Il s’agit d’une revue de récits graphiques… C’est-à-dire, plus simplement, une revue, indépendante, ouverte à la jeunesse de la bande dessinée, à des auteurs variés qui y trouvent l’occasion, la chance aussi parfois, de montrer leurs talents…
Et cette revue fête cette année, en effet, ses dix ans d’existence, et cela mérite bien d’être souligné ! Et soutenu !… Chaque numéro se construit autour d’une thématique précise. Ici, dans ce numéro 27, il s’agit du Japon…
Un thème qui permet de découvrir des auteurs qui ne manquent vraiment pas d’intérêt, et dont certains, j’en suis sûr, brilleront bientôt… Wanwine, Harotin, Di Nunzio, Gemmel, réussissent par exemple à sortir des sentiers battus, chacun à sa manière, pour nous donner sa propre interprétation du Japon.
Ce numéro, également, a un côté éditorial important, avec un très bel article consacré à Taniguchi. Avec, aussi et surtout, un hommage à l’immense Cécile Bertrand, morte il y a quelques mois, une dessinatrice de presse active dans les pages de cette revue, depuis des années, une dessinatrice de presse ayant bien souvent aidé les jeunes, une femme engagée, aussi, sans compromissions, et dont le décès s’est déroulé dans une sorte d’indifférence inacceptable… Cet hommage, donc, était plus que nécessaire !
Elle fut coloriste, elle fut dessinatrice pour jeune public, elle fut aussi une collaboratrice active de cette revue 64_page. Elle fut surtout, et depuis des années, une observatrice de la vie qui nous entoure, du monde qui nous enserre. Tout au long de ses dessins de presse, vifs, efficaces, lucides… Intelligents et engagés, toujours, mais sans tape-à-l’oeil inutile!
Cécile avait l’humilité du vrai talent… Elle était un regard… Elle ne s’est jamais mise en avant pour le seul plaisir d’un égo inutile… C’était, tout simplement, quelqu’un de bien… De vivant… De souriant… Quelqu’un dont les engagements étaient ceux de la bienveillance, au long des conseils qu’elle prodiguait aux nouveaux venus dans le monde de plus en plus censuré du dessin politiquement incorrect…
Cette revue, hors des sentiers battus, avec une vraie qualité d’impression et une belle variété de contenu, mérite, oui, d’être découverte… D’être soutenue, aussi ! N’hésitez pas à vous y abonner…
Un livre de plus sur la guerre 40-45 et ses massacres ?… Non, un premier album d’une histoire dans laquelle cette guerre nous est montrée à hauteur d’enfance…
Nombreux sont les livres consacrés à la guerre, à la résistance, à l’horreur de la shoah… Parmi eux, nombreux sont les vrais chefs d‘œuvre d’intelligence et d’émotion, comme « Irena », ou « Les enfants de la résistance ». D’autres livres, un peu trop nombreux à mon goût, nous racontent des histoires héroïques… Certes, l’héroïsme a existé, mais je ne pense pas qu’il soit de bon ton, aujourd’hui, d’essayer d’en refaire une valeur ! D’autres livres, aussi, dressent un portrait froid de cette époque, un portrait sans âme, purement historique. A mon humble sentiment, ces livres me semblent assez inutiles, comme « Oradour » de Miniac et Marivain.
D’autres livres, enfin, sacrifient à une mode, à un mouvement de l’actualité, comme toutes ces bandes dessinées consacrées à Oradour, ou aux résistants de l’Affiche Rouge… Même si, parmi ces derniers albums, certains sont des vraies réussites, je pense que d’autres sont simplement l’essai de quelques-uns de se donner une bonne conscience !
Ce livre-ci, que j’ai décidé de partager avec vous, est étonnant de lucidité, d’émotion, oui, ingrédient essentiel à la réussite de toute réalisation artistique… C’est un livre de mémoire, construit comme l’est la mémoire humaine, avec des allers-retours incessants entre ce qui fut et ce qui est… Avec des souvenirs qui sont tantôt ceux d’images, de lieux, de bruits, tantôt ceux de peurs, de fuites, de douleur, tantôt encore de visages, de noms, de gestes…
Ce livre nous raconte les souvenances de Gisèle Flachs qui fut enfant en Pologne et puis en Ukraine, Juive sous le pouvoir absolu d’une idéologie dont la répugnance n’arrête pas de vouloir ressurgir (et y arrive bien trop aux quatre horizons de notre planète, sous l’œil indifférent de l’ONU et de toutes les « démocraties » bien-pensantes) ! Gisèle Flachs, une petite fille à qui l’Histoire a volé son enfance… Une petite fille qui a survécu, envers et contre tout, et qui a raconté son histoire, bien plus importante que l’Histoire majuscule, dans un livre extrêmement simple, extrêmement puissant.
