Tintin – C’est l’Aventure – numéro 6

Tintin – C’est l’Aventure – numéro 6

(pour les fans d’Hergé, entre autres…)

Voici donc le sixième opus de cette revue luxueuse, orchestrée par GEO et les éditions Moulinsart. Une aventure qui, de numéro en numéro, nous plonge à la fois dans l’univers d’Hergé et dans notre monde contemporain, ses artistes, ses créateurs, ses observateurs. Avec, comme fil conducteur, « l’étrange »…

Tintin, c’est l’aventure 6 © Hergé-Moulinsart 2020

Le monde d’Hergé, celui de Tintin mais aussi celui de Jo et Zette ou celui de Quick et Flupke, est évidemment à l’honneur dans ce magazine. Avec des dessins qu’on découvre au fil des pages, illustrant des articles qui se consacrent à autre chose qu’à la bande dessinée : l’Himalaya, les micro-aventures, entre autres. Mais Herbé est présent aussi dans des articles de fond qui s’enfouissent dans les dessous de l’œuvre du père de Totor.

On parle, dans cette revue, de l’intérêt qu’Hergé portait à l’étrange, mais aussi de sa façon de passer du feuilleton à l’album. Je pense d’ailleurs que c’est là que se situe le plus important des apports d’Hergé à la bande dessinée, à une époque où il ne s’agissait nullement d’un art : apporter à la narration dessinée des codes qui étaient ceux d’une littérature extrêmement populaire, au dix-neuvième siècle et au début du vingtième, le « feuilleton »… Hergé a ainsi sans doute été le premier à comprendre que la littérature et la bande dessinée étaient des exercices artistiques parallèles.

Bergier © Hergé-Moulinsart 2020

Mais dans cette revue, même si Hergé s’y retrouve partout avec ses dessins, l’accent est également mis sur des reportages, des rencontres.

On peut y découvrir par exemple une interview d’Erik Orsenna, qui parle bien entendu de son intérêt pour Tintin, et plus particulièrement pour « Le Lotus Bleu », mais aussi de sa carrière, du monde politique auquel il a appartenu, qu’il le veuille ou non, pendant bien longtemps… Une interview qui, à mon humble avis, est très nombrilique, mais qui présente un certain intérêt malgré tout.

Erik Orsenna © Orsenna

Et puis, puisqu’on se trouve quand même dans un univers graphique, ce magazine ouvre ses pages également à d’autres dessinateurs.

A Loustal, d’abord, qui, sans appartenir pleinement à la bande dessinée ni totalement à la ligne claire, a fait de ses découvertes du monde la base même de son travail. Travail de couleurs, de formes simples et vivantes, de lumières omniprésentes. Et l’encart qui lui est consacré permet de découvrir plusieurs facettes de son talent reconnaissable au premier coup d’œil.

Loustal © Hergé-Moulinsart 2020

Mais ce qui m’a le plus séduit, dans cette revue, c’est la présence de Romain Renard. Une contribution au thème central de ce numéro 6, « l’étrange », qui n’a rien à voir avec le style d’Hergé, ni scénaristiquement ni graphiquement. Cet artiste est là, d’une certaine façon, comme pour nous dire qu’aujourd’hui, même si les thématiques sont les mêmes que du temps d’Hergé (mort, sur-réalisme, poésie, souffrance, rêves et cauchemars), on peut (enfin) les traiter différemment, en s’inspirant plus fort de la littérature de Ray, de Prévot, de Sternberg, de Bradbury… La mort et la douleur, chez lui, ne se cantonnent pas à quelques allusions plus ou moins claires, mais à une création d’ambiance absolument assumée, assurée, étonnante, passionnante.

Romain Renard © Renard

Il est vrai que toutes les revues, quelles qu’elles soient, ont un contenu éditorial varié et, de ce fait, parfois déconcertent les lecteurs. Je pense que les fans de Tintin se demanderont peut-être pourquoi certains articles se retrouvent aux côtés des « petits mickeys » du maître… A eux de faire comme le reporter d’Hergé : aller plus loin que les seules et simples apparences pour prendre pied, et vie, dans la réalité, donc aussi dans le réalisme !

Et pour les autres, cette revue est tout à fait capable de leur donner l’envie de lire (ou de relire) avec un œil nouveau les aventures du petit reporter du Petit Vingtième…

Cheverny © Hergé-Moulinsart 2020

Jacques Schraûwen

Tintin – C’est l’Aventure – numéro 6 (éditeur : GEO et éditions Moulinsart – novembre 2020 – 154 pages)

Tati Par Merveille

Tati Par Merveille

Un personnage exceptionnel que le dessin ne trahit pas !

