Seules À Berlin

Seules À Berlin

Un livre, une exposition, un musée… à Bruxelles !

Berlin, 1945… Deux femmes se croisent, dialoguent, veulent croire à l’amitié au-delà des différences politiques et raciales… Et Berlin n’est plus que ruines !

Seules à Berlin © Casterman

Ce livre nous trace le portrait d’une rencontre improbable et pourtant tout à fait plausible : celle d’une Berlinoise qui survit, confrontée aux horreurs de la juste après-guerre, et d’une Russe venue authentifier les restes d’Hitler.

Dès le titre, les choses sont claires… Elles sont deux, certes, mais elles restent, de par le poids de l’histoire qu’elles vivent, seules, chacune… Ces deux femmes ont réellement existé, mais, dans la réalité, leurs routes ne se sont pas croisées. Et c’est en imaginant, à partir de leurs existences, que leurs destins pouvaient se croiser, que l’auteur, Nicolas Junker, a construit une œuvre étrange, prenante, sans aucun manichéisme. C’est d’amitié, qu’il nous parle, mais sur fond d’horreur, d’horreurs plurielles même, parce que, en cette année 45, à Berlin, l’occupant russe était tout sauf ouvert à une cohabitation avec les habitants, hommes et femmes, tous taxés de nazisme, donc, tous à haïr… Ou à utiliser ! Pour des basses besognes, pour de la prostitution aussi.

Seules à Berlin © Casterman

La belle trouvaille narrative de Juncker, c’est d’avoir choisi, en guise de canevas de ce livre, les journaux intimes de ces deux femmes que tout devrait opposer. Et il y a dans les mots de ces deux femmes une vraie rupture des clichés : Evgeniya écrit avec concision, de façon presque administrative, alors qu’Ingrid fait de ses mots des poèmes.

Nicolas Juncker : les journaux intimes

Ce qui unit peut-être ces deux femmes, c’est la désespérance. Avec au bout, pour l’une comme pour l‘autre, pour Evgeniya la Russe et Ingrid l’Allemande, la désillusion.

Seules à Berlin © Casterman

J’ai envie de dire que ce livre, en fait, nous fait le portrait d’une ville dans le quotidien de l’horreur, dans l’horreur aussi du quotidien… Le portrait d’un monde qui s’écroule, autour des failles de deux femmes perdues dans les remous de l’Histoire.

Nicolas Juncker : deux désespoirs…

Vous l’aurez compris, ce livre qui nous parle de solitudes, de survies, de certitudes brisées par les réalités socio-politiques, ce livre n’a rien de lumineux. Il est fait de grisaille, du sombre de tout ce qui se détruit d’une ville et, à travers elle, des gens qui y vivent, qui y passent… Oui, c’est un livre gris, avec quelques toutes petites taches de couleur, dont la dernière page du livre, qui a comme légende : Enfin seule ! Ce livre, c’est un peu, aussi, la poésie de l’inacceptable !

Nicolas Juncker : un livre gris

Et le dessin de Nicolas Juncker accompagne à la perfection cette histoire de silences parallèles hurlant leurs désespoirs.

Seules à Berlin © Casterman

Les visages, souvent esquissés, se réduisent à l’expression de leurs seules émotions. Ce sont les visages décharnés de la défaite qui accompagnent les destins croisés des deux anti-héroïnes de ce livre. Le graphisme de Nicolas Juncker est presque expressionniste, avec une importance constante apportée aux regards, avec des décors travaillés à l’économie pour mieux révéler leurs détresses… Et ces dessins-là, oui, méritent vraiment d’être vus !

Nicolas Juncker : le dessin

D’être vus, oui, et c’est le cas, puisqu’ils s’exposent à Bruxelles, au Centre Belge de la Bande Dessinée, jusqu’au treize septembre prochain.

Seules à Berlin © Casterman

Une exposition au Centre Belge de la Bande dessinée, ce n’est sans doute pas une consécration, mais c’est, pour Nicolas Juncker, un vrai plaisir, une vraie fierté.

Nicolas Juncker : se trouver au CBBD…
Nicolas Juncker © Jacques Schraûwen

Je profite de cette chronique pour parler de ce CBBD… Le centre belge de la bande dessinée… Un musée qui reprend vie… Avec difficulté, comme tous les organismes culturels qui ne dépendent pas uniquement des subsides officiels… Mais un musée important, dans le pays qui, culturellement, reste historiquement celui de la bande dessinée. Un musée qui multiplie les initiatives pour les mois d’été : avec un jeu autour des fresques bd de Bruxelles, avec des visites guidées en famille, avec des stages d’initiation à la bd pour les enfants… Un musée à défendre, vraiment, à visiter par les Belges amoureux de leur patrimoine, de tous leurs patrimoines !

