La Ville

La Ville

Quand la gravure prépare le terrain de la bande dessinée moderne !

Quand on parle de bande dessinée, on parle d’art, le neuvième. Et Frans Masereel, immense graveur belge, s’avère aussi être, à sa manière, le « père » du roman graphique !

La Ville @ Les Editions Martin De Halleux

Chez Frans Masereel, né à Blankenberge en 1889, et mort à Avignon en 1972, le noir et le blanc forment, intimement, la trame d’une œuvre magistrale. Et il a créé, dans les années vingt, le concept d’un récit qui n’a nul besoin de phrases pour exister, un récit exclusivement fait de gravures. Avec ce livre, « La ville », on peut dire qu’il s’agit véritablement d’un roman graphique, un des tout premiers, si pas le premier !

La Ville @ Les Editions Martin De Halleux

Un train arrive en gare. Les passants regardent à peine un homme mort en pleine rue. Les employés et les ouvriers travaillent sans réfléchir. Derrière leurs fenêtres, les habitants passent leur temps à regarder le temps qui passe. C’est le règne de l’argent, celui qui paie l’amour comme les objets les plus inutiles. C’est la mort dans l’anonymat, c’est le meurtre, c’est la science. C’est la lutte des classes, et la répression. C’est le quotidien d’une société qui perd, sans même s’en rendre compte, toutes ses valeurs.

Ce livre raconte les mille et une histoires qui animaient, dans les années vingt et trente, une cité, et qui, tout compte fait, ne sont pas très différentes de celles qu’on connaît aujourd’hui à Paris, Bruxelles, un peu partout dans le monde. Ce sont des histoires d’amour et de haine, de mort et de combat, de combat social et de richesses éhontées, de guerres et de feu, d’horreur et d’espoir, de suicide et de fuite. Chaque gravure de Masereel, chaque page raconte une histoire, oui, tout en étant aussi et surtout une œuvre d’art, c’est-à-dire une œuvre décrivant, certes, un univers, mais permettant à celui le regarde d’y retrouver les reflets de ses propres rêves, de ses propres aspirations, de ses propres révoltes.

La Ville @ Les Editions Martin De Halleux

Des révoltes, oui. C’est en effet une des constantes de cet artiste exceptionnel. Sa gravure est bien plus expressionniste que réaliste, c’est vrai, avec des noirs puissants, des blancs qui semblent n’être là que pour souligner l’action centrale de la gravure. Mais cet expressionnisme parle essentiellement des engagements humains, humanistes, politiques même de Frans Masereel. Il était libertaire, anarchiste à sa manière, horrifié par ce qu’il avait vécu pendant la guerre 14/18, surtout, pendant la guerre 40/45 aussi. Et dans ce livre-ci, on sent la tension monter de page en page. Celle de la volonté de se battre contre l’injustice.

La Ville @ Les Editions Martin De Halleux

Masereel est un des graveurs les plus importants, les plus géniaux, n’ayons pas peur du mot, du vingtième siècle, comme Félicien Rops le fut au siècle précédent. Et tous deux se caractérisent en effet par leurs « engagements », sociaux, littéraires, érotiques aussi… Littéraires également, avec des amitiés, pour Masereel, comme Stefan Zweig, Pierre Jean Jouve, Hermann Hesse ou Romain Rolland.

La Ville @ Les Editions Martin De Halleux

Un livre passionnant, un livre passionné, un auteur belge exceptionnel, à découvrir, à tout prix,à redécouvrir, et à classer dans votre bibliothèque entre le rayon « arts » et le rayon « bande dessinée »… Un roman graphique totalement muet dans lequel on se balade, lecteur, au gré de ses envies…

Jacques Schraûwen

La Ville (auteur : Frans Masereel – éditeur : Les Editions Martin De Halleux – 100 pages et un dossier d’une trentaine de pages – parution mars 2019)

VERTIGES

VERTIGES

Un superbe album consacré à Jean-Marc Rochette, qui appartient à l’histoire de la bande dessinée moderne, puisqu’il fit partie de l’équipe essentielle de la revue « A Suivre ».

Vertiges © D. Maghen

Mais c’est surtout un artiste inclassable, qui a participé à des aventures graphiques très différentes les unes des autres : Edmond le cochon, Le Transperceneige, Aile Froide…

Vertiges © D. Maghen

C’est un touche-à-tout, en effet, pour qui plusieurs scénaristes ont livré quelques-uns de leurs meilleurs textes…. Et le Transperceneige reste comme une des oeuvres majeures d’une science-fiction recentrée sur l’humain, au contraire de ce que faisaient alors Bilal et Mézières par exemple. Une des rares réussites, aussi, en tant qu’adaptation cinématographique.

Rochette, c’est un artiste, au sens premier du terme, un de ces êtres humains qui est d’abord et avant tout un regard, un regard qui devient tangible grâce au dessin, à la bd, à l’illustration ou, mieux encore peut-être, grâce à la peinture.

Vertiges © D. Maghen

Et ce livre-ci, Vertiges, a deux qualités.

La première, c’est de nous faire découvrir de l’intérieur l’homme Rochette, grâce à une longue interview au cours de laquelle il se montre encore mieux, peut-être, que dans ses livres autobiographiques.

La seconde, c’est de nous montrer toute la puissance de ses tableaux, qui, abstraits et lyriques, sont porteurs d’imprévu, d’envoûtement, de vertige. Et, étrangement, de réalisme, comme l’étaient les œuvres magistrales de Mathieu. Soulignons, à ce sujet, l’extraordinaire qualité des photos de Thomas Hennocques, qui restitue à la perfection au papier la sensation de la matière posée à même la toile !

