Une Vie de Moche

Une Vie de Moche

Féminité, différence, féminisme…

Un roman graphique qui nous permet de découvrir les remous humains et sociologiques qui ont conduit notre société à devenir celle qu’elle est aujourd’hui. Un roman graphique plein de sensibilité…

Une Vie de Moche © Marabulles

Un roman graphique, c’est, tout simplement, une bande dessinée d’un format plus grand, plus long, et qui, souvent, s’écarte des habitudes de scénario et de graphisme. C’est un mot qui a été inventé, si ma mémoire est bonne, par Will Eisner, et qui, depuis, sert à qualifier des œuvres de toutes sortes et, très souvent malheureusement, pas très lisibles ! Comme si le terme « roman » pouvait permettre d’être aussi nul que Moix et certains de ses semblables ! Mais le livre dont je vais vous parler n’a besoin d’aucun alibi et n’a rien d’un objet « bobo à la mode », loin de là !

« Une Vie de Moche », c’’est l’histoire de Guylaine.

Guylaine qui, petite fille, découvre un jour que son prénom rime avec « vilaine ». Elle le découvre par les quolibets des gamins de son âge, par les mots quelque peu gênés et faits de lieux communs que répondent ses parents aux questions qu’elle leur pose sur son physique.

Et ce livre la suit de l’enfance jusqu’à l’âge adulte, de la maturité jusqu’à la vieillesse, tout au long de 60 années d’existence, donc d’Histoire du vingtième siècle, d’histoire de la femme dans la société, d’histoire du regard porté sur la féminité, d’histoire du féminisme.

Une Vie de Moche © Marabulles
François Bégaudeau : la laideur
François Béaudeau : du cas particulier au féminisme

A partir d’un cas particulier, il s’agit donc pour les auteurs, le scénariste-écrivain François Bégaudeau et la dessinatrice Cécile Guillard, de parler du regard… Celui qu’on pose, toutes et tous, sur ceux qui nous entourent, et qui, presque toujours, est un regard-jugement… Ils ont voulu aller au-delà des apparences, en les dénonçant, mais, aussi et surtout, en nous montrant qu’au fil du temps, ces apparences, ces codes de vivre-ensemble, changent.

Et à ce titre, le dessin de Cécile Guillard est particulièrement efficace. Lecteur, devant le visage de Guylaine qu’elle dessinne, on se pose la question de savoir pourquoi elle se trouve laide… Et le dessin de Cécile Guillard ne la montre laide, vraiment, différente en tout cas, qu’au fil du temps, qu’au moment de l’âge mûr. Vieillir, pour le personnage central de ce livre, c’est s’enfoncer d’abord dans sa différence, avant de pouvoir se découvrir d’autres horizons, d’autres miroirs. Plus qu’un livre sur un parcours humain, il s’agit ici d’un livre sur le temps qui passe et sur les codes humains qui changent…

Une Vie de Moche © Marabulles
Cécile Guillard : dessiner les âges de la femme
Cécile Guillard : la couleur

Abordant une soixantaine d’années de l’existence d’une femme, de l’évolution d’une société, ce roman graphique se devait de ne pas être simpliste tout en allant à l’essentiel du propos sans se perdre en chemin. C’est pour cela que le texte y a énormément d’importance. Bien sûr, il n’évite pas les stéréotypes, puisqu’il est aussi le regard d’un auteur masculin sur le trajet humain d’une femme. Mais il s’efforce, avec réussite, à nous montrer l’image d’une société qui minimise la femme et en fait, au sens large du terme, un objet de désir. Avec réussite, oui, puisque les auteurs nous racontent et nous montrent qu’il est possible de sortir du canevas des conventions sociétales.

Le texte, vous l’aurez compris, est un texte vraiment écrit. Un texte qui s’envole vers des notions philosophiques comme l’existentialisme : l’être et le paraître !

Une Vie de Moche © Marabulles
François Bégaudeau : le langage
François Bégaudeau : le regard et l’existentialisme

Même si cet album pèche par une sorte de manichéisme, ou, plutôt, de volonté à tout prix de convaincre, son propos sur la « différence » est important, au travers d’un texte extrêmement construit, au travers d’un graphisme au sépia envoûtant et d’une belle efficacité, au niveau des regards par exemple.

Et j’ai aimé aussi la relation à l’Art qui ponctue ce livre, et qui montre que, finalement, tout acte créatif est libérateur !