Seules à Berlin © Casterman

Jacques Schraûwen

Seules à Berlin (auteur : Nicolas Juncker – éditeur : Casterman – 198 pages – mars 2020)

Exposition au Centre Belge de la Bande Dessinée jusqu’au 13 septembre 2020

https://www.cbbd.be/fr/accueil

CBBD © Jacques Schraûwen
Spirou : l’espoir malgré tout – 2. Un peu plus loin vers l’horreur

Spirou : l’espoir malgré tout – 2. Un peu plus loin vers l’horreur

Spirou et l’occupation de la Belgique, il y a 75 ans

2019… Cela fait 75 ans que la Belgique se libérait de l’occupation allemande. 75 ans qu’on comprenait ce que signifiait le mot génocide. Et pour en parler, voici un album BD qui vient de sortir de presse…

Spirou: l’espoir malgré tout © Dupuis

L’espoir malgré tout… Y a-t-il une plus belle phrase pour résumer ce que fut le quotidien du Belge, pendant toute cette période d’occupation ? Ce titre est celui d’une série des aventures de Spirou, qui sera conjuguée en quatre albums, et dont le deuxième, donc, vient de paraître.

Il s’agit, pour Emile Bravo, l’auteur complet de ce livre, de parler, plutôt que de la guerre elle-même, du quotidien d’un pays occupé.

On retrouve, bien évidemment, les deux personnages mythiques de la bd franco-belge, Spirou et Fantasio. Spirou est jeune, naïf, adolescent, amoureux… Fantasio, lui, est fidèle à ce qu’en avait dessiné Jijé d’abord, Franquin ensuite : un personnage lunaire, lunatique, pas toujours sympathique, et capable des pires bêtises comme des plus sublimes folies.

Au-delà du simple récit « historique », ce qui est essentiel pour Emile Bravo, en s’adressant à un public jeune, c’est de parler, aussi, d’aujourd’hui, et des dérives qui ressemblent parfois, de nos jours, terriblement à ce qu’elles furent dans les années 30 ! Et Emile Bravo le fait avec pudeur, sans manichéisme, sans jamais caricaturer les personnages qu’il met en scène, quels qu’ils soient.

Et tous deux, vivant pleinement leur amitié, nous montrent dans ce livre ce qu’était la vie de tous les jours en cette longue période d’occupation. Ce qu’était aussi, la manière de résister à l’occupant, et ce avec une évidente innocence, celle de l’adolescence de Spirou.

Spirou: l’espoir malgré tout © Dupuis
Emile Bravo : d’hier à aujourd’hui
Emile Bravo : pas de caricature !

Et voici donc ces deux héros du neuvième art enfoncés dans la guerre… Dans les à-côtés de la guerre, plutôt ! Emile Bravo ne s’intéresse pas à l’Histoire majuscule, mais bien plus à l’histoire avec un h minuscule, cette histoire de tous les jours de femmes et d’hommes « normaux »… Pour ce faire, il s’est inspiré de faits réels. Pendant la guerre, alors que la censure allemande arrêtait la parution du magazine Spirou, un spectacle s’est baladé un peu partout, orchestré par Jean Doisy, par ailleurs grand résistant… Et ce Spirou-ci s’inspire de ce spectacle. Il nous raconte le périple au jour le jour de Spirou et Fantasio, sous l’égide d’un prêtre résistant, de village en village, pour présenter un spectacle de marionnettes dont le message auprès des

enfants, est de tolérance, et de résistance ! Seulement, si Fantasio, adulte, comprend finalement ce côté résistant, Spirou, lui, reste un gamin soucieux surtout du devenir de ses amis, qu’il voit obligés de porter une étoile jaune. Il est aussi et surtout amoureux d’une jeune fille qui se trouve, sans doute, dans un camp… Ingénu, Spirou, dans cet album, devient lentement un adulte.

Spirou: l’espoir malgré tout © Dupuis
Emile Bravo : l’occupation vécue au quotidien
Emile Bravo : résister avec innocence

Emile Bravo, dans ce livre, se fait observateur minutieux de ce que fut cette période d’occupation, avec ses délations, ses courages, ses démissions, ses rêves, ses angoisses, se collaborations. Observateur, mais sans manichéisme, à taille humaine, toujours. Et ce livre se termine par un train s’en allant vers l’Allemagne, un train dans lequel Spirou dit : « peu importe la situation, ce qui compte, c’est de revoir les êtres aimés ». Cela aurait pu n’être qu’un livre sombre, désespéré. Mais c’est d’abord et avant tout un livre honnête, simplement, un livre qui replace Spirou dans une époque bien précise de NOTRE histoire… C’est un album très sérieux dans son propos, mais très souriant, aussi, en même temps, un peu comme « Le Dictateur » de Chaplin…

