Le Singe Jaune

Le Singe Jaune

Un album de Barly Baruti, c’est toujours un plaisir. Plaisir de mots, plaisir de couleurs, plaisir de partages… Et c’est encore le cas ici, avec ce livre dont il parle, dans cette chronique, avec une vraie tendresse pour son sujet !

Nous sommes en 2008. Une jeune journaliste belge, Paulette Blackman, part en République Démocratique du Congo, accompagnée d’Anaclet Verschuren, un traducteur métis, ex-employé à l’Office des Etrangers. Sa mission : retrouver et photographier une nouvelle espèce de primate, un singe jaune à gorge rouge ! Un singe qui a été découvert, au fin fond du Congo, par le docteur Pieter Goovaerts.

Et cette jeune européenne va ainsi se confronter à un pays immense, un univers aussi avec lequel son propre univers de journaliste belge n’a aucun rapport.

Au-delà de ce qui est, profondément, une bande dessinée d’aventures exotiques, avec tous les rebondissements qui font une bonne histoire, comme on dit, Barly Baruti aime parler de ce qu’il connait, de ce qu’il est, aussi. Et de deux pays dont l’histoire, celle que l’on pourrait définir comme majuscule, se rejoignent, intimement. Au travers des sujets qu’il traite dans ce  » Singe jaune « , et ils sont nombreux, des enfants soldats jusqu’à un néo-colonialisme latent, du métissage jusqu’au pillage des richesses d’un pays, de la haine à la tendresse, de l’esclavage moderne à l’émerveillement, au travers de ces thèmes qui lui sont chers depuis toujours, c’est aussi de rendez-vous manqués qu’il nous parle, entre deux mondes, entre deux pays, entre deux cultures. Mais il le fait avec presque de la sérénité, en posant des questions, certes, mais des questions qui se révèlent surtout des pistes de réflexion, et qui, à aucun moment, ne se veulent moralisatrices ou, pire, porteuses de jugements a posteriori.

 

Barly Baruti: des questions qui ne sont jamais moralisatrices

Les personnages sont nombreux, dans ce livre. Celui qui semble être le pivot du récit, c’est Anaclet Verschuren. Il l’est parce qu’il est en quête d’un père qu’il n’a jamais connu, même s’il se refuse à le reconnaître. Il l’est, parce que ce sont ses propres racines qu’il va découvrir dans ce pays où moiteur et chaleur se mêlent et se propagent jusqu’au plus profond de l’âme. Il l’est de par sa particularité physique, bien entendu, puisqu’il est mulâtre.

C’est d’ailleurs, finalement, ce qui sous-tend réellement ce livre : le métissage ! Un métissage qui fait peur, autant aux Africains qu’aux Européens, aux Blancs qu’aux Noirs. Un métissage qui dépasse la seule apparence pour devenir un moteur d’existence. Un métissage qui, peut-être, est le véritable avenir de l’humanité !

Barly Baruti: le métissage

 

 

 

Barly Baruti est un dessinateur congolais. Il est surtout un dessinateur réaliste particulièrement doué, de ses crayons comme de ses pinceaux, de ses traits comme de ses couleurs, pour restituer au papier tout ce qui le fait vibrer, tout ce qui le fait sourire.

J’ai toujours pensé que ce qui faisait l’intérêt, et le talent, d’un artiste, quel que soit le domaine de son art, tenait d’abord et avant tout au fait qu’il parle de ce qu’il connaît. De lui, bien sûr, de ses rêves, de ses passés, de ses imaginaires, mais aussi des lieux dans lesquels il a vécu, des endroits où ses pas ont croisé ceux des personnages qu’ensuite il nous fait découvrir.

