Les Tuniques Bleues – 62. Sallie

Le sergent Cornelius Chesterfield n’est pas qu’une baderne militaire prête à se mettre au garde-à-vous devant n’importe quel galonné ! Et Il prouve son humanité dans cet album qui le voit même essuyer une larme amère…


Saliie © Dupuis

Cornelius et Blutch écument les hauts lieux de la guerre de Sécession et les bibliothèques des bibliophiles depuis 50 ans. Le premier dessinateur de cette série mythique, Louis Salvérius, mort trop jeune, a laissé la place à Willy Lambil, dessinateur de Sandy et Hoppy, une bd réaliste, et ensuite de Hobby et Koala, une série résolument humoristique. Et ainsi, depuis 1972, c’est un duo de choc, indubitablement, qui préside aux destinées à la fois loufoques et Historiques (malgré quelques anachronismes amusés et amusants) de cette série : Raoul Cauvin au scénario, et Willy Lambil au dessin.

En 63 albums, les personnages autour des deux héros se sont multipliés, avec des apparitions fugaces, avec aussi des retrouvailles récurrentes. Avec le fou de la  » charge « , par exemple, Stark… Avec quelques vraies ganaches gradées, et un gars de l’Etat-major totalement blasé… Et avec un vrai méchant, le bien nommé Cancrelat !

Un personnage qui permet à Willy Lambil de montrer son aversion pour la guerre… Tout comme les dessins animaliers qui émaillent toujours ses albums, apportant, d’une certaine manière, une touche aérienne, poétique presque, en contrepoint de l’horreur réelle des combats racontés par Raoul Cauvin.

Quoi qu’il puisse en dire, Lambil fait sien, totalement, l’univers de son scénariste, et il prend un vrai plaisir à dessiner les mots de Cauvin…


Saliie © Dupuis
Willy Lambil: PERSONNAGES, DESSIN, CAUVIN

Le canevas de ce soixante-deuxième album reste habituel : en trame de fond, il y a la guerre de sécession, les attaques, les contre-attaques, les morts par milliers, les attentes interminables, les victoires, les défaites, les retraites honteuses.

Et sur ce décor évoluent, comme dans un théâtre en plein air, le sergent Chesterfield, le caporal Blutch, deux espèces de Laurel et Hardy perdus dans la guerre, le cheval Arabesque, tout aussi rétif aux engagements guerriers que son cavalier Blutch, et un chien, Sallie…

Un chien qui va aider nos deux (anti-)héros à remplir une mission dangereuse de plus, capturer un soldat sudiste pour qu’il révèle les plans de son armée… Un soldat que les lecteurs fidèles reconnaîtront vite!

Une grande mission d’espionnage, donc, réalisée avec succès… Jusqu’à ce que, bien entendu, un grain de sable vienne tout chambouler ! Jusqu’à ce que, le plus simplement du monde, les affres du conflit reprennent le pouvoir sur un quotidien qui aurait pu, qui aurait dû être souriant.

Les ressorts de l’intrigue et de la narration sont toujours un peu les mêmes, et c’est normal. C’est même bienvenu, pour que cette série garde une véritable unité de ton. Mais l’évolution de l’intrigue, elle, n’est jamais la même d’un album à l’autre. Et Cauvin comme Lambil prennent plaisir à nous faire découvrir de livre en livre des tas de facettes différentes de leurs personnages, de tous leurs personnages.

Et c’est ainsi que, dans ce  » Sallie « , on retrouve avec bonheur un Chesterfield toujours aussi râleur, mais qui se montre capable, soudain, d’empathie, d’amitié, d’émotion, de tendresse… D’humanité, en quelque sorte, d’humanisme aussi, et ce jusqu’aux larmes qu’il n’essaie même pas de  » virilement  » cacher…


Saliie © Dupuis
Willy Lambil: CORNELIUS HUMAIN

On ne m’empêchera pas de penser que Blutch et Chesterfield sont un peu les doubles de Lambil et Cauvin… Dans quel ordre ?… Eux seuls le savent, sans doute… Tantôt l’un, tantôt l’autre, probablement!

On ne m’empêchera pas de penser non plus que cette longue série bd, construite en one-shots, prouve depuis de longues années qu’on peut être populaire sans être mièvre, qu’on peut plaire au plus grand nombre sans tomber pour autant dans la facilité.

Cauvin et Lambil, Lambil et Cauvin… Deux noms qui font honneur à la magie de la bd, cette magie qu’on a tous ressentie enfants à la lecture de nos premières bd, et qu’on continue à sentir vibrer en nous à chaque fois qu’on se replonge dans une aventure passionnante, humoristique, et sérieuse en même temps de ces fameuses Tuniques Bleues !