David Peeters, l’auteur de cette « adaptation », en trois volumes je pense, nous parle, en fait, de la non-disparition du chagrin… De la nécessité, pour exister plutôt qu’être, de refuser les mémoires officielles, fonctionnarisées… De ces cimetières qui sont parfois la conscience du temps qui passe… Du déni des gens bien-pensants, aussi : « Les camps ?… Jamais entendu parler ! »… De la peur, de l’espoir, de la désespérance devenant une nécessité de vie…
Ce faisant, David Peeters évite la facilité d’un récit linéaire chronologiquement parlant. Il dessine au rythme d’une mémoire qui n’est pas la sienne, mais qu’il s’approprie avec une véritable amitié, ai-je envie de dire. Il remet les choses en place, et nous parle des gens normaux, de ces civils, aussi, qui furent des masses à accepter la haine comme conduite quotidienne, des civils oui, qui ne furent pas moins dégueulasses que les hommes en uniforme nazi.
David Peeters a derrière lui une existence bien remplie, dans le monde de la cuisine, de la peinture, de l’érotisme, de l’édition, de la bd. Ici, avec un dessin qui évite toutes les caricatures, toutes les démesures, avec un récit qui, totalement, s’inscrit dans une volonté d’humanisme, il arrive à une maîtrise de son graphisme en noir et blanc imposante… Bien sûr, on y trouve des références, une filiation, avec des auteurs comme Comès ou Chabouté. Mais sa façon de construire son histoire, de la découper, de créer des planches aux perspectives proches du style des comics américains, tout cela rend son travail, artistique mais aussi humain, d’une belle originalité.
Un excellent livre, vous l’aurez compris. Un de ces livres qui provoque chez les lecteurs des interrogations, des remises en question, des moments de silences réfléchis… Un livre que, je pense, on ne peut pas « critiquer », mais bien « chroniquer »… C’est-à-dire en parler comme un simple lecteur qui, face à une œuvre, quelle qu’elle soit, se décide de parler de lui, de ses sensations, de ses idées.
Un excellent livre, oui… Intelligent et graphiquement abouti… Un livre qui devrait, je pense, se retrouver bien vite en bonne place dans votre bibliothèque…
Jacques et Josiane Schraûwen
Sous Terre Pour Survivre : 1. Pogrom (auteur : David Peeters – éditeur : Lamiroy – avril 2024 – 114 pages)
Il y a de ces livres dans lesquels, lorsqu’on réussit à s’y plonger, nous envahissent, totalement, intimement, parce qu’ils nous parlent, sans en avoir l’air, de nous, de nos propres vécus, de nos propres angoisses, de nos propres désarrois à venir…
C’est le cas avec cet album, incontestablement. Je me dois d’avouer qu’il m’a fallu plusieurs tentatives avant de dépasser une dizaine de pages de lecture. Tout simplement parce que, étrangement, j’ai eu l’impression de lire ma propre existence, j’ai eu la sensation que ce que je vivais depuis deux ans était décrit avec vérité et justesse de ton par ce dessinateur, Matthieu Parciboula, un peu comme s’il avait vécu ces deux années à m’observer… C’est une sensation bizarre, oui, et, croyez-moi, terriblement porteuse d’une émotion puissante. Et lorsque j’ai dépassé les dix premières pages de cet album, cette émotion est restée la même… Elle ne m’a pas quitté un seul instant pendant ma lecture. Et j’ai compris qu’il s’agissait là, au travers d’une fiction, d’un tableau, intimiste et universel à la fois, qu’était parvenu à tracer au papier ce dessinateur, cet auteur complet…
Il s’agit, oui, d’une fiction, assez simple. La compagne de Paul, Sofia, est morte depuis six mois. Un ami, désireux de le voir faire un peu plus que survivre, l’invite en Toscane. Et là, sous le soleil de l’Italie, Paul va accomplir un voyage pour se rapprocher encore un peu plus de celle qu’il a perdue, qui l’a perdu… Il va partir jusqu’au Stromboli, lieu de l’enfance de Sofia.
Comment un dessinateur d’une toute petite trentaine d’années a-t-il eu l’envie d’inventer cette histoire, de se lancer dans le récit de ce qui se révèle le quotidien d’un désespoir ? Quel fut le déclic qui a poussé Matthieu Parciboula à oser cette aventure littéraire, graphique, et merveilleusement humaine ?