Emile Bravo est, à mon avis, le meilleur des dessinateurs de Spirou depuis bien longtemps ! Son scénario est à la fois plein d’aventure, plein d’humour, plein de sourires et de larmes, de désespoir et d’espoir… Un scénario fondamentalement « humain ». Et son dessin rend hommage, par le trait, par le découpage, à Jijé, à Franquin, avec une attention très réussie aux décors… Ceux de la campagne, ceux de Bruxelles, aussi. Des décors qui forment presque un personnage supplémentaire dans le récit…

Spirou: l’espoir malgré tout © Dupuis
Emile Bravo : les décors et Bruxelles

En s’enfouissant dans un passé d’horreur et d’espérance sans cesse mêlées, Emile Bravo nous donne, au détour des pages et des dialogues, une image de Bruxelles, hier, certes, mais aussi du monde qui, aujourd’hui, est en train de devenir le nôtre : déshumanisé… En cette époque où on commémore ce qui fut une des époques les plus répugnantes de l’histoire du vingtième siècle, il est bon de se pencher, avec Emile Bravo, sur ce que l’horreur signifiait, au quotidien ! Pour reprendre le pouvoir peut-être, aujourd’hui, sur notre quotidien…

Un livre, croyez-moi, à ne rater sous aucun prétexte !

Jacques Schraûwen

Spirou : l’espoir malgré tout – 2. Un peu plus loin vers l’horreur. (auteur : Emile Bravo – éditeur : Dupuis – 90 pages – parution septembre 2019

Spirou: l’espoir malgré tout © Dupuis
Sexiste, moi ?

Sexiste, moi ?

Humour cynique, sourires assurés !

Antoine Chereau, à l’instar des « bons » dessinateurs de presse, est d’abord et avant tout un observateur. Une espèce de témoin du temps qui passe, au jour le jour, de tout ce qui, au quotidien de l’existence, construit l’absurdité d’une société dans laquelle, toutes et tous, nous vivons.

© Antoine Chereau

Le dessin de presse, ainsi, fait sourire, certes, mais en appuyant le doigt là où ça peut faire mal. Là où, qu’on le veuille ou non, ça peut NOUS faire mal. En affrontant nos certitudes, nos contradictions, nos lâchetés, nos dérives.

Le monde des dessinateurs de presse pourrait, me semble-t-il, se partager en deux courants. D’une part, il y a les artistes qui ont un trait vif, pressé, sans fioritures, qui vont donc, graphiquement, tout de suite au centre même de leur sujet. Parmi eux, on peut épingler Kroll, par exemple. L’efficacité avant tout, d’une certaine manière !

© Antoine Chereau

D’autre part, il y a ceux et celles qui privilégient l’environnement, le trait travaillé, la couleur, en accompagnement de l’idée, et qui, ainsi, laissent souvent une place importante au mot, également. C’est le cas de Vadot, et de Cécile Bertrand aussi, à sa façon. Et c’est dans cette famille-là qu’il faut d’évidence placer Antoine Chereau.

Et le voici donc auteur d’un album exclusivement consacré au sexisme, à cette attitude qu’ont les hommes, les « mâles », dans le monde professionnel, vis-à-vis des femmes. L’humour ainsi décrit dans ce livre ne peut donc se révéler que d’une certaine lourdeur frontale, puisque c’est un humour qui veut être miroir de la réalité, et qui réussit à l’être, d’ailleurs ! Le plaisir vient du décalage pris, à la lecture, entre des réflexions qu’on entend toutes et tous bien trop souvent, et qui, soudain, éveillent en nous des échos qui sont plus eux de la stupidité que de l’intelligence !

© Antoine Chereau

L’intelligence, justement, de Chereau, c’est d’être politiquement correct, au deuxième degré sans cesse, tout en montrant que le sexisme, de par la définition même de ce mot, n’est pas que l’apanage des mâles crétins soucieux d’affirmer une virilité en perte de reconnaissance, mais que le sexisme peut aussi être source de langage, d’attitudes et de rejets à l’encontre des hommes, et ce par les femmes.

© Antoine Chereau

Un livre amusant, un livre-miroir, un livre qui fait sourire et, ma foi, réfléchir… Le tout traité avec un dessin souple et expressif, et des légendes qui conjuguent la provocation à tous les temps ! A découvrir, vraiment !

Jacques Schraûwen

Sexiste, moi ? (auteur : Antoine Chereau – éditeur : Pixelfever – 71 pages – parution : septembre 2019 – site : www.antoinechereau.fr)