Jacques Schraûwen

Une vie De Moche (dessin : Cécile Guillard – scénario : François Bégaudeau – éditeur : Marabulles)

Une Vie de Moche © Marabulles
Les Tuniques Bleues : 63. La Bataille Du Cratère

Les Tuniques Bleues : 63. La Bataille Du Cratère

Le dernier scénario de Raoul Cauvin ?

Cela fait 47 printemps que Blutch et Chesterfield n’arrêtent pas de se disputer ! Amour et haine sont leurs quotidiens dans une Amérique en proie à une guerre civile innommable… Et les voici de retour dans une 63ème aventure à la fois historique et souriante.

Willy Lambil © Fabien Van Eeckhaut

Comme toujours, Raoul Cauvin, le scénariste, construit son récit à partir de la réalité historique, de faits parfaitement avérés de cette époque terrible que fut, aux Etat-Unis (si peu unis, encore…), la guerre de Sécession.

Comme toujours, aussi, Raoul Cauvin, au-delà de l’instant historique choisi, partage avec ses lecteurs des réflexions sur des réalités trop souvent oubliées, voire occultées, de cette lutte fratricide qu’on a toujours qualifiée de combat pour la liberté des « Noirs ».

Comme tout conflit, les bonnes intentions, même si elles sont vraiment ressenties, cachent d’autres nécessités, économiques le plus souvent. Et l’alibi de la liberté des Noirs n’a pas empêché les Nordistes blancs de ne pas supporter, à leurs côtés, dans un même régiment, des Nordistes noirs… Ce qui fait qu’il y eut des régiments uniquement composés de « Nègres »… Et dirigés, bien évidemment, par des Blancs ! C’est cette réalité que nous montre, aussi, cet album.

C’est d’ailleurs la vraie marque de fabrique de cette série : raconter des faits historiques avérés et, en même temps, mais toujours avec le sourire, parler de l’âme humaine, avec son côté mouton bêlant, son côté révolté aussi, avec également toutes les injustices d’une époque qui n’avait rien, finalement, de très reluisant !

Les Tuniques Bleues, c’est une série populaire, humoristique, historique, illustrant à sa manière cette phrase de Prévert : « quelle connerie la guerre… ».

C’est une série dont le succès indéniable est du à une belle osmose entre scénario et dessin.

Pour Willy Lambil, dessiner les Tuniques Bleues correspond à un habillage de scénario. Je parlerais plutôt, quant à moi, de mise en scène, avec plongées, contre-plongées, et importance, toujours, des décors, et, singulièrement, des paysages… Lambil aime varier les plans, les perspectives, donnant ainsi vie autant à un environnement qu’aux personnages qui s’y baladent. C’est aussi ce talent qui fait de Willy Lambil un dessinateur populaire.

Les Tuniques Bleues: 63 © Dupuis
Willy Lambil : habiller le scénario
Willy Lambil : un dessinateur populaire

Les Tuniques Bleues ont leurs fans, et ils sont nombreux ! Fans des histoires, fans des deux personnages antinomiques qui vivent une amitié dans laquelle chacun connaît les erreurs et les défauts de l’autre. Fans d’histoires qui réussissent avec une espèce de simplicité de façade à parler d’humanité, et donc d’humanisme, dans un environnement fait d’horreur et de mort.

Fans d’un dessin qui permet au lecteur de découvrir des ouvertures dans chaque planche : ici un oiseau, là un cerf, un arbre bizarre, un bâtiment perdu dans la nature…

Fans d’un graphisme qui, parfois répétitif c’est vrai, n’en demeure pas moins, encore et encore, d’une évidente qualité… Chaque dessinateur a ses tics, et Willy Lambil a les siens, c’est certain. Mais il adore ses personnages, d’abord et avant tout, même le méchant Cancrelat qui, dans cet album-ci, fait deux petites apparitions, et constate que les vrais méchants, finalement, se trouvent du côté de ceux qu’on appelle les bons !

Les Tuniques Bleues: 63 © Dupuis
Willy Lambil : le dessin
Willy Lambil : Cancrelat, le « méchant »

Mais, bien entendu, tous les fans des Tuniques Bleues se posent aujourd’hui la question de sa survie après le départ de Raoul Cauvin.

Une question que j’ai posée à Willy Lambil, qui m’a répondu très simplement qu’il ne voulait pas en parler.

On sent chez lui une certaine acrimonie, peut-être, ou, en tout cas, un petit désarroi… Il faut dire que leur collaboration dure depuis bien longtemps ! Il faut dire aussi que le monde de l’édition est parfois assez difficile à comprendre. Ainsi, il semble que les personnages de Blutch et Chesterfield « appartiennent » pour moitié à l’éditeur Dupuis… Ce qui fait qu’il est fort possible qu’un jour ou l’autre, un nouveau dessinateur prenne son relais.

