Spirou : l’espoir malgré tout – 2. Un peu plus loin vers l’horreur

Spirou : l’espoir malgré tout – 2. Un peu plus loin vers l’horreur

Spirou et l’occupation de la Belgique, il y a 75 ans

2019… Cela fait 75 ans que la Belgique se libérait de l’occupation allemande. 75 ans qu’on comprenait ce que signifiait le mot génocide. Et pour en parler, voici un album BD qui vient de sortir de presse…

Spirou: l’espoir malgré tout © Dupuis

L’espoir malgré tout… Y a-t-il une plus belle phrase pour résumer ce que fut le quotidien du Belge, pendant toute cette période d’occupation ? Ce titre est celui d’une série des aventures de Spirou, qui sera conjuguée en quatre albums, et dont le deuxième, donc, vient de paraître.

Il s’agit, pour Emile Bravo, l’auteur complet de ce livre, de parler, plutôt que de la guerre elle-même, du quotidien d’un pays occupé.

On retrouve, bien évidemment, les deux personnages mythiques de la bd franco-belge, Spirou et Fantasio. Spirou est jeune, naïf, adolescent, amoureux… Fantasio, lui, est fidèle à ce qu’en avait dessiné Jijé d’abord, Franquin ensuite : un personnage lunaire, lunatique, pas toujours sympathique, et capable des pires bêtises comme des plus sublimes folies.

Au-delà du simple récit « historique », ce qui est essentiel pour Emile Bravo, en s’adressant à un public jeune, c’est de parler, aussi, d’aujourd’hui, et des dérives qui ressemblent parfois, de nos jours, terriblement à ce qu’elles furent dans les années 30 ! Et Emile Bravo le fait avec pudeur, sans manichéisme, sans jamais caricaturer les personnages qu’il met en scène, quels qu’ils soient.

Et tous deux, vivant pleinement leur amitié, nous montrent dans ce livre ce qu’était la vie de tous les jours en cette longue période d’occupation. Ce qu’était aussi, la manière de résister à l’occupant, et ce avec une évidente innocence, celle de l’adolescence de Spirou.

Spirou: l’espoir malgré tout © Dupuis
Emile Bravo : d’hier à aujourd’hui
Emile Bravo : pas de caricature !

Et voici donc ces deux héros du neuvième art enfoncés dans la guerre… Dans les à-côtés de la guerre, plutôt ! Emile Bravo ne s’intéresse pas à l’Histoire majuscule, mais bien plus à l’histoire avec un h minuscule, cette histoire de tous les jours de femmes et d’hommes « normaux »… Pour ce faire, il s’est inspiré de faits réels. Pendant la guerre, alors que la censure allemande arrêtait la parution du magazine Spirou, un spectacle s’est baladé un peu partout, orchestré par Jean Doisy, par ailleurs grand résistant… Et ce Spirou-ci s’inspire de ce spectacle. Il nous raconte le périple au jour le jour de Spirou et Fantasio, sous l’égide d’un prêtre résistant, de village en village, pour présenter un spectacle de marionnettes dont le message auprès des

enfants, est de tolérance, et de résistance ! Seulement, si Fantasio, adulte, comprend finalement ce côté résistant, Spirou, lui, reste un gamin soucieux surtout du devenir de ses amis, qu’il voit obligés de porter une étoile jaune. Il est aussi et surtout amoureux d’une jeune fille qui se trouve, sans doute, dans un camp… Ingénu, Spirou, dans cet album, devient lentement un adulte.

