Soixante printemps en hiver

Soixante printemps en hiver

Une histoire d’habitudes trop lourdes, d’âges qui ne veulent plus de passé, une histoire de rêves éteints… En voici ma chronique, douce-amère, et une interview, à écouter, des autrices de cet album.

copyright Dupuis

Des rêves éteints, oui, comme nous en avons, toutes et tous… Des déceptions, donc, dont Josy, l’héroïne de cette bande dessinée, fait porter le poids aux autres…

Soixante printemps, c’est son âge. Soixante ans, c’est aussi, pour elle, l’entrée dans l’hiver de son existence. Au début de ce livre, on la découvre le jour de son anniversaire, et elle annonce à sa famille qu’elle part. Sans explication, elle prend sa valise, monte dans un vieux minibus, démarre, et s’en va.

copyright Dupuis

Les raisons de ce départ, on les découvre dans l’album, par petites touches. 35 ans de mariage, la lassitude, les routines, les habitudes, l’impression de ne pas vraiment vivre. Le besoin, pour Josy, d’exister, enfin, pour elle. Elle rencontre une jeune mère célibataire qui vit sur un parking dans sa caravane, un groupe de femmes qui, comme elle, ont un jour claqué toutes les portes sur leurs passés, des femmes qui sont « celles qui ont quitté et qui n’ont pas attendu de l’être » !

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Ce livre est tranquille… Il nous raconte une suite de petites tranches de vie, il nous restitue, en quelque sorte, une forme de fait divers très quotidien et sans péripéties spectaculaires.

C’est, d’évidence, un livre de femmes. C’est aussi, à mon avis, un récit qui ne montre qu’une réalité un peu tronquée.

35 ans de mariage sont gommés, sans que les auteures ne s’intéressent à ce qui est le ferment d’un couple, à ce qui devrait l’être, en tout cas, l’amour. Certes, Josy est attachante, certes son histoire est une fable dans laquelle tout le monde peut, en partie, se reconnaître. En partie, oui…

Mais il est aussi des départs, parfois, qui sont définitifs et font comprendre ce que c’est qu’aimer… Et les autrices de cet album nous donnent à lire un livre sans amour, un livre qui met face à face des égoïsmes pluriels, un livre qui est une vision très sombre du couple… Oui, même si Ingrid Chabert m’a dit le contraire dans l’interview qu’elle m’a accordée, je maintiens mon avis : Josy renie tout ce qu’elle a été, et, de ce fait, elle s’enfouit volontairement dans une forme d’égoïsme majeur, puisqu’elle rejette toutes les raisons de son départ sur les « autres » !…

Ingrid Chabert

Vous l’aurez compris, je suis assez mitigé… Mais c’est aussi, cependant, un livre que j’ai vraiment aimé lire. On peut ne pas partager un avis et accepter que cet avis soit donné, à condition qu’il le soit avec talent… Et c’est bien le cas dans ce livre-ci.

Un livre qui, chez moi, a mis le doigt sur des douleurs personnelles, parce qu’il m’a fait comprendre combien certaines personnes, dont je suis, ont de la chance de vivre, avant un ultime départ, ce qu’est la fusion amoureuse.

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Une telle histoire s’adresse à l’intime de chacun. C’est sa force, et c’est aussi ce qui en fait une lecture intéressante parce qu’ouverte à des vraies réflexions. Sur ce qu’est l’amour, entre autres, qui ne peut exister dans la solitude ou la fuite, quoi qu’en pense Josy ! Quoi qu’en pense aussi Saint-Exupéry, l’auteur d’un des aphorismes les plus cons qui soient : « S’aimer, ce n’est pas se regarder l’un l’autre, c’est regarder ensemble dans la même direction » ! N’en déplaise à cet auteur stupidement encensé, ne pas se regarder l’un l’autre, c’est refuser d’aimer et d’être aimé !