Jacques Schraûwen

Les Tuniques Bleues – 62. Sallie (dessin : Willy Lambil – scénario : Raoul Cauvin – couleurs : Leonardo – éditeur : Dupuis)

Saliie © Dupuis
Les Tribulations De Tintin Au Congo

Les Tribulations De Tintin Au Congo

Une version inédite, une monographie érudite…

Même si, en RDC, « Tintin Au Congo » est un livre véritablement apprécié, force est de reconnaître que, en Occident, ce deuxième volume des aventures deTintin est source de bien des polémiques.

Les Tribulations de Tintin au Congo © Moulinsart/Casterman

Après avoir beaucoup dessiné pour le scoutisme, y osant, à côté de ses illustrations, ses premières bandes dessinées, Hergé est devenu très vite célèbre avec le fameux  » Tintin au pays des Soviets « . Après les jugements politiques à  l’emporte-pièce dont il faisait preuve dans cet album, Hergé a repris le chemin exclusif de l’humour et de l’aventure, en amenant son héros tout neuf au Congo, colonie belge source aisée d’exotisme dans l’imaginaire collectif.

Initialement paru en 1931, ce Tintin au Congo se caractérise par une façon de montrer l’Afrique et plus particulièrement le Congo Belge, qui, de nos jours, serait inacceptable… Mais juger aujourd’hui ce livre sur ces aspects-là serait nier la réalité de l’époque, une époque où le Belge croyait, le plus souvent, civiliser une région qui ne l’était pas, une époque où ce qu’on nomme aujourd’hui (à juste titre) le racisme était plus que monnaie courante.

Or, le propos d’Hergé, dans cet album, n’est pas de dénigrer quelque race que ce soit, mais de la montrer telle que tout le monde (ou presque) en Belgique l’imaginait. Son propos, surtout, était de créer des gags, de raconter une histoire amusante, capable de faire rire ses jeunes lecteurs de plus en plus nombreux.

Je pense véritablement que le fait de juger a posteriori une œuvre artistique est une erreur historique et donc intellectuelle… Une erreur qui empêche de comprendre que l’évolution de Tintin, et de ses aventures, dépend directement de l’évolution de son créateur.

Postjuger
Contenu non raciste
Évolution du personnage

Les Tribulations de Tintin au Congo © Moulinsart/Casterman

Ces « tribulations  » nous montrent donc, grâce à une construction en face à face, à la fois la deuxième aventure de Tintin et tout l’environnement dans laquelle elle a existé, historiquement, socialement, intellectuellement…

Ces tribulations, surtout, nous font découvrir une version de  » Tintin au Congo  » pratiquement inédite, puisqu’elle fut réalisée en 1940/1941 pour le journal néerlandophone  » Het Laatste Nieuws « . En pleine occupation de la Belgique ! Philippe Goddin, dans ses commentaires, évite la polémique en quelques phrases, rappelant que bien des Belges ont continué à travailler pendant la guerre, comme le Roi l’avait demandé… On en pensera ce qu’on voudra…

Personnellement, je veux croire en l’honnêteté de Philippe Goddin, tant son livre est intelligent et réussit à ne rien occulter du travail et de la personnalité d’Hergé. C’est une véritable analyse de Tintin au Congo, ancrée dans la grande Histoire du monde, que cet auteur réussit à faire, d’une façon très fouillée mais qui reste lisible, cependant, malgré son côté véritablement érudit…

Construction (Le livre, l’Afrique)

Les Tribulations de Tintin au Congo © Moulinsart/Casterman

Cela dit, Hergé reste totalement, bien avant le Lotus Bleu, un amuseur, avant tout… Et un amuseur qui, en nous montrant à voir un reporter qui, finalement, n’écrit pratiquement aucun  » papier « , n’hésite pas, pour faire de  » l’effet « visuel, à multiplier les anachronismes… Des anachronismes qui, finalement, sont aussi une marque de fabrique de Hergé… Hergé dont on a fait le pape de la bande dessinée alors que, peut-être, sans doute, il se voulait, lui, simplement raconteur d’histoires passionnantes et souriantes…

Ce livre plaira aux tintinophiles purs et durs, c’est un fait.

Mais aussi à tous ceux qui aiment le neuvième art…

C’est, de toute façon, un très beau livre à offrir, aussi ! Ou à s’offrir… Sous le sapin, ou pour le plaisir !

Jacques Schraûwen

Les Tribulations De Tintin Au Congo (auteur: Philippe Goddin – éditeur : Moulinsart/Casterman)

Reporter, anachronismes

Les Tribulations de Tintin au Congo © Moulinsart/Casterman
Jean-C. Denis : Une exposition à Bruxelles et un album autobiographique qui donne le vertige

Jean-C. Denis : Une exposition à Bruxelles et un album autobiographique qui donne le vertige

Jean-Claude Denis, c’est l’auteur prolifique de bien des albums dans lesquels, le plus souvent, des personnages quelque peu lunatiques se trouvent confrontés à leurs propres faiblesses. Voici l’occasion de le (re)découvrir, dans une exposition d’abord, dans un album vertigineux ensuite!…

Variations, une exposition à la Galerie Champaka

Jean-C. Denis
Jean-C. Denis – © Jean-C. Denis

Du haut de ses 67 printemps, Jean-Claude Denis ne perd rien de son amusement, de sa passion pour le dessin, qu’il soit construit en BD ou simplement illustratif. Grand Prix d’Angoulème il y a quelques années, il se caractérise essentiellement par sa manière presque détachée de raconter des histoires, de plonger ses personnages dans des univers qui les déshumanisent et les poussent, finalement, à se découvrir, à se restaurer à eux-mêmes.

