Shangai Dream : tome 1 – Exode 1938

Shangai Dream : tome 1 – Exode 1938

1938… Berlin, un couple de Juifs, passionnés de cinéma… Le nazisme et sa solution finale qui commence à prendre forme… Et une fuite éperdue vers des horizons peut-être moins désespérants ! Les « migrants » sont aussi une réalité historique dont il faut se souvenir !


Shangaï Dream © Humanoïdes associés

Philippe Thirault aux commandes d’un scénario, c’est l’assurance, pratiquement toujours, de voir la grande Histoire servir de trame à une intrigue dans laquelle, cependant, l’humain est toujours au premier plan.

Entre 1938 et aujourd’hui, les temps ont bien changé, c’est vrai… Nous vivons, paraît-il, dans un monde de « communication » où tout être humain peut se connecter à qui il veut. Illusoire liberté que celle qui consiste à faire croire à des sentiments quand il ne s’agit, finalement, que d’argent et de pouvoir !

En 1938, comme aujourd’hui, ce mot, « liberté », était en butte à bien des horreurs, à bien des diktats de dictatures pourtant soi-disant démocratiquement élues !

Et pour les Juifs allemands, perdus dans ce qui n’était encore qu’un début de tourmente, quelle autre solution pouvait-il exister que de fuir pour exister encore, de s’en aller pour rêver toujours ?

Bernhard et Illo partagent le même rêve, au quotidien de leur couple : le cinéma. Bernhard comme metteur en scène, Illo comme scénariste.

Mais Hitler, en 1938, a pris toutes les commandes de la culture, la cinématographique également, pour en faire un instrument politique, rien de plus. Et dans cette culture à vision nazie, les Juifs ne peuvent avoir de place !


Shangaï Dream © Humanoïdes associés

Dans les rues, les chemises brunes au brassard rouge se multiplient, et se multiplient les humiliations et les violences imposées à cette race impure à laquelle Illo et Bernhard appartiennent, tout comme le père d’Illo, qui a perdu sa jambe pour l’Allemagne en une autre guerre, celle de 14-18.

Pour Hitler et pour l’organisation politique qu’il réussit à imposer sans vraiment de résistance, le passé n’existe que pour s’en venger ! L’héroïsme d’hier est symbole de défaite, et seul compte, désormais, la victoire, sous toutes ses formes !

Il est trop tard pour nos deux « héros » d’émigrer vers les Etats-Unis ou l’Angleterre. Pour n’avoir pas cru au pire, pour avoir continué à espérer en un sursaut de l’intelligence nationale, ils sont coincés en Allemagne.

De démarche en démarche, ils parviennent cependant à trouver une fuite possible, celle d’aller vers le lointain Orient, dans une sorte d’enclave allemande ouverte aux seuls Juifs, et perdue dans les lieux les plus sordides de Shangai. Une ville qui, elle aussi, a ses nazis, d’une certaine façon, que sont les Japonais…

Ce premier album nous montre la vie à Berlin, en 1938… Et puis, la possibilité d’un ailleurs à deux, où pourront persister leur amour et leurs passions communes. Et enfin, le départ, réussi pour l’un, raté pour l’autre, et la migration vers une autre désespérance, plus insidieuse mais non moins brutale pour l’âme et le corps.


Shangaï Dream © Humanoïdes associés

Avec un découpage classique, cinématographique comme l’est le scénario, avec une part belle faite aux paysages sans jamais oublier, pourtant, de mettre en évidence les personnages, le dessin de Jorge Miguel est d’une belle efficacité. J’aime assez cette manière qu’il a, ici et là, de gommer soudain, dans une case, tout décor pour laisser la place aux seuls personnages. Ce faisant, il parvient à créer un vrai rythme dans le récit, et de faire de ce rythme la réalité et la vérité des héros et de leurs aspirations.

Les couleurs de Delf, même dans des paysages ensoleillés, sont discrètes, souvent dans les tons bruns… Bruns, oui, comme cette peste brune qui envahissait l’Allemagne et se faisait endémique à travers le monde…

La mort et l’espoir, la violence et l’amour, le courage et la fuite, ce sont finalement ces sentiments-là qui sous-tendent totalement le récit de Philippe Thirault.

