Rosa

Rosa

Le chef d’œuvre de François Dermaut

Décédé le 19 mars dernier d’une longue et pénible maladie, selon l’expression pudique consacrée, Fançois Dermaut laisse derrière lui une œuvre réaliste et historique importante et de belle qualité. Et son dernier diptyque, ROSA, est la plus personnelle et la plus aboutie de ses œuvres, sans aucun doute possible !

Rosa © Glénat

Pendant la triste période de confinement complet que nous avons vécue, je n’ai pas voulu parler de la mort de François Dermaut, l’auteur entre autres des Chemins de Malefosse. Aujourd’hui que cette loi spéciale du confinement s’allège quelque peu, aujourd’hui qu’on peut enfin recommencer à pense librement, je pense que le moment est venu pour moi de rendre hommage à cet auteur complet, et de le faire au travers du point d’orgue de son œuvre.

Au tout début du vingtième siècle, dans un petit village de Normandie, Rosa tient un café. Femme soumise par obligation, par tradition, mais trouvant dans la lecture des échappées à ses quotidiens, Rosa est mariée à un homme plus âgé qu’elle, Mathieu, un homme qui, atteint de la tuberculose, ne va pas tarder à mourir. Pour le soigner, pour lui permettre, dans un hôpital, d’avoir les soins dont il a besoin, il faut de l’argent. Et le hasard va permettre à Rosa de trouver cet argent, grâce à un pari que les soiffards qui boivent dans son bistrot engagent à grands coups de gueule. Un vrai pari de mâles : qui est le meilleur amant ! Pour que ce pari aille jusqu’à son terme, il faut une femme qui puisse être la juge des exploits amoureux des nombreux inscrits à cette compétition triviale. Et c’est Rosa qui prend les choses en main, qui organise la réalisation de ce pari, et qui, en ouvrant son lit à chacun, pourra impartialement couronner le meilleur « mâle ».

Rosa © Glénat

Dès lors, Rosa va découvrir qu’elle a un corps, elle va, avec l’aide d’une prostituée, comprendre le pouvoir de la chair lorsqu’elle quitte le giron du sentiment ou de la routine.

Elle va surtout devenir importante et pouvoir, ainsi, pour la toute première fois de son existence, savourer une sensation qu’elle croyait seulement accessible aux hommes : la puissance…

Jusqu’à ce pari, elle pensait qu’une femme est faite pour subir. Et là, soudain, elle comprend que le plaisir n’est pas uniquement réservé aux hommes, et qu’il dépend de tout autre chose, très souvent, que du contact de deux épidermes…

Avec ce livre, François Dermaut rend hommage à la femme, à la féminité, aux combats invisibles que des milliers d’entre elles ont menés, dans l’ombre, sans même pouvoir les nommer, des combats que d’autres appelleront « féminisme ».

Rosa © Glénat

Oui, c’est un peu cela, ce diptyque : nous montrer le féminisme par le petit bout de la lorgnette. Nous montrer aussi ce que tout combat de libération, d’indépendance de corps et d’esprit, provoque comme difficultés et comme condamnations. Dans les villages de Normandie du début du victime siècle, la religion occupait une place centrale, encore plus que la charge de la mairie. Or, cette décision de Rosa de laisser parler son corps va amener pour elle l’intolérable interdiction d’entrer à l’église.

Mais peu à peu, tout va évoluer, s’arranger. Parce que, en se faisant objet de pari, Rosa va aussi découvrir des vérités cachées, des hontes, des secrets. Parce que, de par cette décision prise, ce sont des amitiés inattendues qui vont s’offrir à elle.

Dans un premier temps, Rosa comprend que le corps a des raisons que le sentiment se doit d’ignorer. Dans un second temps, d’étreinte en étreinte, elle comprend que le corps a des sentiments que la raison se doit de mettre en pleine lumière.

Rosa © Glénat

Et c’est par le trajet de cette femme, par la narration de son apprentissage à la fois à la liberté, celle de penser, celle de parler, celle de se donner, et à la fois à l’amour, c’est par cette construction délicate et parfaitement menée que cette histoire en deux albums se révèle universelle, intelligente, passionnante, sans aucun faux pas.

Aucun faux pas, non, ni dans la construction narrative ni dans le dessin. Un dessin qui prouve que François Dermaut avait encore bien des choses à nous raconter, à nous montrer. Seul maître à bord de ces deux albums, il nous offre une galerie de portraits humains époustouflants. Son plaisir à dessiner des trognes n’a jamais atteint un tel niveau. Quant au scénario, il lui permet de montrer sa maîtrise dans la transcription des âges qui évoluent… Mathieu, le mari de Rosa, vieillit, dépérit, et il y a dans le graphisme de Dermaut quelque chose de palpable dans cette représentation, de palpable et d’émouvant. Rosa change aussi, physiquement, au fur et à mesure que se modifie sa perception de la vie et de l’amour.