En une époque qui fait de la culture et de la mémoire les parents inutiles de la société, cela fait du bien de voir, à travers ce livre, l’hommage du neuvième art à un des trop rares véritables créateurs du septième !

Tati Par Merveille © Champaka

Jacques Tati, tout comme Pïerre Etaix, est bien trop oublié aujourd’hui. Et pourtant, ses films, rares, ont été à chaque fois des grands moments cinématographiques d’humour, de tendresse, de poésie et, en même temps, d’observation presque cynique d’une société -la nôtre- en perpétuelle mutation.

David Merveille, lui, est un artiste passionné par un univers graphique inspiré par une forme de poésie immédiate et sans artifice. Auteur-jeunesse, il est tombé sous le charme du personnage incarné par Tati depuis pas mal de temps, et il s’en inspire aujourd’hui dans un livre dont on ne peut que souligner la beauté et la qualité à tous les niveaux.

Tati Par Merveille © Champaka

Il est de ces livres qui n’ont nul besoin de mots pour s’imposer, il y a de ces albums qu’il suffit de feuilleter pour en saisir, ne fut-ce que fugacement, tous les envoûtements. Il y a de ces œuvres qui se passeraient volontiers de critiques et d’analyse fouillées, pour laisser la place, simplement, au plaisir, plaisir de l’œil, plaisir du temps passé à sourire, plaisir de la mémoire, aussi.

Cependant, parler d’un livre de qualité, c’est vouloir qu’il soit vu, lu, partagé. Aimé… Et cet ouvrage se doit, à mon avis, de trouver, par le biais des critiques, des chroniqueurs, le public qu’il mérite !

Tati Par Merveille © Champaka

C’est aussi ce que nous dit Pierre Richard dans la préface de ce « Tati par Merveille » : « Plonger dans le livre de David Merveille, c’est s’immerger dans le monde poétique de Jacques Tati. Son crayon est une caméra qui nous retrace avec élégance celle de son modèle. Rien ne lui échappe de ce grand corps habité qui déambule sa vie en laissant derrière lui des cascades de rires et des nuages de rêve ».

Jacques Tati alliait comme personne l’art des mots silencieux, l’extravagance d’une démarche sereine, la folie d’un regard sans jugement, et David Merveille se fait dans ce livre son commentateur silencieux et fantastiquement respectueux.

Tati Par Merveille © Champaka

On pourrait se demander pourquoi ce livre… Est-ce nécessaire, pour un auteur, de faire œuvre de dessinateur en choisissant de, simplement, rendre compte par des pleines pages en grisaille ou en arcs-en-ciel du talent d’un autre ? Je n’ai qu’une réponse à faire : c’est dans l’inutile que se révèle, le plus souvent, le vrai talent… Et le talent graphique de David Merveille est indéniable, tout comme est indéniable son travail de la couleur, tout comme est indubitable le boulot d’édition qui a été fait autour de ses dessins.

Tati Par Merveille © Champaka

Le talent de David Merveille, c’est aussi de réussir à être original tout en s’effaçant derrière son modèle. Un modèle qu’il place, de page en page, dans des situations et des lieux que Tati-Hulot n’a pas vécus. L’exposition de 1958 à Bruxelles, des confrontations, toujours en silence, avec des tableaux de musée, par exemple.

Tati Par Merveille © Champaka

Et puis, je parlais de silence, il est aussi dans la construction de ce livre. Les seules indications écrites, outre la préface de Pierre Richard, fils illégitime à sa manière de Jacques Tati, sont techniques face aux dessins présentés. Seules ?… Non… Il y a aussi, de ci de là, et de manière très discrète, des phrases de Jacques Tati lui-même… Des phrases qui, à elles seules, résument parfaitement ce livre… Jugez-en : « La vedette est avant tout le décor » – « La vie c‘est trop drôle si on prend le temps de regarder » – « Bien sûr Hulot c’est un peu moi, mais c’est aussi un peu vous »…

Tati Par Merveille © Champaka

Au-delà des barrières du temps, Jacques Tati reprend vie, pour son plaisir, pour le nôtre, grâce à David Merveille. Un livre « d’art » à ne pas rater !…

Jacques Schraûwen

Tati Par Merveille (auteur : David Merveille – éditeur : Champaka Brussels/Dupuis – 2020 – 120 pages)

David Merveille © Merveille

Wilderness

Wilderness

La violence, la fuite, la vie, la mort…

Au-delà du western, voici un livre qui parle de mémoire, de bonheur, de vieillesse… De parcours humain, tout simplement !

Wilderness © Soleil

Abel est un ancien soldat sudiste. Il vit en solitaire, loin de tout, loin de tous, aussi, surtout.