Ainsi, la  » brousse  » dans laquelle ses héros,  » bons  » et  » méchants  » se baladent pendant une bonne partie de cet album, cette forêt, cette jungle, Baruti la connaît, et cela se ressent. Ce qui se ressent aussi, c’est tout le soin qu’il a pris à dessiner le monde animal. Avec, même, à certains moments, un bel humour, quand un homme blanc exprime toute sa peur face à un gavial, et que le guide africain lui indique que cet animal n’attaque jamais l’homme… Il y a là un côté didactique intéressant, également…

Le talent réaliste de Barly Baruti fait merveille. Dans la lignée évidente, la filiation plutôt d’un Hermann, c’est une certaine perfection dans la représentation qu’il recherche, ce qui l’a poussé, pour cet album, à aller chercher de l’aide auprès du plus grand de nos dessinateurs animaliers, Frank Pé. Et le résultat nous met en présence d’une Afrique que tous ceux qui la connaissent ne fut-ce qu’un peu reconnaîtront immédiatement!

Barly Baruti: la brousse

 

En une époque où les penseurs et les historiens oublient bien trop souvent, par idéologie bien plus que par science, de replacer les événements dans leur contexte, il est réjouissant de lire un livre comme celui-ci. Un livre qui n’évite nullement de nous montrer les drames que vit le Congo, aujourd’hui, des drames qui prennent leur source, et personne ne peut le nier, dans un passé colonial qui fut celui de la Belgique et de tous les pays occidentaux.

Mais Barly Baruti ne juge pas, il nous raconte une histoire, il nous mène des larmes à l’émerveillement, il nous fait accompagner les pas de différents personnages d’abord et avant tout en quête d’eux-mêmes, il nous montre la réalité, faite de viol, de violence, mais aussi de sourires et de partages, il nous montre, par des non-dits et des sous-entendus, une société africaine qui ne renie à aucun moment ses origines tribales, il nous parle du hasard qui reste un des éléments essentiels de l’existence. Il le fait avec humour, ancré qu’il est de par sa profession dans les deux mondes qu’il nous restitue, celui de la Belgique et celui du Congo.  » Flamand, ça sonne mieux que mulâtre « , dit, par exemple, un de ses protagonistes.

Et puis, il y a, tout au long de cet album, un optimisme bienvenu en cette époque de doutes qui est la nôtre. Un optimisme qui n’a rien de béat et qui est même d’un bel humanisme !

Barly Baruti: l’optimisme

 

Même si, de ci de là, quelques erreurs sont visibles (une différence entre les dates du dossier et du quatrième de couverture et les dates réelles de l’aventure vécue dans l’album, par exemple…), ce  » Singe Jaune  » est un livre passionnant, de bout en bout. Et Barly Baruti fait, sans aucun doute possible, partie des grands dessinateurs réalistes actuels, un des grands maîtres de la couleur en bd également !

Un livre qui vaut le détour!….

 

Jacques Schraûwen

Le Singe Jaune (dessin, scénario, couleurs : Barly Baruti – scénario : Christophe Cassiau-Haurie – éditeur : Glénat)

Chronique publiée sur le site de la RTBF le mardi 13 février 2018

Shelter Market

Shelter Market

Un album glaçant… et terriblement actuel ! Chantal Montellier a totalement revisité son livre de 1980 pour nous en livrer, ici, une nouvelle édition qui ne peut que faire froid dans le dos, qui ne peut que faire réfléchir et, espérons-le, réagir !

 

Shelter Market © Les Impressions Nouvelles

 

En lisant cet album me sont revenues en mémoire quelques lignes d’une chanson de Georges Chelon…

« C’est le fond de l’homme, c’est dans l’ordre des choses

Ce n’est pas près de changer

Mettez-lui un képi, un semblant d’uniforme

C’est déjà l’autorité »

Et c’est bien de cela, finalement, qu’il s’agit dans ce livre : le pouvoir, sous toutes ses formes, même et surtout les plus veules et les plus « politiquement correctes » !

Le scénario de ce livre est parfaitement linéaire, et totalement plausible, finalement, dans le monde qui est le nôtre et qui, déjà, semble préparer celui imaginé par Chantal Montellier.

Thérésa et Jean, un couple comme tous les couples, se rend dans le Shelter Market pour trouver un cadeau à faire aux amis chez qui ils doivent passer la soirée. Seulement, voilà, dans ce monde qui est le leur, la sécurité a pris une place essentielle, les radicalismes religieux ont créé d’autres radicalismes qui, sout l’alibi de la démocratie, ont fini par donner vie à une société de déshumanisation.