Quant à la couleur, elle ne cache rien de la virtuosité graphique de François Dermaut, tout en délimitant, en ombres ou en lumière, les différentes séquences qui forment la trame linéaire de ce diptyque.

Rosa, c’est le chef d’œuvre d’un dessinateur qui va au bout de ses envies… Ce sont deux livres à lire, à faire lire… Deux albums de très grande qualité !

Jacques Schraûwen

Rosa (1. Le Pari et 2. Les hommes – auteur : François Dermaut – éditeur : Glénat

Rosa © Glénat
Rivière d’Encre

Rivière d’Encre

Le dessin, trace intime de la mémoire et du rêve

Il y a des bandes dessinées indéfinissables, et qui, de ce fait, enrichissent le paysage du neuvième art. C’est le cas de cet album étonnant, intelligent, aux imaginations profondes, aux réflexions essentielles… Un livre qui se regarde, qui se feuillette, qui se lit, qui ne se rate pas !

Rivière d’encre © La boîte à bulles

Je me souviens de Juillard me disant que tout le monde dessinait, que le dessin appartenait pleinement à l’humanité de l’enfance, mais que bien des gens (trop sans doute) renonçaient à leur enfance et, de ce fait, ne savaient plus dessiner…

Le dessin serait-il, dès lors, le signe tangible d’une enfance qui se refuse à disparaître et qui, insidieusement, devient élément artistique d’un improbable partage ?

Etienne Appert, l’auteur de ce livre, s’est sans doute posé la question. Il s’en est posé bien d’autres quant au dessin, quant à l’écriture, quant aux raisons ou déraisons qui peuvent pousser un être humain à dessiner et, plus largement, à créer.

Rivière d’encre © La boîte à bulles

Tout le monde se souvient d’une des premières pages du « Petit Prince » de Saint-Exupéry. Un gamin blond s’approchant de l’aviateur perdu en plein désert et lui demandant de lui dessiner un mouton. Ce livre-ci, cette rivière graphique et littéraire, commence presque de la même manière. Un homme dessine, au pied d’un arbre, et un enfant blond lui demande : « Dis, pourquoi tu dessines ? ».

Et le livre, à partir de cette simple question, va devenir une recherche de sens à ce simple geste de tracer au papier les ombres de ce qu’on voit, de ce qu’on regarde.

Plusieurs histoires vont se croiser. Celle d’un poilu dans une tranchée, et trouvant dans ses dessins la seule échappatoire à l’horreur. Celle d’une femme préhistorique dessinant les ombres de ses proches, avant de les enjoliver de traits dont la seule magie est de les immortaliser. Celle d’une femme en hôpital psychiatrique, une femme perdue pour qui le dessin se révèle la seule vérité, celle du rêve et de l’ailleurs.

Rivière d’encre © La boîte à bulles

C’est, je le disais, un livre indéfinissable, une bande dessinée qui rompt avec tous les codes de ce genre artistique. On se trouve plus dans « Le bateau Ivre » de Rimbaud que dans « La légende des siècles » de Hugo… C’est de la poésie, oui, c’est de l’imagination, du fantastique, c’est du rêve, c’est du souvenir, c’est de l’introspection. De temps à autre, au fil des pages, on pense à de l’écriture automatique, l’esprit et le doigt décidant soudain de changer d’époque, de récit, avant de revenir, tout aussi brusquement, à une analyse moderne de la création.

C’est un livre de rencontres, aussi. De rencontre de l’auteur avec son enfance, avec SES enfances, même, inscrites dans la suite des enfances de ses parents… De rencontre entre l’auteur et deux dessinateurs qu’il interpelle et qui lui répondent, en mots et en dessins : Edmond Baudouin et François Boucq.

Dans sa construction aussi, ce livre n’a rien de déjà vu. On a l’impression d’un face à face entre le mot et le dessin. L’être humain, comme aurait pu le dire Sartre, ne vit que sous le regard des autres… Un regard qui se fait phrases et jugements… Des phrases qui, en devenant dessins, créent un nouveau langage, une nouvelle approche, un neuf partage. Tout « trait » devient ainsi symbolique du moment où il faut créé, de ce qu’il montre, de ce qu’il tait…

Rivière d’encre © La boîte à bulles

Le dessin, base de tous les arts, « crée »-t-il plus que les mots ? Ces mots qui, d’ailleurs, sur une feuille, sont des signes tracés, eux aussi, donc des dessins. Il s’agit moins, donc, de reproduire le réel que d’en montrer une interprétation personnelle, tout comme le fait (ou devrait le faire) la littérature. Une des phrases qui m’a frappé dans ce livre concerne l’art musical : « La vie c’est la musique. Je ne dessine plus que de la musique ».

Etienne Appert nous promène en se baladant, et les pays que l’on croise vont de l’abstraction au réalisme, du symbolisme à l’expressionnisme, sans arrêt. Sans chronologie, sans d’autre logique que la réflexion de l’auteur héros de son propre livre.

Un enfant dessine pour intégrer le monde qui l’entoure à ses propres magies. Un adulte dessine pour apprendre à connaître ce monde, et, ce faisant, à se connaître lui-même.