Cela dit, encore une fois, le scénario est parfaitement construit, linéaire, intelligent… Très humain, aussi, dans l’intérêt qu’Ingrid Chabbert porte à ses personnages.

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Quant au dessin, il est parfait. Aimée De Jongh parvient, d’album en album, à étonner, à évoluer graphiquement de manière à donner un ton particulier à chaque histoire qu’elle dessine. Son trait et ses couleurs sont pudiques, elle donne vie, véritablement, à des personnages de papier qui ont de la consistance, de l’humanité.  C’est un très bon album, et c’est une dessinatrice exceptionnelle ! Le titre est poétique… Le dessin d’Aimée De Jongh aussi !

Aimée De Jongh

Mais c’est, je maintiens, un livre à lire avec recul, avec une envie de dépasser l’histoire anecdotique qui nous y est racontée, avec le besoin de plonger en nous, et de vouloir faire de nos quotidiens, surtout amoureux, un feu aux braises toujours ensoleillées.

Un livre à lire, pour en tempérer ce que je continue à appeler une forme d’égoïsme, en écoutant Jacques Brel nous chanter « Quand on n’a que l’amour », ou nous dire qu’il faut bien du talent « pour être vieux sans être adulte »… En écoutant Jean Ferrat, enfin, qui ose dire avec Aragon, comme je le fais, à celle qu’on aime (ou à celui..) : « Que serais-je sans toi » !

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Jacques et Josiane Schraûwen

Soixante printemps en hiver (dessin : Aimée De Jongh – scénario : Ingrid Chabbert – éditeur : Dupuis/Aire Libre – 117 pages – mai 2022)

« Le Schtroumpf qui n’était pas poli » et « Le bâton de Saule »

« Le Schtroumpf qui n’était pas poli » et « Le bâton de Saule »

Qui ne connaît pas les Schtroumpfs ?… Ces héros de papier appartiennent pleinement, aux quatre horizons de notre terre, à ce qu’on peut appeler avec fierté la culture populaire !

copyright Lombard

Avec fierté, oui, parce que ces lutins à la peau bleue furent créés par un Belge, Peyo, pendant ce qu’on ne peut qu’appeler l’âge d’or du neuvième art, cette période pendant laquelle commençaient à cohabiter, dans les pages des magazines, des bandes dessinées résolument enfantines et d’autres de plus en plus adultes.

Les Schtroumpfs apparaissent pour la première fois en 1958, dans une aventure de Johan et Pirlouit. Ils n’étaient que des personnages secondaires, des espèces de nains à la Disney (en ce qui concerne les caractères, en tout cas) au langage presque hermétique. Mais, assez vite, et grâce aux mini-récits qui étaient une des caractéristiques du magazine Spirou, ces personnages vont recueillir les suffrages des lecteurs, et pousser Peyo, comme l’éditeur Dupuis, à donner à ces Schtroumpfs leur propre série. Avec, en 1963, le fameux « Les Schtroumpfs Noirs »… Je peux l’avouer, ce livre et ses « gnap gnap » a provoqué chez l’enfant que j’étais quelques moments de vraie peur ! Et donc de vrai plaisir !…

copyright Lombard

Et depuis lors, les Schtroumpfs n’ont jamais arrêté leurs aventures dessinées, malgré la mort de Peyo en 1992. Peyo qui s’était fait pratiquement homme d’affaires pour que vivent ses héros sur papier, mais en animation dessinée également, en mille et un produits dérivés aussi… Nombreux sont encore les collectionneurs de figurines schtroumpfs d’origine ! Un homme d’affaires, oui, mais soucieux, toujours, d’ouvrir son univers artistique à d’autres dessinateurs. Il serait fastidieux de les citer tous, mais Walthéry et Wasterlain furent de ceux qui apprirent leur métier aux  côtés de l’immense Peyo, grâce aux Schtroumpfs, mais aussi à Johan et Pirlouit ou à Benoît Brisefer, que ces jeunes dessinateurs aidaient, bien plus parfois, à dessiner.