Et soudain, dans ce grand magasin qui est aussi un immense abri antiatomique, une alerte se fait entendre, et tous les clients se voient enfermés, obligés de vivre en autarcie dans un univers où tout semble avoir été prévu pour résister à la mort qui doit certaine régner au-dehors !

 

Shelter Market © Les Impressions Nouvelles

 

Ils sont une bonne centaine, pas plus… Ils vivent, comme le dit Thérésa, une utopie communiste réalisée sur fond d’apocalypse.

L’album suit, comme un médecin légiste dissèque un cadavre, l’évolution de quelques-uns d’entre eux, l’évolution, surtout, du groupe humain qu’ils forment et dans lequel la régression devient presque une règle.

Parce qu’il y a les « gardes », qui, de par leur uniforme orné d’un symbole qui rappelle le plus célèbre des super-héros, sont les gardiens d’un ordre établi. D’un ordre nouveau imposé… Par les circonstances ou par une volonté invisible ? Cette question devient lancinante pour certains des reclus au fur et à mesure qu’ils constatent qu’on leur interdit de regarder certains films, de jouer à certains jeux, de lire certains livres… comme Fahrenheit 451 !

A partir de cette prise de conscience, les réactions sont d’abord « démocratiques » : protestations, pétition, tracts. Mais très vite, Thérésa comprend l’inutilité de tout cela, elle comprend, après un viol collectif dont elle est victime, que la seule issue est la fuite… La sortie…

Mais est-ce possible ?…. Et sa nécessité de subversion, ne la vit-elle pas exclusivement dans ses rêves ?

          Shelter Market © Les Impressions Nouvelles

 

Mais rien n’est impossible à qui veut survivre !

Rien ne devrait l’être, en tout cas…

Mais, dans ce livre désespéré et désespérant, dont chaque page, ou presque, est ponctuée par la présence d’un clown que les amateurs de hamburgers connaissent bien, et qui n’arrête pas de parler de bonheur… De le faire dans un huis-clos dans lequel le bonheur, lentement, est mis à mort.

Parce que c’est cela qui attend Thérésa et Jean, la mort comme seule sortie, seule fuite !

Très littéraire, très politique aussi, « Shelter Market » qui en raconte, peut-être, qu’une expérience à taille réelle, comme il s’en passe tant de nos jours déjà, pèche sans doute par son verbiage trop présent. Mais il s’agit d’un discours important, il s’agit d’une prise de conscience assumée par Chantal Montellier et offerte à tout un chacun.

Dans les années 70 et 80, elle était déjà un électron libre dans le microcosme de la bande dessinée. Son dessin, extrêmement personnel, a toujours refusé la facilité, tout comme ses scénarios. Ce « Shelter Market » d’aujourd’hui est la réédition d’un livre de 1980, mais avec une mise en couleur, avec un découpage différent, avec un ajout de nouvelles planches, et donc une accentuation du discours de base.

Voici donc un album de bande dessinée qui n’a rien de ludique ni de facile… Mais qui se révèle comme un coup de gueule important, sans aucun doute, dans cette société où nous vivons, et où les extrémismes de toutes sortes finissent par tous se ressembler au détriment de la liberté de tout un chacun !…

 

 

Jacques Schraûwen

Shelter Market (auteure : Chantal Montellier – éditeur : Les Impressions Nouvelles)

S.O.S. Bonheur : Saison 2, volume 1

S.O.S. Bonheur : Saison 2, volume 1

C’est à la fin des années 80 que Griffo et Van Hamme nous dressaient un portrait désespéré de ce qu’ils imaginaient comme pouvant être notre avenir… Aujourd’hui, C’est Stephen Desberg qui prend la suite de Jean Van Hamme. Ecoutez-le dans cette chronique, et découvrez cet album important !…

 

 

Ce sont  » six nouvelles dessinées  » qui construisent ce retour de « S.O.S. Bonheur ». Six histoires différentes, courtes, toutes ancrées dans un futur plus ou moins proche, un futur imaginé, un futur désespéré.