Des sentiments qui, vous l’avouerez, éveillent quelques échos tristement contemporains !

C’est une très bonne bd que ce « Shangai Dream ». Une histoire qui doit se conjuguer en deux tomes. Et j’attends avec impatience ce deuxième volume qui, me dit-on, ne devrait pas tarder à se retrouver sur les étalages des libraires !

Jacques Schraûwen

Shangai Dream : tome 1 – Exode 1938 (dessin : Jorge Miguel – scénario : Philippe Thirault – couleurs : Delf – éditeur : Les Humanoïdes Associés)

Shangaï Dream © Humanoïdes associés
Stern : 3. L’Ouest, Le Vrai

Stern : 3. L’Ouest, Le Vrai

Un croque-mort… Mais un croque-mort atypique dans un western qui nous parle de violence, certes, mais aussi d’écriture, de littérature, et de musique. Une série au ton différent et diablement intéressant !

Stern 3 © Dargaud

Elijah Stern est croque-mort à Morrison, une petite ville tranquille de l’Ouest américain, traditionnelle, avec son maire, son shérif, son saloon, ses femmes légères, son épicier qui vend de tout…

Une petite ville tranquille qui doit  » voter  » un budget, pour remplacer, entre autres, le poêle de l’école.

Une petite ville perdue dans l’Ouest américain, loin de tout, et qui se prépare à fêter Noël.

Une petite ville dans laquelle arrive un pistolero connu, Colorado Cobb, qui vient dédicacer les livres qu’on a écrits (et inventés…) au sujet de ses exploits, et, surtout, un livre plus personnel, écrit de sa propre main, contenant ses souvenirs réels.

Tout est calme, donc… Mais comment le calme pourrait-il persister quand un  » tireur  » professionnel est présent ! Un pistolero, spécialiste des duels toujours gagnants, et qui s’avère être poursuivi… Poursuivi par une bande qui n’hésite pas à mettre à feu et à sang cette petite cité perdue loin de tout.

Stern, personnage central de cette série, croque-mort refusant de porter une arme, proche toujours de la mort et amoureux de la littérature sous toutes ses formes, Stern va se trouver immergé dans cette violence qui, insidieusement, va détruire l’univers serein dans lequel, au fil des ans, il s’était douillettement installé.

Stern 3 © Dargaud
Julien Maffre: le personnage central

Ce que j’aime dans cette série, c’est le dessin, d’abord. Entre réalisme et humour, entre réalité et caricature, le graphisme de Julien Maffre laisse la part belle à chaque protagoniste. Ce sont eux, les seconds rôles, qui, en fait, construisent cet album, c’est autour d’eux et de leurs lâchetés comme de leurs héroïsmes qu’évolue l’histoire. Et Stern, personnage central, va se révéler bien plus observateur qu’acteur. Et même lorsqu’il veut intervenir, lorsque, abandonnant ses convictions, il est prêt à prendre une arme, il en est empêché par le hasard, par le destin, son destin !

Il n’est pas le moteur de l’intrigue, lui qui, pour la première fois depuis bien longtemps, a accepté de fêter quelque peu Noël en offrant un cadeau à l’ivrogne sympathique qu’il s’est choisi comme ami. Spectateur de son existence, il devient un peu le miroir de tous ceux qui, habituellement, dans l’univers du western, ne sont que des silhouettes !

Stern 3 © Dargaud
Julien Maffre: les seconds rôles

Ce que j’aime dans cette série, aussi, c’est son scénario, un scénario qui a pris la décision d’utiliser tous les codes habituels du western, mais en les décalant quelque peu.

D’abord par la personnalité de Stern, évidemment, lui qui aime lire les grands auteurs dans un environnement où l’inculture est presque une règle d’ordre général.