Et donc, à la mort de Peyo, c’est son fils, Thierry Culliford qui a pris sa suite, comme scénariste, choisissant différents dessinateurs capables de reprendre les personnages mythiques de Peyo sans les dénaturer.

Ce qui caractérise les Schtroumpfs, depuis toujours, c’est le caractère de chacun : il y a le schtroumpf à lunettes, moralisateur, il y a le schtroumpf costaud, le schtroumpf farceur, etc. Ce qui caractérise aussi cette série, dès le départ, c’est qu’aucune loi ne régit leur univers, sinon celle de la gentillesse et du respect d’une série de valeurs, celles du partage, de la tolérance. C’était une bd éducative, à sa manière… Et parfois très critique par rapport au monde réel, montrant, sous forme de fable, les dangers du pouvoir absolu, de l’ambition, de la paresse, et ainsi de suite, avec, par exemple, l’excellent Schtroumpfissime…

Les albums au fil des années sont devenus plus sages, plus bien-pensants, mais toujours avec le souci d’une certaine « morale » dans chaque album.

Et c’est vraiment le cas avec cette série de petites bandes dessinées pour enfants, « Grandir avec les Schtroumpfs », dont le dernier sorti s’appelle « Le Schtroumpf qui n’était pas poli » : le schtroumpf sculpteur ne pense qu’à son art, et use et abuse de la bonne volonté et de la gentillesse des autres Schtroumpfs sans être capable de les remercier, d’être simplement poli. Jusqu’à ce que le grand Schtroumpf le remette sur le droit chemin, et laisse la place, en fin d’album, à un dossier éducatif qui doit permettre aux parents de dialoguer avec leurs enfants. A lire jeune, et avec ses parents !

copyright Lombard

Le second album paru il y a peu prouve lui aussi, la volonté de Culliford de correspondre, dans ses narrations, à ce qu’est la société d’aujourd’hui.

C’est le cinquième album d’une série parallèle, dans laquelle les vedettes sont des filles schtroumpf… Pas des schtroumpfettes, non, il n’y en a qu’une ! Mais des schtroumpfs féminins qui vivent dans leur propre village et y vivent leurs propres aventures.

Les quatre premiers albums étaient des histoires complètes, et voici que commence, avec « Le bâton de Saule », une aventure qui va durer trois épisodes. Saule, l’équivalente féminine du Grand Schtroumpf est blessée, et son bâton magique est brisé. Il va falloir, pour la sauver, que trois des filles de son village aillent affronter des tas de dangers, comme les monts hurlants et la porte des mille et une glaces… Le tout sur le dos d’une araignée bien sympa…

copyright Lombard

On reste, vous voyez, dans un univers gentil, avec un dessin efficace, malgré des couleurs que je trouve personnellement trop criardes.

Et même si on est très loin des chefs d’œuvre signés Peyo, la qualité est au rendez-vous, pour un public incontestablement plus jeune que celui qui continue à apprécier le Cosmoschtroumpf, Johan et Pirlouit, ou BenoÎt Brisefer !

Jacques et Josiane Schraûwen

Le Schtroumpf qui n’était pas poli (dessin : Antonello Dalena – scénario : Falzar) et Le bâton de Saule (dessin : Laurent Cagniat – scénario : Luc Parthoens et Thierry Culliford) », parus aux éditions du Lombard en mai 2022)

Sertao – le récit d’un combat au vainqueur inattendu !

Sertao – le récit d’un combat au vainqueur inattendu !