Spirou: l’espoir malgré tout © Dupuis
Emile Bravo : l’occupation vécue au quotidien
Emile Bravo : résister avec innocence

Emile Bravo, dans ce livre, se fait observateur minutieux de ce que fut cette période d’occupation, avec ses délations, ses courages, ses démissions, ses rêves, ses angoisses, se collaborations. Observateur, mais sans manichéisme, à taille humaine, toujours. Et ce livre se termine par un train s’en allant vers l’Allemagne, un train dans lequel Spirou dit : « peu importe la situation, ce qui compte, c’est de revoir les êtres aimés ». Cela aurait pu n’être qu’un livre sombre, désespéré. Mais c’est d’abord et avant tout un livre honnête, simplement, un livre qui replace Spirou dans une époque bien précise de NOTRE histoire… C’est un album très sérieux dans son propos, mais très souriant, aussi, en même temps, un peu comme « Le Dictateur » de Chaplin…

Emile Bravo est, à mon avis, le meilleur des dessinateurs de Spirou depuis bien longtemps ! Son scénario est à la fois plein d’aventure, plein d’humour, plein de sourires et de larmes, de désespoir et d’espoir… Un scénario fondamentalement « humain ». Et son dessin rend hommage, par le trait, par le découpage, à Jijé, à Franquin, avec une attention très réussie aux décors… Ceux de la campagne, ceux de Bruxelles, aussi. Des décors qui forment presque un personnage supplémentaire dans le récit…

Spirou: l’espoir malgré tout © Dupuis
Emile Bravo : les décors et Bruxelles

En s’enfouissant dans un passé d’horreur et d’espérance sans cesse mêlées, Emile Bravo nous donne, au détour des pages et des dialogues, une image de Bruxelles, hier, certes, mais aussi du monde qui, aujourd’hui, est en train de devenir le nôtre : déshumanisé… En cette époque où on commémore ce qui fut une des époques les plus répugnantes de l’histoire du vingtième siècle, il est bon de se pencher, avec Emile Bravo, sur ce que l’horreur signifiait, au quotidien ! Pour reprendre le pouvoir peut-être, aujourd’hui, sur notre quotidien…

Un livre, croyez-moi, à ne rater sous aucun prétexte !

Jacques Schraûwen

Spirou : l’espoir malgré tout – 2. Un peu plus loin vers l’horreur. (auteur : Emile Bravo – éditeur : Dupuis – 90 pages – parution septembre 2019

Spirou: l’espoir malgré tout © Dupuis
Sexiste, moi ?

Sexiste, moi ?

Humour cynique, sourires assurés !

Antoine Chereau, à l’instar des « bons » dessinateurs de presse, est d’abord et avant tout un observateur. Une espèce de témoin du temps qui passe, au jour le jour, de tout ce qui, au quotidien de l’existence, construit l’absurdité d’une société dans laquelle, toutes et tous, nous vivons.

© Antoine Chereau

Le dessin de presse, ainsi, fait sourire, certes, mais en appuyant le doigt là où ça peut faire mal. Là où, qu’on le veuille ou non, ça peut NOUS faire mal. En affrontant nos certitudes, nos contradictions, nos lâchetés, nos dérives.

Le monde des dessinateurs de presse pourrait, me semble-t-il, se partager en deux courants. D’une part, il y a les artistes qui ont un trait vif, pressé, sans fioritures, qui vont donc, graphiquement, tout de suite au centre même de leur sujet. Parmi eux, on peut épingler Kroll, par exemple. L’efficacité avant tout, d’une certaine manière !

© Antoine Chereau

D’autre part, il y a ceux et celles qui privilégient l’environnement, le trait travaillé, la couleur, en accompagnement de l’idée, et qui, ainsi, laissent souvent une place importante au mot, également. C’est le cas de Vadot, et de Cécile Bertrand aussi, à sa façon. Et c’est dans cette famille-là qu’il faut d’évidence placer Antoine Chereau.

Et le voici donc auteur d’un album exclusivement consacré au sexisme, à cette attitude qu’ont les hommes, les « mâles », dans le monde professionnel, vis-à-vis des femmes. L’humour ainsi décrit dans ce livre ne peut donc se révéler que d’une certaine lourdeur frontale, puisque c’est un humour qui veut être miroir de la réalité, et qui réussit à l’être, d’ailleurs ! Le plaisir vient du décalage pris, à la lecture, entre des réflexions qu’on entend toutes et tous bien trop souvent, et qui, soudain, éveillent en nous des échos qui sont plus eux de la stupidité que de l’intelligence !