Ensuite, par le plaisir que le scénariste a de mettre en opposition des personnalités, des situations, des envies, des passions. Frédéric Maffre est surtout un auteur qui réussit à nous parler de mort et de douleur, accompagné par le dessin pudique de son frère, sans pour autant en faire un élément majeur de son scénario. Et c’est ce  » décalage  » discret mais constant qui fait, finalement, la vraie marque de fabrique de cette série étonnante et passionnante !

Stern 3 © Dargaud
Julien Maffre: décalage

Alors que les deux premiers tomes de cette série pouvaient n’apparaître que  » décalés « , voire gentillets, cet épisode-ci assume pleinement son titre en nous enfouissant dans un Ouest américain qui, malgré les clichés qui l’auréolent, n’a pas grand-chose d’épique.

Oui, c’est l’Ouest, le vrai, que nous montre ce troisième opus. Un ouest sanglant, un ouest dans lequel le quotidien le plus banal peut soudain devenir le plus horrible. Un ouest dans lequel les armes à feu étaient omniprésentes.

Et là aussi, ce livre se différencie de ce que l’on voit habituellement lorsqu’on parle de western, de duels, d’armes à feu ! Il y a là une vérité historique, d’une part, mais aussi, d’autre part, une manière pour les auteurs de ponctuer une histoire sombre de quelques sourires bienvenus !

Stern 3 © Dargaud
Julien Maffre: les armes à feu

Stern est un anti-héros totalement atypique. Les frères Maffre en font un être proche de tout un chacun, quelqu’un qu’on a envie de regarder, d’écouter, de suivre dans ses recherches culturelles et humanistes.

Oui, en définitive, Stern est un anti-héros humaniste perdu dans un monde qui se déshumanise très (trop) facilement. Un peu comme notre propre monde, notre propre société !…

Stern, croyez-moi, est une série qui mérite le détour !…

Jacques Schraûwen

Stern : 3. L’Ouest, Le Vrai (dessin : Julien Maffre – scénario : Frédéric Maffre – éditeur : Dargaud)

Sauvage : 4. Esmeralda

Sauvage : 4. Esmeralda

La suite d’une saga haute en couleurs, pleine de passion, de haine, d’amour, de vengeance, de soleil écrasant dans le Mexique de Maximilien !

sauvage
sauvage – © Casterman

Felix Sauvage a accompli sa vengeance. Mais, ce faisant, il a vécu, dans un Mexique aux luttes incessantes, un trajet personnel qui l’a changé, profondément. La mort était son but, et la voici compagne de ses errances militaires, au jour le jour.

Il se veut sans d’autres attaches que ce métier qu’il n’a pas choisi mais qui est désormais le sien, corps et âme. Le métier des armes, le métier du sang, le métier des ordres auxquels il faut obéir.

Et l’ordre qui lui est donné, dans ce quatrième volume, est d’aller, au plus profond de ce Mexique écrasé de soleil et d’injustice, poursuivre un général juariste.

Comme toujours avec Yann aux commandes du scénario, cette série s’écarte résolument des sentiers battus. On aurait pu croire que Sauvage allait retrouver son humanité, la mort de ses parents enfin vengée, mais il n’en est rien. On pouvait s’attendre à une suite échevelée d’un feuilleton à nouveau romantique, mais il n’en est rien non plus !

Yann aime surprendre, c’est vrai, se surprendre aussi. Il aime surtout les histoires qui ne se contentent pas d’une évidente linéarité, mais qui aiment à s’aventurer sur tous les chemins de traverse qui peuvent se présenter.

Sauvage n’est plus qu’un guerrier. Mais un guerrier qui vit, qui fait des rencontres, qui croise des femmes, qui, sans même s’en rendre compte, abandonne la jeune et précoce Esmeralda à un désespoir qui ne peut sans doute que devenir de la haine.

Felix est un guerrier, qui rencontre d’autres guerriers, et la vérité historique de quelques personnages secondaires est totalement respectée et assumée. Dupin est un militaire marginal, et il fait partie pleinement, ici, d’un récit qui devient de plus en plus choral.

