Presque Jamais

Presque Jamais

A savourer sur la plage (ou ailleurs…)

 

Avec ce livre-ci, on se trouve dans une bande dessinée typiquement européenne. Une bd qui laisse la place à l’émotion, à la réflexion, à la poésie. A l’onirisme, aussi et surtout, puisque tout, ou presque, dans cet album, se déroule tout au long des flots d’un rêve presque surréaliste.

Un jeune homme, en voix off, raconte son rêve… Sa dérive, sur une barque, le long d’un fleuve aux eaux tantôt calmes et apaisantes, tantôt aux flots tumultueux. Dans ce petit rafiot qui tremble au rythme des frémissements de l’onde, il soigne et se lie d’amitié avec un oiseau, un oiseau à qui il parle, à qui il se livre.

Et il continue à se raconter, à se dire, à un personnage qu’on devine être sa grand-mère.

Rêve-t-il vraiment, ou ce songe qui l’emmène dans des lieux où rien ne lui est connu n’est-il pas le simple récit qu’il se fait de sa propre existence ?

Bien des thèmes sont abordés dans ce livre étonnant… La conscience, la perte d’un être cher, la déchirure d’une rupture, l’amitié et ses possibles, le don de soi, le langage, le miroir (celui de l’eau) où se retrouver.

Le rêve que vit, profondément, le personnage principal de ce livre est un voyage qu’il fait, et nous invite à faire, vers l’enfance, toutes les enfances, qui, finalement, se ressemblent par l’évidence des espérances qu’elles créent, des possibles qu’elle met en scène.

Ce  » Presque jamais  » est un poème graphique étonnant. Le texte ne cherche pas à éblouir, à aucun moment, et le dessin est joyeux, de bout en bout. Quant aux couleurs, ce sont elles, incontestablement, qui font toute la beauté et toute la richesse de cette histoire. Elles ont une force d’évocation exceptionnelle, par le rythme qu’elles imposent au récit, par le flou dont elle l’entoure, ici et là, par la lumière qu’elle réussit à recréer même dans les ombres de la tempête.

Un très bon livre au rythme lent, à savourer, doucement, lentement, sereinement…

Presque Jamais (dessin : Francesco Castelli – scénario : Tommaso Valsecchi – couleurs : Valentina Grassini – éditeur : Kramiek)

Jacques Schraûwen

Ornithomaniacs

Ornithomaniacs

Un livre indéfinissable, une auteure passionnée et passionnante à écouter, un album original, littéraire, poétique : ce livre est un vrai trésor à découvrir, à conserver ! Et, dans cette chronique, une interview de Daria Schmitt

 

Niniche est une jeune femme presque comme les autres… Presque, seulement, parce qu’elle possède une caractéristique charnelle qui lui rend l’existence difficile à comprendre et à assumer : elle a deux petites ailes dont elle ne sait quoi faire !

A partir de cet axiome de départ, éminemment poétique et surréaliste, Daria Schmitt nous emmène à sa suite dans un monde où l’oiseau est roi de tous les destins.

Dans son livre précédent,  » L’arbre aux pies « , chroniqué ici également, Daria Schmitt nous révélait déjà sa passion pour les oiseaux, qui lui sont un peu comme des rêves volants et vivants.

Ici, elle va plus loin encore, puisque le récit de ce livre s’axe exclusivement autour de la gent ailée, quelle qu’elle soit, et de l’obsession que l’envolée, symbolique ou réelle, peut créer chez l’être humain.

