Hergé Tintin Et Les Soviets – La naissance d’une œuvre

Hergé Tintin Et Les Soviets – La naissance d’une œuvre

Un livre pour tous les tintinophiles, bien entendu, mais aussi pour tous ceux qui s’intéressent et se passionnent pour l’histoire du neuvième art !

Hergé Tintin et les Soviets – © éditionsmoulinsart

Dans l’œuvre de Hergé,  » Tintin au pays des Soviets  » occupe une place à part. Une place  » mercantile « , d’abord, et ce n’est pas la plus importante, fort heureusement ! Une place artistique, donc, et surtout. Parce que c’est dans ce premier album que Hergé a posé les bases-mêmes de ce qu’on a nommé La Ligne Claire.

Cette Ligne Claire, c’est de prime abord une question de technique. Mais pas seulement, puisque c’est aussi une manière de construire un récit, de raconter une histoire. Et, enfin, c’est l’acquisition d’outils graphiques précis peu utilisés auparavant, comme les phylactères.

Et dans ce livre, Philippe Goddin, grand tintinophile devant l’Eternel, nous démontre avec force exemples à l’appui que ce sont bien ces  » Soviets  » qui ont initialisé une  » nouvelle  » bande dessinée, même si, et il le dit aussi, cette initiale de la ligne claire était encore bien malhabile.

Ce que Philippe Goddin fait aussi, et c’est un des points extrêmement positifs de son ouvrage, c’est rendre hommage à un dessinateur qui, déjà, avant Hergé, avait posé les jalons de cette bande dessinée devenue, au fil du temps, la presque-propriété d’Hergé. Alain Saint-Ogan, créateur de Zig et Puce, utilisait déjà les  » bulles « , par exemple, et Hergé a toujours reconnu l’influence que ce grand précurseur avait eue sur sa manière d’envisager le monde de la bande dessinée.

Philippe Goddin: la ligne claire

Hergé Tintin et les Soviets – © éditionsmoulinsart

Ce livre est extrêmement fouillé, par son iconographie  » hergéenne « , mais aussi par le somme de documents historiques que Goddin reproduit de page en page, et qui replacent l’aventure de la création de Tintin dans une époque bien précise.

Bien sûr, il y a eu, pour qu’Hergé crée son personnage fétiche, tout un concours de circonstances. Un mentor, l’abbé Wallez, un journal, le Vingtième Siècle, et son supplément pour la jeunesse, le Petit Vingtième, un environnement historique chaotique, l’importance de plus en plus grande que prenait le journalisme : tout était en place pour qu’un personnage de bd enfile les vêtements d’un reporter capable d’emmener les lecteurs aux quatre horizons du monde !

Et le génie d’Hergé, c’est d’avoir fait autre chose que simplement se plier au rythme des événements. Il a amorcé dans ce premier volume des aventures de Tintin ce qui, ensuite, s’est affiné, peaufiné, jusqu’à devenir une véritable grammaire de la Ligne Claire. Une grammaire dans laquelle les signes deviennent des codes : gouttes de sueur, nuages de poussière, mouvement dessiné en plusieurs cases, autant de codes encore et toujours utilisés, parfois même à l’extrême comme dans les mangas. Et je pense que le plus grand apport neuf de Hergé est à inscrire dans sa construction narrative, dans l’application qu’il a faite des règles des feuilletons du dix-neuvième siècle. Il fallait alors que le lecteur soit pratiquement obligé d’acheter le numéro suivant du journal pour ne pas rester sur sa faim… De même, au bout de deux pages (rythme de parution des planches de  » Tintin au pays des Soviets « ), Hergé a voulu que s’installe un suspense qui amène ses lecteurs à attendre le numéro suivant du journal avec impatience.

Un des autres points de la grammaire d’Hergé est fort utilisé dans ce premier tome des aventures du petit reporter blond : la caricature. Les méchants comme les bons, les seconds couteaux essentiellement, ont souvent des trognes dignes des films muets où il fallait que l’expression remplace les mots.