Willy Lambil © Fabien Van Eeckhaut
Willy Lambil : Raoul Cauvin
Willy Lambil : l’avenir des Tuniques Bleues

En attendant ce jour, continuons à apprécier, sans arrière-pensée, ces excellentes Tuniques Bleues, et plongeons-nous dans ce 63ème album, avec plaisir, autant de plaisir, oui, que les auteurs ont eu à le réaliser. Vive la bd intelligemment populaire !

Jacques Schraûwen

Les Tuniques Bleues : 63. La Bataille Du Cratère (dessin : Willy Lambil – scénario : Raoul Cauvin – couleurs : studio Leonardo – éditeur : Dupuis – 46 pages – date de parution : octobre 2019)

Les Tuniques Bleues: 63 © Dupuis
La Vie Hantée D’Anya

La Vie Hantée D’Anya

Anya est une adolescente presque comme toutes les adolescentes… Mais elle est d’origine russe, elle vit aux Etats-Unis, et elle a pour amie un fantôme… Tout cela se mêle à un quotidien pas toujours aisé à vivre !

Vera Brosgol, l’auteure de ce livre, y parle de ce qu’elle connaît, puisqu’elle est arrivée de Russie à l’âge de cinq ans : Anya, incontestablement, doit lui ressembler énormément !

La Vie Hantée D’Anya © Rue De Sèvres

L’adolescence n’est jamais facile à vivre. La difficulté est encore plus grande quand on a un « accent », quand on se sent mal dans sa peau à cause de ce qu’on pense être quelques kilos en trop, quand, dans le cadre scolaire, on ne se sent pas vraiment dans son élément, quand on fume pour faire comme tout le monde, quand, enfin, les voies de l’amour et de l’amitié ne sont pas évidentes à défricher, loin s’en faut !

Mais sa vie va changer du tout au tout, grâce (ou à cause ?…) d’un accident… Elle tombe dans une sorte de puits naturel, elle se blesse, et, allumant son briquet, elle découvre un squelette… Un squelette dont émane la forme translucide d’un fantôme, d’une jeune fille qui lui dit être morte assassinée il y a un siècle.

On sauve Vanya qui, sans s’en rendre compte, emporte un petit os du squelette de « son » fantôme. Un fantôme, dès lors, qui peut quitter son antre et accompagner l’adolescente dans sa vie de tous les jours.

L’accompagner, et l’aider, scolairement entre autres. L’aider, aussi, à oser aborder un garçon qui fait frissonner son cœur.

Nourrie de légendes et de fantastique, Vanya va décider de mener son enquête sur l’assassinat de son invisible amie, persuadée qu’en découvrant qui l’a tuée, cela va lui permettre de trouver la paix, définitivement.

Mais ce dont Vanya ne se rend pas compte, c’est que ce fantôme, Emily, la coupe peu à peu de ce qu’étaient ses quotidiens, ses habitudes. Et peu à peu, elle se rend compte que quelque chose cloche… Les conseils amoureux de la diaphane Emily la poussent presque dans les bras d’un garçon au machisme évident, qui collectionne les aventures sexuelles en se fichant de tout sentiment.

Et ce qu’elle découvre, dans les archives du journal local, au sujet du passé d’Emily va pousser Alya à agir, à se battre, à se retrouver elle-même, tout en changeant son regard sur les autres.

La Vie Hantée D’Anya © Rue De Sèvres

C’est un album sympathique, au rythme parfaitement maîtrisé. Une histoire qui commence comme un conte, qui continue comme une quête identitaire, qui se termine dans le fantastique le plus noir. Et tout cela est traité par Vera Brosgol avec un dessin clair, en noir et blanc, qui mêle les influences du comics à l’américaine (mais sans effets spéciaux) et la simplicité des mangas (mais sans simplisme).

C’est un roman graphique vif, sans ostentation, qui nous montre, le plus naturellement du monde une aventure qui n’a rien de naturel mais qui, pourtant, se révèle être le récit d’une évolution humaine au travers de ses rencontres, de ses peurs, de ses sentiments.

C’est un petit roman graphique accessible à tous les jeunes de l’âge de Vanya, et à leurs parents aussi !

C’est une très bonne surprise ! Avec une belle osmose entre le graphisme et l’écriture…

Jacques Schraûwen

La Vie Hantée D’Anya (auteure : Vera Brosgol – éditeur : Rue De Sèvres – 223 pages – date de parution : août 2019)

La Vie Hantée D’Anya © Rue De Sèvres