 

Daria Schmitt: les oiseaux

 

Je ne vais pas tenter la tâche par ailleurs impossible de vous résumer l’histoire de ce livre. Il y a des tas de personnages, dont un professeur-oiseau, un Icare squelettique retombé définitivement sur terre, des rabatteurs presque mafieux, une mère possessive et religieuse (qu’on ne fait qu’entendre, qu’on ne voit jamais), une amie intime de l’héroïne… Il y a des cigognes, un être mi chat mi oiseau… Il y a enfin le personnage central, principal, Niniche, qui n’est moteur du récit que par sa réalité de chaînon manquant entre le ciel et le sol, entre l’ailleurs et l’ici, entre l’immobilisme et l’envolée. Cette gamine, avec ses doutes, ses peurs, ses angoisses, ses espérances aussi, ressemble, finalement à toutes les adolescentes à la recherche d’elles-mêmes en d’autres lieux qu’aux miroirs de leurs quotidiens. Mais elle est aussi une enfant qui sait qu’elle va devoir grandir et qui, inconsciemment, veut profiter des derniers feux d’un âge que Lewis Carroll n’aurait pas dédaigné.

 

Daria Schmitt: le personnage de Niniche
Daria Schmitt: les personnages

 

 

Ce livre, certes, raconte une histoire… Mais ne vous attendez surtout pas à quelque chose de linéaire, de déjà mille fois vu ! Daria Schmitt a choisi la voie d’une narration sans cesse éclatée… On se trouve, oui, presque dans un poème de Carroll… Ou d’Henry Michaux, voire d’Isidore Ducasse, comte de Lautréamont ! Les réalités ne sont là, dans cet album, que pour mettre en évidence les possibles improbables qui font la vraie trame de l’existence.

Cet album est une fable, sans aucun doute, sur ce qu’est notre monde hyper médiatisé, sur ce qu’est le racisme ordinaire à l’encontre de tout ce qui peut paraître  » différent  » à la masse imbécile des adeptes de panurge.

Mais il est d’abord et avant tout un long et envoûtant voyage aux pays d’un onirisme sans cesse réinventé. C’est en oubliant toute logique et en acceptant d’être à chaque page étonné, surpris, ravi, qu’on peut savourer pleinement ce  » Ornithomaniacs  » !

Daria Schmitt: la narration

Cet album est aussi un superbe objet graphique ! Le dessin de Daria Schmitt réussit la performance de faire étalage de plusieurs références tout en étant extrêmement personnel et original. C’est en noir et blanc qu’elle crée son univers, avec des perspectives délirantes parfois, avec un travail des décors qui fait penser à Whrigtson ou à Schuiten, avec une maîtrise de la lumière et des ombres qui n’est pas sans rappeler Andreas. Ce sont des références plus que des influences, tout comme le sont les citations, devinées ou complètes, qui émaillent ce livre… Il y a du Hopper, du Vian, du Jules Vernes, de Goethe… Mais il y a surtout du Daria Schmitt!….

Et tout cela, parfaitement assumé encore une fois, crée un livre qui ne ressemble à aucun autre, un livre qui n’a qu’un message :  » devenez ce que vous êtes « , un message illustré par des situations rêvées, par des réalités imaginées, par des espérances qui ne peuvent pas toutes être déçues !

Niniche n’a rien d’extraordinaire, à part sa paire d’ailes… Et Daria Schmitt réussit le pari de nous la faire aimer, de nous faire partager son existence, sur les traces, toujours, du rêve, sur celles aussi, parfois, de Boris Vian…

Daria Schmitt: les références
Daria Schmitt: « vivre son rêve » et Vian…

 

Le monde du neuvième art, depuis quelques années, réussit à nouveau à se caractériser par son éclectisme. Il semble loin, enfin, le temps où ne fleurissaient sur les étals des libraires que des piles d’albums se ressemblant tous et ne participant qu’à des effets de mode imbécile !

Et je ne peux que souligner le travail formidable des éditeurs, de Casterman entre autres, tant au niveau du contenu éditorial des livres qu’ils éditent que de leur fabrication. Ce  » Ornithomaniacs « , par exemple, outre le fait que ce soit un livre absolument original et originalement essentiel, est un bel  » objet  » éditorial :  le papier, la couverture, la jaquette, le format, tout dans ce livre est beau, simplement beau, et immensément poétique.