Appert nous conduit au fil des pages de l’enfance séductrice au doute de l’adultité.

Et s’il nous dit que dessiner, c’est imaginer et faire imaginer, Etienne Appert s’empresse d’ajouter que raconter, c’est pour le dessinateur donner une trace au monde de son propre chemin humain. En disant encore que le dessin permet à l’artiste d’intervenir sur les êtres à travers leur représentation et, donc, à travers l’idée que l’on s’en fait…

Rivière d’encre © La boîte à bulles

Disons-le tout de suite, ce livre ne se lit pas comme ça, en passant, vite, sur le coin d’une table… C’est un véritable ouvrage intelligent sans jamais être pédant, c’est une recherche intime et personnelle d’un artiste au sujet de son propre art et de ses possibilités, c’est aussi un discours cultivé qui n’hésite pas à même à tout acte créatif les réalités du rêve, du désir, de la souffrance, de la guerre, de la mort.

Je n’ai jamais lu, je le dis haut et fort, une bande dessinée comme cette « Rivière d’encre ». Et croyez-moi, la dernière page tournée, les mots, les dessins et les réflexions d’Etienne Appert continuent à éblouir… A faire réfléchir !

Oui, le dessin est un miroir qui ne fige pas la vie, qui ne fige des instants, et, finalement, tout acte créatif naît d’abord et avant tout d’un désir d’amour…

Jacques Schraûwen

Rivière D’Encre (auteur : Etienne Appert – éditeur : La Boîte à Bulles – 224 pages – parution : janvier 2020)

Rivière d’encre © La boîte à bulles
Le Roman Des Goscinny

Le Roman Des Goscinny

Naissance d’un Gaulois

Ne nous y trompons pas : il s’agit bien du roman DES Goscinny, père et fille. Il s’agit d’abord et avant tout d’un hommage intelligent au trajet d’un homme exceptionnel qui a marqué et marque encore l’histoire de la bande dessinée.

Le Roman des Goscinny © Grasset

Et c’est bien d’un roman qu’il s’agit, de par sa construction, tant graphique que littéraire. Littéraire, oui, parce que ce livre se conjugue en chapitres, des chapitres qui se baladent au fil du temps, des chapitres qui, tantôt, se consacrent à René Goscinny, tantôt s’intéressent à sa fille Anne. Littéraire, parce qu’on retrouve, réellement, les voix des personnages mis en scène, quels qu’ils soient. Graphique aussi, parce que Catel joue avec les lumières, les cadrages, et les couleurs surtout, pour différencier les époques, et les approches qu’elle fait de René ou de Anne Goscinny.

Le Roman des Goscinny © Grasset

Certes, ce livre est une biographie. Mais une biographie double. Celle d’un père qui occupe dans l’existence de sa fille une place immense, celle d’un père qu’un passé d’horreurs plurielles a construit avant de le faire mourir avant même la jeunesse de sa fille, celle d’une fille qui, au-delà des ans et de l’absence, semble chercher sans cesse une vérité humaine qu’elle ne saisit qu’éclatée.

Le Roman des Goscinny © Grasset

Dans ce livre, on apprend des tas de choses sur Goscinny, sur ses rapports avec la vie, sur ses rapports avec le travail, sur ses rapports avec les autres, sur ses rencontres, sur ses doutes, sur ses convictions. Et Catel, avec son talent de raconteuse d’histoire, la manière qu’elle a depuis toujours de parler de destinées en mêlant dans son récit la mémoire et l’imaginaire, la souvenance et le rêve. Et, de ce fait, ce livre est aussi une réflexion sur toute une époque, sur l’histoire de la bande dessinée, sur l’histoire de tous ceux qui en fait ce qu’elle est aujourd’hui.

Le Roman des Goscinny © Grasset

Catel rend hommage, en nous racontant LES Goscinny, au neuvième art, avec des références nombreuses et variées (l’humour des Pieds nickelés, du sapeur camembert…). Catel est une observatrice de l’existence, et de livre en livre, elle nous raconte la place des femmes dans les sociétés qui ont amené à la nôtre. Parce qu’ici aussi, c’est bien de femmes qu’elle parle, au travers d’un homme au génie reconnu et époustouflant. Il y a Anne, avec qui Catel vit une belle amitié, il y a sa mère, morte jeune, elle aussi. Il y a, tout simplement, la vie… La vie telle qu’elle fut, une vie à taille humaine, loin des dogmes, des icônes et, surtout, du tristement politiquement correct.

Le Roman des Goscinny © Grasset

Catel ne réécrit pas l’Histoire, elle laisse ce soin à ceux qui font profession de pouvoir ! Elle l’écrit, simplement, en laissant son regard aimer les gens dont elle nous parle…

Catel

Jacques Schraûwen

Le Roman Des Goscinny – Naissance d’un Gaulois (auteure : Catel – éditeur : Grasset – 342 pages – date de parution : août 2019)