Philippe Goddin: la grammaire bd selon Hergé

Philippe Goddin: la caricature

 

Hergé Tintin et les Soviets – © éditionsmoulinsart

Cela dit, le reproche le plus fréquent fait à  » Tintin au pays des Soviets  » concerne son aspect politique, son manichéisme évident. Son engagement politique, presque…

Philippe Goddin, grâce à son énorme documentation, analyse cette réalité indubitable en la mettant en perspective : perspective du milieu familial d’Hergé, perspective de son jeune âge, perspective de la peur de tout l’Occident face au communisme, perspective de l’influence intransigeante de l’abbé Wallez.

Pour ce faire, il s’appuie sur des documents de toutes sortes, photos, journaux, dessins, tous rendant compte de façon objective de cette année 1929, ancrée dans un entre-deux-guerres plein de folie, mais déjà annonciateur de futurs beaucoup moins chantants.

Philippe Goddin: les soviets

Le talent de Philippe Goddin est d’être tout sauf ennuyeux. Même si son ouvrage se révèle une œuvre d’analyse sérieuse et poussée, il nous l’offre sans qu’elle soit pesante. Le choix de ses illustrations, de toutes sortes, et nombreuses, aèrent son texte et son propos.

La clarté, oui, voilà ce qui peut peut-être définir la ligne d’écriture de Philippe Goddin. Et ce qui le rattache encore plus à l’univers d’Hergé !

On peut ne pas être passionné par Tintin, on peut ne pas aimer particulièrement son créateur. Mais personne ne peut nier l’importance essentielle qu’il a eue dans la grande histoire des petites histoires en dessins ! Une importance, bien évidemment, qu’il partage avec d’autres, Alain Saint-Ogan, avant lui, Jijé et Franquin après lui…

Une importance que Goddin décortique avec talent dans ce livre intelligent sans être pesamment intellectuel !

 

Jacques Schraûwen

Hergé Tintin Et Les Soviets – La naissance d’une œuvre (auteur : Philippe Goddin – éditions Moulinsart) – Illustrations: Hergé Tintin et les Soviets – © éditionsmoulinsart

Thorgal : 35. Le feu écarlate

Le retour de Thorgal, avec un nouveau scénariste, Xavier Dorison : du sang neuf pour une série qui réussit –à nouveau- à surprendre, à émerveiller !…

 

le feu écarlate – © Le Lombard

Thorgal continue sa quête : retrouver son fils Aniel, enlevé par des sorciers qui voient en lui la réincarnation du Grand Maître de leur ordre. C’est dans la ville de Bag Dadh, assiégée, qu’il le retrouve enfin. Mais l’enfant muet, sous la houlette des magiciens rouges, a retrouvé la parole et se révèle sans pitié pour qui que ce soit, riche d’un pouvoir qui fait du feu son allié les plus cruel.

A partir de ce canevas tout compte fait dans la lignée de Van Hamme et Sente, on aurait pu s’attendre à un album de plus parlant de pouvoir, de luttes pour la possession et la richesse, quelles que soient les formes que peuvent prendre ces réalités toujours présentes dans les scénarios de Van Hamme.

Mais ici, c’est Xavier Dorison qui s’attaque à cette bd mythique dont l’âge approche des 40 printemps. On lui doit déjà quelques séries de première qualité, comme le superbe Undertaker, l’étonnant HSE, le puissant Asgard… Et son entrée dans l’univers de Thorgal est à la hauteur de ses scénarios précédents, sans aucun doute possible !

On sent même, dans le suivi de cet album, dans sa construction graphique, dans la place que prennent les mots de page en page, on ressent que les deux auteurs, Rosinski, dessinateur réaliste exceptionnel, et Dorison, scénariste multiforme, on devine, oui, qu’ils ont acquis au cours de leur travail artistique une belle complicité.

Grzegorz Rosinski: le scénario

Xavier Dorison: le travail avec Rosinski

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le feu écarlate – © Le Lombard

Je le disais, avec Dorison, pas question de tomber dans les travers et les routines chères à d’autres scénaristes. Pas, non plus, fort heureusement, d’absence de fidélité à l’égard du personnage repris. C’est bien de Thorgal qu’il nous fait suivre les aventures, un Thorgal qui se retrouve en combat, non seulement pour sa survie et celle de ceux qu’il aime, mais aussi contre une évidente forme d’obscurantisme, d’intégrismes religieux, pluriels dans cet album comme dans la réalité d’hier et d’aujourd’hui.