Yann: le personnage central
Yann: Dupin
sauvage
sauvage – © Casterman

Dans cette épopée épique, les personnages, en effet, se multiplient. Leurs présences auraient pu s’axer exclusivement autour du héros et de ses errances, mais tel n’a pas été le souhait de Yann. Même si cette histoire de sang et de fureur est d’abord et avant tout  » virile « , dans le sens qu’on pouvait donner à ce mot à l’époque, le scénariste a choisi un centre de gravité très différent, un peu comme s’il voulait adoucir des réalités horribles et parfois insoutenables.

Le véritable axe central de ce livre-ci, plus encore que dans les précédents albums, c’est la femme. La femme, oui, au singulier, mais décrite, racontée, montrée dans le pluriel de ses apparences. La femme, pour Yann, a différents visages, différents regards, différents vécus, différents âges. Et ce sont toutes ses apparences qui en créent, comme dans un puzzle de chair, la complexité, la lumière et la nuit, le désir et la folie, la beauté et la fuite, le charme et l’érotisme…

Yann: les femmes
Sauvage
Sauvage – © Casterman

Félix Meynet est, pour Yann, un complice de longue date. Et c’est une véritable osmose artistique et narrative qui les unit, de manière évidente, dans cette série, et encore plus, peut-être, dans cet album-ci.

C’est-à-dire que Meynet s’est retrouvé en face d’un scénario laissant infiniment plus de place à l’horreur pure que dans les épisodes précédents. Je ne dirais pas que Yann s’est laissé aller, mais il a simplement voulu montrer, avec toute la force de ses mots et leurs références littéraires parfois à peine voilées, il a simplement voulu, oui, nous montrer que toute guerre est sale, et que personne ne peut en sortir indemne, surtout pas les  » héros « …

Et Meynet, avec tout le talent réaliste qui est le sien, a suivi le mouvement, osant le sang, osant les scènes dans lesquelles la mort devient seule héroïne du récit.

Félix Meynet: l’horreur
Sauvage : 4. Esmeralda
Sauvage : 4. Esmeralda – © Tous droits réservés

Je parlais du talent de Meynet… Il est incontestable, il saute aux yeux, et ses planches sont d’une rythmique parfaite. Multipliant les angles de vue, s’amusant à créer des perspectives nombreuses qui accrochent et retiennent le regard du lecteur, Félix Meynet invente un univers extrêmement fidèle à la vérité historique, d’une part, mais extrêmement romantique dans ses apparences, d’autre part. On est dans la fresque historique, oui, mais une fresque racontée par le père Hugo qui aurait mêlé ses mots à ceux d’Eugène Sue. Les mots, d’ailleurs, deviennent souvent absents, dans cet album, Yann laissant à Meynet le soin de raconter l’histoire de Sauvage uniquement par le graphisme.

Meynet montre aussi, ici, toute l’étendue de son sens de la couleur, du travail de colorisation qui lui permet de faire de l’univers de Yann un monde réellement  » vivant « .

Meynet travaille la couleur par oppositions, tout comme le scénario de Yann ne parle, finalement, que des ambivalences de tout être humain. Il y a le soleil, à l’extérieur, il y a la pénombre dans les pièces où les militaires oublient le poids de la guerre… Il y a la couleur des uniformes, le rouge, le bleu, et le sable blond, et la terre ocre…

Et j’ai parfois eu l’impression, en regardant les couleurs de Meynet, de me trouver dans une filiation beaucoup plus proche de celle de Palacios que de celle de Giraud.

Félix Meynet: le dessin
Félix Meynet: la couleur

Epopée feuilletonnesque, saga à taille à la fois humaine et historique, parfaite réussite dans le rythme comme dans le dessin, dans le mot comme dans la couleur, tout est réuni, croyez-moi, pour faire de cette série une des vraies grandes aventures dessinées de ces dernières années.

Sauvage, au nom empreint d’un évident symbolisme, est de ces personnages qu’on oublie difficilement !

Jacques Schraûwen

Sauvage : 4. Esmeralda  (dessin : Félix Meynet – scénario : Yann – éditeur : Casterman)