Jean-C. Denis
Jean-C. Denis – © Jean-C. Denis

Mais résumer sa carrière à la seule mise en évidence de la construction de ses scénarios serait nier son talent graphique, sa filiation évidente, mais modernisée, avec ce qu’on appelle  » la ligne claire « .

Illustrateur dans l’âme, Jean-Claude Denis aime  » composer « … Dans ses planches, certes, mais aussi dans des réalisations qui, nées de ses scénarios, se révèlent très vite pratiquement autonomes.

Jean-C. Denis
Jean-C. Denis – © Jean-C. Denis

Des créations dans lesquelles, homme de culture également, Jean-Claude Denis se révèle être un étonnant et excellent coloriste. Un coloriste qui rend hommage, par exemple, à Gauguin…

Et c’est dans ces créations-là, le plus souvent en couleurs directes, qu’on s’aperçoit peut-être le mieux de l’importance de la lumière chez Jean-C. Denis, de la précision de ses perspectives, de la douceur de ses cadrages.

Et c’est tout cela que je vous invite à voir, à découvrir, à regarder de tout près dans la galerie bruxelloise qui accueille ses  » Variations « …

Variations : une exposition consacrée à Jean-C. Denis, jusqu’au 29 décembre, à la Galerie Champaka, 27, rue Ernest Allard, 1000 Bruxelles

La Terreur des Hauteurs (éditeur : Futuropolis)

Jean-C. Denis
Jean-C. Denis – © Jean-C. Denis

En parallèle de cette exposition, les éditions Futuropolis sortent un nouvel album de Jean-C. Denis, qui ne parle plus de lui au travers d’un personnage emblématique comme Luc Leroi, mais qui le fait, cette fois, de manière directe.

Oui, on peut dire de cette  » Terreur des Hauteurs  » qu’il s’agit d’un livre autobiographique.

Un homme se promène le long de la mer… Avec sa compagne, il va emprunter le chemin des douaniers. Et, ce faisant, réveiller en lui une angoisse qui lui vient de la jeunesse, de l’enfance, une angoisse qui lui rappelle mille souvenirs… l’angoisse du vide.

Tout qui, un jour, s’est retrouvé tremblant en plongeant le regard dans la béance vertical d’un paysage immobile ne pourra que se reconnaître dans le portrait que Jean-C. Denis fait de lui dans ce livre pratiquement intimiste.

Jean-C. Denis
Jean-C. Denis – © Jean-C. Denis

Comment dessiner cette peur du vide ?… Comment réussir à exprimer, par le biais du dessin, cette sensation étrange qu’on peut avoir de se sentir aspiré par une  » absence  » ?…

Jean-C. Denis le fait en nous montrant les gestes de son personnage central, en nous montrant ses mains qui s’accrochent à une barrière, à un rocher. En dessinant, aussi, des perspectives envoûtantes et qui ressemblent à des illusions d’optique.

Mais Jean-C. Denis s’efforce aussi et surtout (et avec réussite) à nous expliquer ce  » vertige  » par les mots, par les souvenirs dont son héros égrène sa balade, par sa façon aussi de mettre en dialogue, donc en abyme, ce personnage vieillissant et le jeune qu’il a été… Un peu comme le disait le poète Henri Michaux, Denis fait sienne cette phrase :  » Je parle à qui je fus et qui je fus me parle… « .

Très introspectif, ce livre nous parle aussi du dessin, de l’acte créatif comme révolte contre le vertige. Un vertige qui est celui de l’ennui, qui est celui de la peur de l’engagement amoureux, qui est et reste celui de l’humain confronté à une nature dans laquelle il ne trouve pas vraiment sa place.

Jean-C. Denis
Jean-C. Denis – © Jean-C. Denis

 » On ne se débarrasse pas de la peur, on la déplace « , dit Jean-C. Denis par la voix de son (anti-)héros.

Et ce livre en devient, ainsi, le réceptacle… Le lieu d’accueil d’une peur qui, de déraisonnable, se révèle, de page en page, profondément et passionnément humaine.

Ce livre est intéressant à plus d’un titre. Parce qu’il parle de peur, parce que tout vie se construit aussi à partir des peurs qu’elle génère, parce qu’il parle de souvenances, de regrets, de remords, et que tout ce mélange de mots, de gestes, de rêves même, devient un portrait au travers duquel tout le monde pourra, en partie, se reconnaître.

Jacques Schraûwen