Le titre de cet ouvrage résume d’ailleurs parfaitement cette ballade poétique et silencieuse dans les contrées étranges de l’après, de l’ailleurs. Silence, comme les paysages ensoleillés et joyeux que traverse Paul… Silence comme les mots qu’il adresse à la disparue… Parce que ce livre est aussi la relation d’un dialogue qui ne s’arrête à aucun moment… Paul se parle, mais il parle sans cesse à Sofia… Elle est comme celle qui, seule, peut permettre à Paul de vivre encore, et pas seulement au travers du souvenir… Fantôme d’Amour ?… Femme de chair et de cœur avec qui le dialogue reste constant.
Un dialogue qui est celui de l’Amour, aussi, surtout, parce que c’est de cela que ce livre nous parle, véritablement : l’Amour, que la souvenance des quotidiens et des habitudes (une brosse à dent qui reste inutilisée, par exemple) rend majuscule, immensément majuscule. Et donc, universel, oui… Voire éternel…
Ce que je trouve extrêmement réussi, c’est qu’à aucun moment, dans ce livre, il n’y a de larmoiement, de mélo facile. C’est un livre à la sensibilité à fleur de peau, à fleur de dessin. C’est un livre aussi qui évite totalement tous les clichés, et qui réussit, de ce fait, à raconter vraiment ce qu’est le deuil… Les amis qui ne savent pas très bien ce qu’ils peuvent ou doivent faire, les invitations qu’on accepte pour passer le temps et auxquelles on regrette de se rendre, les regards des enfants que l’on croise et dans lesquels on recherche, inconsciemment, vainement, la présence souriante du regard qu’on aimait tant…
L’ennui, aussi, qu’on découvre comme une blessure dont on ne se doutait pas qu’elle pouvait exister et faire autant mal… On ne fait pas son deuil, malgré ce que les psys de toutes sortes nous disent à chaque occasion… Non, on est en deuil, simplement, rien de plus… Comme dans un pays qu’on est obligé de découvrir et dont on ne s’échappe pas. Le peut-on, d’ailleurs ?… S’échapper des territoires du deuil c’est sans doute renier en partie l’Amour, seul sentiment essentiel de l’existence.
Il y a dans ce livre des moments magiques, croyez-moi… La façon dont l’auteur nous raconte cette fiction dont on sent qu’elle le touche au-delà de l’anecdote, c’est un pas qu’il fait vers chacun de ses lecteurs. Et, ce faisant, il parvient à être vrai, à être juste… Le pilotage automatique de son personnage, par exemple, pendant les quelques jours qui ont suivi le décès de son amour… L’ennui qui devient ennui de vivre… L’écriture comme échappée splendide et tellement inutile… L’envie et le besoin de s’absenter à soi-même, de n’être plus rien… La symbolique d’un crucifix que l’on enlève du mur… Survivre, en sachant que ce n’est qu’une manière de faire semblant de vivre… L’appropriation presque égocentrique de la douleur, une douleur que personne d’autre ne peut ressentir…
Il y a tout cela dans ce livre, et bien plus ! Ce n’est pas un album de plus qui se prend au sérieux, ou qui suit les modes imbéciles de l’édition, des modes qui, aujourd’hui, adorent « vendre » des comptes-rendus du cancer qu’on a eu, des soucis de la prostate, de l’Avc, que sais-je encore… C’est un livre fort, extrêmement et superbement fort… Et dont le propos, pour sombre qu’il soit, pour désespéré et désespérant qu’il se révèle, ne glisse à aucun moment dans la déprime, dans la noirceur… Le dessin de Matthieu Parciboula, après des premières planches aux tonalités peu lumineuses, devient vite, et jusqu’à l’ultime dessin en pleine page, d’une clarté éblouissante, d’une couleur somptueuse. Matthieu Parciboula est dessinateur, il est coloriste, et ce livre est une réussite complète !
Peut-être ne suis-je pas totalement objectif, tant il est vrai que dans ce livre je me suis croisé bien des fois… Mais ce que je peux et veux dire, c’est que cet album n’est pas l’œuvre d’un « faiseur »… C’est le livre d’un artiste, d’un auteur complet, c’est une œuvre dans laquelle l’émotion et toutes ses sensations se retrouvent à chaque page, dans chaque vignette…
C’est une totale réussite, je le redis… C’est un album que vous devez lire, relire, faire lire, offrir, parce que l’intelligence de Matthieu Parciboula, cela se doit d’être partagé à tout va !