Prenez le temps d’entrer dans l’univers de Daria Schmitt, croyez-moi, et vous vous lancerez, en sa compagnie, dans un voyage aux étapes toujours inattendues !

 

Jacques Schraûwen

Ornithomaniacs (auteure : Daria Schmitt – éditeur : Casterman)

H.G. Wells en BD : La Machine à explorer le Temps

H.G. Wells en BD : La Machine à explorer le Temps

Les éditions Glénat aiment les séries thématiques, depuis longtemps déjà. Et c’est une réussite avec cette collection consacrée à l’adaptation de l’œuvre de H.G. Wells. Avec Mathieu Moreau,un jeune dessinateur, qui a répondu à nos questions…

 

Plusieurs albums de cette collection se retrouvent déjà sur les étals de votre libraire préféré. Et même si tous m’ont plu, chacun à sa manière, chacun ayant son propre style graphique, celui qui a le plus retenu mon attention, c’est l’adaptation de ce merveilleux livre de science-fiction qu’à commis Wells il y a bien longtemps,  » La Machine à explorer le temps « , un livre passionnant qui a influencé pendant des dizaines et des dizaines d’années toute la littérature sf et fantastique mondiale.

L’histoire, certes, est connue de tout le monde, et elle a été bien des fois adaptée au cinéma, avec plus ou moins de succès, de qualité ou de réussite: un scientifique, dans une Angleterre victorienne, a inventé une machine qui lui permet d’aller se promener dans les méandres du temps.

Il y a là l’illustration littéraire d’un des mythes essentiels de l’humanité : d’où sommes-nous nés et, surtout, vers quels horizons nous dirigent nos pas ? Connaître le passé permettra-t-il de rendre le futur plus souriant ?

Ainsi, au-delà du récit d’aventures imaginaires, c’est à des thèmes profondément humains et humanistes que Wells s’est attaché dans ce livre. Des thèmes qui ne perdent rien de leur force et de leur intérêt dans cette adaptation en bd, due aux talents conjugués de Dobbs, un scénariste qui sait découper une histoire pour la rendre sans cesse passionnante, et de Mathieu Moreau, un jeune dessinateur qui a aimé construire ses planches un peu à la façon des illustrations du dix-neuvième siècle, qui adore jouer dans ses pages avec la symétrie, et dont les couleurs accompagnent vraiment l’histoire racontée.

Dans le monde futur où le héros va se retrouver, la sécurité et l’aisance ont fait des ravages extrêmes dans l’âme humaine. La révolte, la nécessité de ne pas suivre des voies toutes tracées, tout cela n’est même pas interdit, mais simplement n’existe plus. Et même si le personnage central, d’abord et avant tout scientifique, se refuse à tout jugement, il ne peut que constater que l’intelligence humaine, à force de sécuritarisme, s’est suicidée… Et qu’aucune intelligence n’est possible dans un univers où il n’y a ni changement, ni même désir de changement !

Et à ce titre-là, force est de reconnaître que des ponts existent déjà entre les cauchemars de Wells et les réalités que notre société est en train de créer !…

 

Mathieu Moreau, le dessinateur

 

La bande dessinée se doit, me semble-t-il, de ne jamais oublier d’où elle vient, tout comme le héros de cette machine à explorer le temps… Et  j’aime que l’éclectisme dont se nourrit le neuvième art laisse la porte ouverte, aussi, à des récits charpentés classiquement, à des hommages, également, à ce qui a fait l’histoire de notre culture.

Et c’est bien le cas dans cette collection  » H.G. Wells  » qui nous replonge, avec qualité, dans des imaginaires qui, tout compte fait, n’ont strictement rien de désuet !

 

Jacques Schraûwen

H.G. Wells en BD : La Machine à explorer le Temps (scénario : Dobbs – dessin : Mathieu Moreau – éditeur : Glénat)