Face au génie incontestable d’Hugo Pratt, on oublie souvent qu’il eut des collaborateurs, dont le talent est, lui aussi, tout aussi indéniable. C’est le cas de Lele Vianello, qui nous plonge ici dans une fable amère et sanglante…

Nous sommes, avec ce livre, dans un univers que la bande dessinée a déjà exploré plusieurs fois. Celui des Cangaçeiros qui, jusqu’au début du vingtième siècle, ont « sévi » dans les campagnes et les provinces du Brésil. On pourrait comparer ces troupes organisées à ce qu’en France on appelait les bandits d’honneur, ceux qui volaient aussi pour donner aux pauvres… Ces Cangaçeiros, en effet, dans les campagnes brésiliennes éloignées des grandes villes, dans cette région du Nordeste brésilien qu’on appelle « Sertao », région aride, dominée par de riches propriétaires terriens aux droits absolus protégés par une police et une armée toujours aux ordres, ces Cangaçeiros étaient les représentants de ce qu’on peut nommer un banditisme révolutionnaire.

Pour les découvrir autrement, je vous propose de prendre plaisir à vous replonger dans deux livres somptueux, et très différents l’un de l’autre : Catinga de Hermann, et « L’homme du Sertao » de Pratt…

copyright Mosquito

Et donc, aujourd’hui, je vous présente un autre album qui parle de ces combattants qui cherchaient sans doute à s’enrichir, mais en luttant, férocement, cruellement même, avec les nantis…

Certes, cet album date d’il y a quelques mois. Mais je maintiendrai toujours que cette politique des livres qui disparaissent au bout de deux semaines des étalages de librairies est ridicule ! Une manière de laisser toute la place aux grandes maisons d’édition, en oubliant les autres, les éditeurs qui font aussi un excellent boulot.

Donc, voici Lele Vianello nous emmenant dans le Sertao, en 1937, à la rencontre de quelques personnages bien typés sans jamais être caricaturaux.

copyright Mosquito

Il y a un groupe de Cangaçeiros dirigés par un nommé « Rédempteur », un être mystérieux aux yeux cachés par des lunettes noires.

Il y a Ezéquiel, un paysan qui vient régulièrement ravitailler les rebelles du Rédempteur, et qui rêve de se rendre maître de son trésor de guerre. Un être veule, lâche et prêt à toutes les trahisons.

Il y a un policier, austère, le capitaine Da Silva, qui semble engoncé dans sa mission mais qui rêve, lui aussi, de ce trésor caché, et des possibilités que cela lui offrira de quitter cette région sans âme… Il rêve aussi à la très belle épouse d’Ezéquiel, la superbe Helena.

Et tous ces protagonistes deviennent les héros d’une tragédie dont le lecteur croit pouvoir deviner la fin, l’ultime déraison. Mais sous le soleil du Brésil et au cours de la lutte pour une certaine justice et une liberté tout aussi certaine, les apparences sont toujours trompeuses…

Une tragédie, oui, avec de la haine, de la trahison, du sexe et de l’indifférence, du pouvoir et du désir, de la mort et de la cruauté.

copyright Mosquito

Ce livre se savoure, des yeux d’abord et avant tout. Le dessin de Vianello est sublime, sa technique du noir et blanc est sans défaut, et son sens du découpage, très cinématographique, est d’une totale efficacité. Ce dessinateur nous restitue aussi des physionomies, au travers des visages, qui expriment la vie, tout simplement… Et que dire de ses personnages féminins, presque traités à la Comès, ces femmes qui, par leurs attitudes presque hiératiques, se font déesses antiques…

Et puis, il y a les décors… Des lieux dont on ressent la moiteur et la torpeur, de page en page. Des paysages presque désertiques, aussi, dans lesquels on entend presque souffler des vents torrides…

Et c’est peut-être là, dans cette manière d’aborder le monde qu’il nous raconte, que Vianello est le plus parfait : il nous donne à écouter le silence, il nous donne à entendre la mort !

« Sertao » : un livre, vous l’aurez compris, qui trouvera sa place dans votre bibliothèque, avec Pratt, Comès, Hermann…

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Jacques et Josiane Schraûwen

Sertao (auteur : Vianello – éditeur : Mosquito – 2021 – 68 pages)