© Antoine Chereau

L’intelligence, justement, de Chereau, c’est d’être politiquement correct, au deuxième degré sans cesse, tout en montrant que le sexisme, de par la définition même de ce mot, n’est pas que l’apanage des mâles crétins soucieux d’affirmer une virilité en perte de reconnaissance, mais que le sexisme peut aussi être source de langage, d’attitudes et de rejets à l’encontre des hommes, et ce par les femmes.

© Antoine Chereau

Un livre amusant, un livre-miroir, un livre qui fait sourire et, ma foi, réfléchir… Le tout traité avec un dessin souple et expressif, et des légendes qui conjuguent la provocation à tous les temps ! A découvrir, vraiment !

Jacques Schraûwen

Sexiste, moi ? (auteur : Antoine Chereau – éditeur : Pixelfever – 71 pages – parution : septembre 2019 – site : www.antoinechereau.fr)

Voltaire – Le Culte De L’Ironie

Voltaire – Le Culte De L’Ironie

Voltaire appartient à l’histoire de la littérature, certes, à celle d’une diffusion des idées, à celle, surtout, de la liberté. Liberté de ton, liberté de regard, et, forcément, liberté de se révolter ! Au-delà de l’ironie, ce livre nous offre un portrait haut en couleurs d’un personnage dont le propos reste d’actualité !

Voltaire © Casterman

Voltaire est un personnage étrange, étonnant, difficile à cerner, tant pour ses contemporains que pour le lecteur d’aujourd’hui. Etrange, pour mille et une raisons, parmi lesquelles sa volonté d’être un dramaturge reconnu, alors que son théâtre n’a nullement franchi les obstacles du temps et de la renommée. Etrange, parce que, roturier, il a cherché toute sa vie à briller des feux de la noblesse que, par ailleurs, il vilipendait dans ses écrits, dans ses poèmes, dans ses pamphlets.

Pour approcher au plus près la vie de cet auteur essentiel dans l’histoire de France et de ses « Lumières », Philippe Richelle, le scénariste, a choisi la voix de l’imaginaire, en nous montrant Voltaire raconter sa vie à un jeune biographe. L’introduction de ce personnage totalement inventé permet au récit, dès lors, de se démultiplier sans heurts, de mélanger les époques, sans aucunement perdre le lecteur en cours de route. Richelle nous montre Voltaire tout au long de sa vie, en retours en arrière, mais aussi en combat pour la justice pendant le tout dernier automne de son existence. Et, ce faisant, Philippe Richelle, avec un sens aigu du diaogue, nous restitue aussi toute une époque pendant laquelle le « changement » fut la première des caractéristiques. Une époque qui, à sa manière, annonçait la révolution future, mais sans pour autant renier totalement les valeurs et les dérives d’une société dans laquelle, par exemple, l’esclavage était une réalité.

Et une des toutes grandes qualités de ce livre, c’est de réussir à nous montrer Voltaire tel qu’il était, dans son époque, et cela sans aucun post-jugement ! Et c’est, je pense, la meilleure des manières de pouvoir comprendre un être humain que de le confronter, simplement, avec l’époque et les lieux qui furent les siens. Même le génie ne peut que se mesurer à l’une de son époque !

Voltaire © Casterman
Jean-Michel Beuriot : le scénario de Philippe Richelle
Jean-Michel Beuriot : l’époque

Le titre de cet album nous parle d’ironie. Personnellement, je dois avouer que je ne la trouve que peu, au fil des pages. Bien sûr, elle est là, parfois, au sein des dialogues, dans les pétillements des yeux de Voltaire, aussi… Mais ce qui prime, à mon avis, c’est bien plus le « politiquement incorrect » que le sourire. Voltaire pouvait ironiser sur bien des choses, mais il attachait à l’écriture une importance essentielle, capitale. Comme tout « vrai » écrivain, c’est dans ses écrits qu’il se livrait, mais qu’il livrait en même temps les combats qui lui tenaient à cœur. Et ces combats-là l’ont toujours mené à s’écarter des chemins du « bien-pensant », amoureusement, politiquement et littérairement.

