de toi©Dupuis

 

Et Kris, le scénariste de cet album, premier d’un diptyque, a décidé de décrire cette vie de prisonniers africains sur le sol français en utilisant la lorgnette de son talent et de son imagination par le petit bout. C’est de quotidien qu’il nous parle : la nourriture, l’horreur, la maladie, la mort, mais aussi et surtout les rapports humains. Et donc, bien évidemment, il nous montre les regards que portait la population bretonne sur ces étranges hommes à la peau sombre.

Kris utilise un langage simple, avec un humour dans ses dialogues qui dénote et rafraîchit par rapport aux quelques scènes d’horreur et de haine qu’il nous raconte.

Un langage, aussi, qui correspond très exactement à la manière dont les Africains étaient considérés, dans ces années 40… Une manière de les voir qui n’a guère chanté jusque dans des années beaucoup plus proches des nôtres ! Un langage frappé du scea de la véracité, aussi…

On parle, par exemple, des Noirs « évolués »…

On voit un missionnaire blanc, au Sénégal, dire : « Addi, c’est le plus PROMETTEUR de nos élèves africains »… Ou une Bretonne se précipiter à l’arrivée du convoi de prisonniers africains dire, le sourire aux lèvres : « je veux les voir. Je n’ai jamais vu de noir »

Un Sénégalais catholique à un Sénégalais musulman : « tu crois que ton dieu ne comprend pas la langue chrétienne » ? »

 

 

          Plus près de toi©Dupuis

 

Ce qui est frappant aussi, dans ce livre, c’est le côté charmant, charmeur du dessin, pour nous parler d’une époque qui, elle n’avait rien de charmant…

Jean-Claude Fournier est un vieux routier de la bande dessinée. Il a par exemple été un des auteurs de Spirou, il est le créateur de Bizu, des Chevaux du Vent…

C’est donc de la bd franco-belge dans toute sa splendeur. Mais avec des personnages qui, sous l’aspect très simple qu’ils ont, dans leurs proportions par exemple, réussissent toujours à être extrêmement expressifs.

Ici, pour dessiner une histoire qui, finalement, est d’un humanisme extraordinaire, et tellement important de nos jours, il a choisi un découpage tout à fait classique. Mais un découpage qui lui permet, encore plus que dans ses séries précédentes, de mettre en évidence ce qu’il veut : les regards, les sourires, et les trognes de ses personnages. Non réaliste pour une histoire à la réalité horrible, son dessin aime aussi la caricature : les « méchants » sont reconnaissables tout de suite.  Et c’est ce qui fait de cet album, aussi, un livre à lire par tout le monde, par tous les âges.

C’est un livre qui parle des Africains en Europe, du racisme donc.  Mais, étrangement, c’est d’abord un livre qui parle d’êtres humains qui se rencontrent et s’acceptent les uns les autres, au travers de moments d’humour, de tendresse, de partage, d’horreur, de larmes, de lumière et de désespérance… C’est un livre, qui nous parle, au-delà des apparences et donc des races, d’amour, tout en prenant Dieu comme fil conducteur mais ténu, quel que soit le nom qu’on lui donne…

Vivement la suite…. Qu’on devine, déjà, désespérée peut-être, puisque les premiers dessins sont, en fait, déjà la fin de l’histoire…

 

Jacques Schraûwen

Plus près de toi (dessin : Fournier – scénario : Kris – éditeur : Dupuis)

Marrons-nous

Comme chaque année, Nicolas Vadot partage avec nous un choix de ses dessins de presse… Toute une année de réflexions dessinées ! Et une chronique, ici, où vous allez pouvoir l’écouter tout en découvrant son album…

 

 

Y a-t-il vraiment de quoi s’amuser en laissant traîner ses regards et ses réflexions sur les douze derniers mois ?…

On peut en douter, tant il est  vrai que le monde qui nous entoure, auquel on se rattache, politiquement, socialement, culturellement qu’on le veuille ou non, manque de sources de plaisir ou de simple bonne humeur!

Cela dit, l’humour étant la politesse du désespoir (une citation attribuée à bien des auteurs différents, de Breton à Sternberg, en passant par Dac…), un livre comme celui-ci ne manque bien évidemment pas d’intérêt. Il nous pousse à sourire, certes, mais aussi à réfléchir. Au travers des nombreux dessins qui le construisent, tel un récit linéaire, Vadot vulgarise, à sa manière, l’actualité que nous avons toutes et tous vécue. Non pas parce qu’il considère que nous sommes incapables de la  » saisir  » sans aide, mais, plus simplement, parce qu’il a, lui, de par son métier, une immersion totale dans les événements qui sont l’horizon de notre monde au jour le jour.

Et c’est là que Vadot, même si ses dessins sont beaucoup plus  » travaillés « , de par la couleur entre autres, que ceux de ses confrères, se révèle totalement dessinateur de presse. Bien entendu, il a des avis sur ce qu’il décide de montrer, voire d’analyser en quelques traits, en quelques mots. Mais il n’impose rien, tant il est vrai que le regard peut, certes, s’attarder sur un dessin, mais il peut aussi l’éviter en une fraction de seconde…

On parle souvent de nos jours de populisme, en oubliant que ce mot, à sa naissance, était celui d’un combat « populaire » pour une vraie liberté d’expression politique, donc de vote… Et face à un recueil de dessins politiques, de dessins, en tout cas, s’enfouissant au plus profond des réalités tristement sombres du monde de la politique, on pourrait se trouver face à un manichéisme démagogique. Un livre du style  » tous pourris « …

Il n’en est rien, et même si Nicolas Vadot nous dresse le portrait d’une société en décadence, d’une civilisation, peut-être, en déliquescence, il le fait avec humour, évidemment, puisque telle se doit d’être la marque de fabrique de tout dessinateur de presse, mais avec aussi un regard qui n’est jamais désespéré…

Nicolas Vadot: décadence…
Nicolas Vadot: tous pourris?…

 

 

La société qui est la nôtre, comme le dit Vadot lui-même d’ailleurs, est une société où il est plus important d’être reconnu que d‘être connu!…

A ce titre, on peut s’étonner que le monde des réseaux sociaux, ce monde qui bouffe de plus en plus, de jour en jour, le monde de la réalité, que cet univers de virtualités exhibitionnistes prenne une aussi petite place dans le livre de Vadot. Mais Nicolas Vadot l’aborde, malgré tout, avec ce regard qui est et reste le sien, un regard à la fois amusé et pessimiste… Lucide, donc…

Nicolas Vadot: les réseaux sociaux

Parmi tous les dessins de cet album, il en est un qui a, plus que les autres, retenu mon attention : celui que Nicolas Vadot consacre à la mort de Simone Veil. En un seul dessin, c’est toute l’existence et toute la conviction souveraine de cette grande dame du vingtième siècle qu’il nous remet en mémoire, des camps nazis à la construction de l’Europe…

Rien que pour ce dessin (mais pour tous les autres aussi…), ce livre mérite, assurément, d’être lu… relu…. Pour ne pas perdre la mémoire de ce qui fut et de ce qui pourra peut-être demain être évité !

 

Jacques Schraûwen

Marrons-nous (auteur : Nicolas Vadot –  éditeur : nicolasvadot.com)