La première histoire nous parle d’amour, de désamour, de puissance masculine, de dépendance féminine. La deuxième nous montre ce que les  » quartiers  » d’aujourd’hui peuvent devenir demain. Le troisième récit nous dévoile un monde dans lequel toute vie privée subit une forme de  » privatisation « . Le récit suivant parle d’une justice sous-traitée, la cinquième histoire aborde le thème de l’enseignement et de la mémoire tronquée de l’Histoire, et l’ultime épisode nous révèle, lui, la force de l’image et de la propagande sans cesse mêlées.

Ce que nous montrent Griffo et Desberg, en fait, c’est un univers qui, incontestablement, prend sa source dans le nôtre. Mais est-ce de l’anticipation proche, ou de l’uchronie ? On peut se poser la question parce que, dans cet environnement qu’ils nous racontent, il y a l’absence remarquée et remarquable de tout ce qui est connecté, ordinateurs, téléphones, etc.

Stephen Desberg: Uchronie, anticipation
Stephen Desberg: le monde « connecté »…

 

 

Là où, il y a trente ans, Van Hamme s’intéressait essentiellement à l’environnement politique, social et sociologique, tel qu’il pouvait devenir, en insistant, comme souvent dans ses scénarios, sur les rapports de groupes, sur la puissance, aussi et surtout, du pouvoir et de l‘argent, sur la puissance du pouvoir de l’argent… Avec Stephen Desberg, la trame est quelque peu identique, plus sombre même par bien des aspects. Mais il garde au centre de son intérêt, au contraire de son aîné, l’être humain. Ce sont ses personnages qui font tout le contenu de ses récits, ce sont eux, hommes et femmes de chair, qui racontent eux-mêmes leurs propres histoires, toujours plurielles, toujours porteuses, également, d’émotion.

D’émotion, et de balbutiements de la grande Histoire, également, puisque c’est une relecture de la personnalité d’Hitler que nous offre un des récits… Une relecture, pour insister sur la nécessité d’un pouvoir fort dans un monde qui perdrait, sinon, ses valeurs… Il y a là, de manière évidente, une relation à faire avec notre société… Mais le propos de Desberg, malgré sa désespérance, nous montre aussi des humains qui ont de réelles velléités de révolte, ou, en tout cas, de réaction…

 

Stephen Desberg: Humain et émotion
Stephen Desberg: Hitler

 

 

Pour créer cet album, dans lequel aucun s.o.s. n’est lancé, dans lequel le bonheur se voit interdit de séjour, Desberg a vécu une belle complicité avec Griffo.

Avec un graphisme réaliste, sans effets spéciaux tonitruants, il nous fait entrer dans un monde, imaginé et imaginaire sans doute, mais extrêmement plausible, tant les décors, par exemple, n’ont rien de déstabilisant pour les lecteurs que nous sommes, tout comme les habillements, les attitudes et les physiques des personnages, quels qu’ils soient.

La couleur participe du même souci de réalisme, de véracité, de pouvoir rendre possible et compréhensible tout ce qui est raconté. Il en résulte, pour l’ensemble des histoires de ce premier volume d’une nouvelle saison de  » S.O.S. Bonheur « , une belle efficacité.

J’avais bien aimé, en son temps, la première saison de cette série atypique. Et je trouve, à l’instar de Desberg d’ailleurs, dans le petit mot qu’il met en préambule de son livre, qu’il s’agissait là d’un des meilleurs scénarios de Van Hamme. Et la force de Griffo et Desberg, ici, aujourd’hui, est de ne pas avoir voulu faire une suite, mais, tout au contraire, d’entamer quelque chose de résolument neuf, de vraiment différent, tant dans la construction, que, même, dans le dessin.

Il en résulte un livre qui s’avère passionnant, intelligent, et qui parvient, par le biais d’un côté classique et presque traditionnel, de nous faire réfléchir à nous, à nos réalités, à nos futurs, à ce que nous pouvons en faire ou ne pas en faire !… Un excellent album, donc, qui dépasse la simple distraction, et ce sans ostentation !

 

Jacques Schraûwen

S.O.S. Bonheur : Saison 2, volume 1 (dessin : Griffo – scénario : Stephen Desberg – couleur : Florent Daniel – éditeur : Dupuis)