Voltaire © Casterman
Jean-Michel Beuriot : Une ironie toujours politiquement incorrecte

L’ironie, cela dit, se situe dans le récit plus que dans le personnage… Puisque les auteurs de ce « Voltaire » ont pris l’excellente décision de ne pas nous faire le portrait d’une « icône », mais, tout au contraire, de nous montrer tout ce qu’il peut y avoir derrière l’image que l‘Histoire, la grande, a retenue d’un écrivain comme Voltaire !

Voltaire, épinglant dans ses écrits toutes les dictatures du pouvoir, de tous les pouvoirs, mais avide de s’enrichir. Voltaire s’attaquant à l’omniprésence de la religion, mais acceptant l’idée que les classes défavorisées en aient besoin. Voltaire prônant l’enseignement pour tous mes disant aussi que la «canaille » n’avait pas les qualités pour être éduquée.

La mémoire, celle de tout un chacun, celle des livres d’histoire, est toujours mensongère. Le Panthéon n’a pas fait de Voltaire un saint laïc, et c’est ce que nous dit et nous montre ce livre. Voltaire, un homme changeant souvent d’avis et, à chaque fois, assumant pleinement ces contradictions !

Voltaire © Casterman
Jean-Michel Beuriot : les contradictions de Voltaire

Je disais, en introduction, que le personnage de Voltaire restait d’actualité. Et c’est surtout vrai, peut-être, dans l’aversion qu’il avait de toutes les religions « révélées », dans la puissance de ses propos lorsqu’il s’agissait pour lui de montrer la bassesse des « représentants » de quelque dieu que ce soit. Sa vie fut ainsi un combat littéraire contre l’obscurantisme religieux, un obscurantisme qu’il parait, déjà, de toutes les horreurs de la pensée comme de l’action, un obscurantisme ne pouvant jamais déboucher que sur la tuerie, la guerre, l’injustice !

Voltaire © Casterman
Jean-Michel Beuriot : Voltaire et la Religion

Le scénario, vous l’aurez compris, peut sembler quelque peu déconcertant, mais il est efficace, dans sa forme comme dans son fond.

Quant au dessin, il est d’une facture classique, sans aucun doute. De par son découpage, déjà, traditionnel. De par l’utilisation des décors, également, parfois extrêmement présents, parfois totalement absents, lorsque la narration impose de regarder de tout près les expressions d’un visage. Et la technique utilisée ici par Jean-Michel Beuriot, au niveau de la couleur, permet une profondeur de champ lorsque c’est nécessaire, une approche des regards lorsque c’est important et, tout le temps, une superbe lumière qui parvient à rythmer les saisons de la vie de Voltaire telle qu’elle nous est contée.

Voltaire © Casterman
Jean-Michel Beuriot : dessin et technique

Lâche, veule, menteur, égoïste, égocentriste même, le portrait de Voltaire que nous montre ce livre n’a rien d’un tableau idyllique ! Et cela n’empêche pas, que du contraire, de découvrir en Voltaire un être entier, un être qui, de par sa propre volonté, a marqué, plus que simplement son temps, l’évolution de la justice et de l’humanisme ! Et la volonté des auteurs de nous le montrer dans les derniers temps de son existence, de nous confronter à sa déchéance physique, cette volonté participe aussi à la justesse du portrait, à la réussite de ce livre dont le scénario, construit presque en puzzle, se savoure de bout en bout, tout comme le dessin !

Jacques Schraûwen

Voltaire – Le Culte De L’Ironie (dessin et couleur : Jean-Michel Beuriot – scénario : Philippe Richelle – éditeurr : Casterman- 96 pages – parution : septembre 2019)