Vertiges © D. Maghen

Dans ce livre, à la page 58 très exactement, on voit la planche peut-être la plus symbolique de l’œuvre de Jean-Marc Rochette : un enfant qui approche la main d’un tableau, dans un musée. Le noir et blanc de la vie réelle face à la couleur lumineuse de l’art… C’est sans doute la définition qu’on peut donner de Rochette, un artiste tout en oppositions, tout en contrastes.

Jean-Marc Rochette
Jean-Marc Rochette © J.J. Procureur

Jacques Schraûwen

Vertiges : Jean-Marc Rochette (éditeur : Daniel Maghen – entretien avec Rebecca Manzoni – 176 pages – date de parution : novembre 2019)

Vertiges © D. Maghen
Une Vie de Moche

Une Vie de Moche

Féminité, différence, féminisme…

Un roman graphique qui nous permet de découvrir les remous humains et sociologiques qui ont conduit notre société à devenir celle qu’elle est aujourd’hui. Un roman graphique plein de sensibilité…

Une Vie de Moche © Marabulles

Un roman graphique, c’est, tout simplement, une bande dessinée d’un format plus grand, plus long, et qui, souvent, s’écarte des habitudes de scénario et de graphisme. C’est un mot qui a été inventé, si ma mémoire est bonne, par Will Eisner, et qui, depuis, sert à qualifier des œuvres de toutes sortes et, très souvent malheureusement, pas très lisibles ! Comme si le terme « roman » pouvait permettre d’être aussi nul que Moix et certains de ses semblables ! Mais le livre dont je vais vous parler n’a besoin d’aucun alibi et n’a rien d’un objet « bobo à la mode », loin de là !

« Une Vie de Moche », c’’est l’histoire de Guylaine.

Guylaine qui, petite fille, découvre un jour que son prénom rime avec « vilaine ». Elle le découvre par les quolibets des gamins de son âge, par les mots quelque peu gênés et faits de lieux communs que répondent ses parents aux questions qu’elle leur pose sur son physique.

Et ce livre la suit de l’enfance jusqu’à l’âge adulte, de la maturité jusqu’à la vieillesse, tout au long de 60 années d’existence, donc d’Histoire du vingtième siècle, d’histoire de la femme dans la société, d’histoire du regard porté sur la féminité, d’histoire du féminisme.

Une Vie de Moche © Marabulles
François Bégaudeau : la laideur
François Béaudeau : du cas particulier au féminisme

A partir d’un cas particulier, il s’agit donc pour les auteurs, le scénariste-écrivain François Bégaudeau et la dessinatrice Cécile Guillard, de parler du regard… Celui qu’on pose, toutes et tous, sur ceux qui nous entourent, et qui, presque toujours, est un regard-jugement… Ils ont voulu aller au-delà des apparences, en les dénonçant, mais, aussi et surtout, en nous montrant qu’au fil du temps, ces apparences, ces codes de vivre-ensemble, changent.

Et à ce titre, le dessin de Cécile Guillard est particulièrement efficace. Lecteur, devant le visage de Guylaine qu’elle dessinne, on se pose la question de savoir pourquoi elle se trouve laide… Et le dessin de Cécile Guillard ne la montre laide, vraiment, différente en tout cas, qu’au fil du temps, qu’au moment de l’âge mûr. Vieillir, pour le personnage central de ce livre, c’est s’enfoncer d’abord dans sa différence, avant de pouvoir se découvrir d’autres horizons, d’autres miroirs. Plus qu’un livre sur un parcours humain, il s’agit ici d’un livre sur le temps qui passe et sur les codes humains qui changent…

Une Vie de Moche © Marabulles
Cécile Guillard : dessiner les âges de la femme
Cécile Guillard : la couleur

Abordant une soixantaine d’années de l’existence d’une femme, de l’évolution d’une société, ce roman graphique se devait de ne pas être simpliste tout en allant à l’essentiel du propos sans se perdre en chemin. C’est pour cela que le texte y a énormément d’importance. Bien sûr, il n’évite pas les stéréotypes, puisqu’il est aussi le regard d’un auteur masculin sur le trajet humain d’une femme. Mais il s’efforce, avec réussite, à nous montrer l’image d’une société qui minimise la femme et en fait, au sens large du terme, un objet de désir. Avec réussite, oui, puisque les auteurs nous racontent et nous montrent qu’il est possible de sortir du canevas des conventions sociétales.

Le texte, vous l’aurez compris, est un texte vraiment écrit. Un texte qui s’envole vers des notions philosophiques comme l’existentialisme : l’être et le paraître !

Une Vie de Moche © Marabulles
François Bégaudeau : le langage
François Bégaudeau : le regard et l’existentialisme

Même si cet album pèche par une sorte de manichéisme, ou, plutôt, de volonté à tout prix de convaincre, son propos sur la « différence » est important, au travers d’un texte extrêmement construit, au travers d’un graphisme au sépia envoûtant et d’une belle efficacité, au niveau des regards par exemple.

Et j’ai aimé aussi la relation à l’Art qui ponctue ce livre, et qui montre que, finalement, tout acte créatif est libérateur !

Jacques Schraûwen

Une vie De Moche (dessin : Cécile Guillard – scénario : François Bégaudeau – éditeur : Marabulles)

Une Vie de Moche © Marabulles