Cependant, au-delà de cette lutte, au-delà des péripéties aventureuses qui émaillent cet album, au-delà de la violence, de la mort, de la trahison, de la haine, de la rédemption impossible, ce qui sous-tend ce  » Feu écarlate « , c’est le côté humain de Thorgal. On le découvre prisonnier, meurtri moins dans le corps que dans l’âme. On le découvre aussi et surtout en recherche d’amour… Amour paternel à donner, amour filial à recevoir…

Parce que, finalement, c’est bien cela qui forme la vraie trame de ce livre : les relations entre un père et son fils, pris tous deux dans les remous d’une Histoire qui les dépasse et les oblige à s’opposer, à briser aussi les miroirs invisibles qui ne leur renvoient jamais que des débris de reflets d’eux-mêmes.

 

le feu écarlate – © Le Lombard

Rosinski est un des dessinateurs essentiels dans l’histoire de la bande dessinée réaliste de ces quarante dernières années, personne ne peut le nier. Un artiste complet qui, dans cet album, a joué avec la couleur.

Le rouge, couleur du sang, de la haine, de la violence, de la guerre est présent dans chaque planche. Progressivement, cette couleur qui est celle du feu donnant son titre à l’album, finit même par occuper pratiquement tout l’espace.

C’est vrai qu’en ouvrant le livre, on est immédiatement frappé par cette teinte puissante et omniprésente, très lumineuse, très flashy même… Frappé, étonné, déstabilisé… Mais très vite, on entre dans l’histoire qui nous est racontée également grâce à cette couleur et à ses remous continuels, à ses mouvances, à ses mouvements même, parfaitement maîtrisés par l’art de Rosinski.

Ce qui m’a marqué aussi, à la lecture de ce  » Feu écarlate « , c’est la manière dont Rosinski s’est approprié, plus me semble-t-il que dans ses précédents albums, son héros vieillissant. Les traits sont burinés, marqués, ils sont ceux d’un homme qui a souffert et qui ne le cache pas, ils sont ceux d’un héros qui fait preuve de fragilité. En même temps, la manière dont Rosinski s’approche au plus près du regard de Thorgal, et des yeux également de ses autres personnages, cette façon de nous accrocher à des regards variés participe à la puissance du récit et, surtout, au fait que chaque lecteur se sente presque en dialogue avec Thorgal…

Grzegorz Rosinski: la couleur

Grzegorz Rosinski: le dessin 

le feu écarlate – © Le Lombard

En commençant à lire ce livre, j’ai eu peur, je l’avoue, d’être obligé de me replonger dans les cinq précédents opus pour pouvoir ne pas me perdre en cours de route.

Mais là aussi, Dorison, tout de suite, a réussi à innover.

Sans être un one-shot,  » Le feu écarlate « , grâce au résumé qui se trouve en début d’album, grâce aussi à la fluidité du récit, à la construction de cette histoire, cet album, oui, on y pénètre sans aucune difficulté. C’est là une rupture avec ce qu’était cette série jusqu’ici, une rupture qui mérite d’être soulignée, et qui est la preuve d’un respect que les auteurs ont, tous deux, pour leurs lecteurs, anciens ou nouveaux !

le feu écarlate – © Le Lombard

Thorgal est une série mythique de la bd réaliste. Rosinski en est depuis toujours le maître d’œuvre incontestable et incontesté. Et ici, avec ce  » Feu écarlate « , il réussit encore à nous étonner, par la magie de sa couleur, lumineuse, essentielle, par la présence presque charnelle de son trait… Et si cet album nous étonne, m’étonne en tout cas, c’est aussi parce qu’il ne se contente pas de ronronner dans des habitudes par trop routinières. Et là, toute la grâce en revient à Dorison qui fait de Thorgal un héros de plus en plus moderne, tout en restant aussi un merveilleux personnage de tragédie !

 

Jacques Schraûwen

Thorgal : 35. Le feu écarlate (dessin Grzegorz Rosinski – scénario : Xavier Dorison – éditeur : Le Lombard – novembre 2016) Images:le feu écarlate – © Le Lombard