Il y a la montagne, il y a l’océan, il y a la forêt, ses arbres à l’apparente éternité. Ce sont ses possessions, ce sont ses horizons.

Il y a son chien, également. Seule compagnie d’une existence qui, doucement, se glisse dans les chemins qui mènent à d’indicibles néants.

Il y a aussi ses souvenances, et cette impression de plus en plus puissante de voir sa mémoire s’effilocher. De voir disparaître peu à peu, dans le flou de ses mille passés, les visages et les paysages qui, pourtant, ont appartenu à ses rares bonheurs.

Wilderness © Soleil

Et Abel, un beau jour, se lève, abandonne sa cabane, appelle son chien, et s’en va, à travers le sauvage de cette nature qui est son domaine, à la recherche, simplement, de ce qu’il fut, à la poursuite, aussi, d’une rédemption.

On pourrait parler de « road-bd ». On devrait aussi insister sur tout le côté codifié du western. Deux réalités littéraires qui s’entremêlent sans difficulté dans ce récit qui, d’abord et avant tout, est celui d’un homme, un être humain à la dérive, un vivant qui se sait proche de la mort.

Adapté d’un roman de Lance Weller, cet album de bande dessinée a choisi de se construire autour de onze chapitres. Et dans chacun de ces chapitres, qui accompagnent à la fois la marche vers l’ailleurs du personnage central et les souvenirs qui sont siens, les époques se mélangent, comme se mélangent, chez tout un chacun, les images qui, au hasard de l’existence, lui reviennent de ce qu’il a connu.

Wilderness © Soleil

Il y a donc un jeu subtil qui se crée avec le lecteur, qui pénètre dans une sorte de puzzle dont il ne connaît pas l’image complète. Ozanam, le scénariste, parvient ainsi non seulement à recréer l’histoire d’Abel par bribes et morceaux mais aussi à faire du lecteur un protagoniste actif, puisqu’il doit dépasser le seul fil narratif pour appréhender véritablement le drame qui nous est raconté.

Un drame, oui… Parce qu’Abel a probablement été un beau dégueulasse… Parce que la part du diable, pour lui et pour tant d’autres, se trouve sur le champ de bataille, sur tous les champs de bataille…

Wilderness © Soleil

Ce livre, c’est un livre, aussi, sur le poids et la richesse du silence. Abel le dit, à un certain moment dans le livre : pour parler de la guerre, « j’ai pas les mots. Je sais même pas s’ils existent, ces mots ».

Et c’est là, par la présence constante, même en fond de narration, de la guerre que se situe le vrai drame d’Abel. Même si c’est pour se souvenir d’amour qu’il prend la route, il sait, profondément, qu’il va devoir exorciser des démons qu’il a obligés à être silencieux depuis tant d’années.

Et la violence d’hier renaît ainsi des nouvelles violences auxquelles il est confronté. Et les amitiés neuves qui naissent au long de son périple lui en rappellent d’autres, irrémédiablement disparues.

Ce livre dépasse l’anecdote, et c’est ce qui en fait toute la richesse, toute l’originalité.

Le scénario, éclaté mais foncièrement lisible même sans aucune linéarité dans la chronologie des faits, ce scénario est une belle réussite, indubitablement.

Et puis, il y a le dessin et la couleur de Bandini ! Un dessin vif capable de se perdre dans des paysages somptueux ou dans des lieux à peine esquissés, capable de nous montrer, rien que par le mouvement, des personnages et capable aussi de s’approcher au plus près d’un visage et de toutes ses expressions. Et dans chaque planche, dans chaque dessin, il y a une osmose absolument remarquable entre le dessin et sa colorisation. Du gris au rouge sombre, la palette de Bandini n’a rien de gratuit, à aucun moment, et ce livre est ainsi un enchantement pour le regard !

Wilderness © Soleil

Le western a toujours été une inspiration puissante, en littérature, au cinéma et en bande dessinée, réussissant d’époque en époque à dépasser les modes pour renaître sans cesse de ses cendres. La raison en est simple, je pense : le western et ses codes, de sentiments et de violences exacerbés, sont proches, infiniment, des symboles chers à la tragédie. Et chaque existence humaine, qu’on le veuille ou non, est une tragédie…

« Wilderness » assume pleinement ce rôle. En nous racontant une histoire bien précise, en nous la montrant au travers d’un graphisme beau et efficace, il universalise, sans en avoir l’air, son propos et devient en quelque sorte le miroir de nos propres interrogations sur nos passés, nos ailleurs, nos néants.

Jacques Schraûwen

Wilderness (dessin : Bandini – Scénario : Ozanam – éditeur : Soleil – 152 pages – 26 août 2020