Un titre et un contenu qui me semblent faire référence au poème de Lamartine, Le lac, dans lequel on trouve ces vers :
« Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices,
Suspendez votre cours
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours. »
Et c’est bien de temps et d’amour suspendus qu’il s’agit !
Ce livre nous raconte une rencontre étrange. Une jeune femme quitte son mari, un jeune homme se demande s’il est capable de tomber amoureux. Et ces deux êtres meurtris par leurs propres questionnements se croisent, au petit matin, sur une plage. On pourrait croire, dès lors, que la vie va leur faire le cadeau d’un nouvel amour… Mais pas du tout ! Et c’est là que ce livre va rappeler le poème de Lamartine, ces deux êtres à la recherche du sens même de l’amour vont s’inventer, au fil des heures, une histoire à deux.
Sans se toucher, sans s’embrasser, en se promenant, en se parlant… Ils sont comme deux enfants qui décident de découvrir la vie en jouant à « on disait que… ». Ils se parlent, et définissent ce dont ils rêvent, un quotidien amoureux possible… Les premiers sentiments, les engagements, l’union, la création d’une famille, l’élaboration d’un lieu où vivre en commun. Il se racontent l’un l’autre en se racontant ensemble. Et faisant de leur imagination un long chemin qui unit leurs désirs sans jamais les unir, eux.
Ce livre est long poème, Tranquille, serein… C’est aussi une façon pour tous deux de se sentir vieillir, de se vouloir voir vieillis. Ce livre, c’est l’histoire d’une rencontre improbable face à la mer, face à la vie.
L’histoire que nous raconte Pilar Pujadas, avec des mots sans prétention, des mots de tous les jours, des mots chantants n’est pas que joyeuse… ludique… Elle n’occulte rien des réalités de la vie, tout simplement, de la vie amoureuse en particulier… En rappelant, par exemple, que la mort, dans un couple, laisse toujours l’un des deux seul, comme abandonné.
Ce sont donc de vraies questions sérieuses qui émaillent cet album.
Les héros de ce livre inventent à deux, tout en restant seul chacun, la vie, toute une vie, de la rencontre à la mort… En se posant la question de savoir s’ils peuvent vraiment jouer avec l’amour, le sentiment, l’émotion. Mais rien n’est lourd dans ce récit, que du contraire, et c’est ce qui en fait une totale réussite. Et si les mots sont simples, ce qu’ils expriment, ce sont, certes, les vrais problèmes de la vie, mais ils le font avec douceur… Avec tendresse…
Le dessin, lumineux, raconte ce que les mots ne disent pas…
Il nous montre les gens que croisent nos deux personnages, des gens de tous les âges qui les obligent, en quelque sorte, même sans les regarder vraiment, à garder dans leur fiction tous les possibles de la vie réelle.
Graphiquement, pas de tape-à-l’œil inutile…Le découpage est classique, la construction est simple. C’est une bd qui, lentement, sans jamais être ennuyeuse, nous fait suivre les pas de ces deux héros qui n’en sont pas, de l’aube de leur rencontre jusqu’aux adieux de leur nuit.
Dès le départ de cette chronique, je parlais de poésie… Et ce livre se révèle bien, à sa manière, être une lente dérive poétique dans les possibles de la vie, avec une distance constante des auteurs vis-à-vis de leurs personnages.
Tout imaginer, pour exister… Laisser le temps qui passe nous inventer à son propre rythme… C’est tout cela, très simplement, que nous raconte ce livre. Un livre qui nous parle de nous…
Un livre aussi qui ferme la boucle de l’imaginaire et du réel mêlés… Mais je ne vous dirai pas comment, il faut le lire pour y découvrir une fin, lumineuse elle aussi, et réussissant à conclure ce récit avec un superbe retour au quotidien de l’amour… Ce qui est remarquable aussi, dans cet album qui est une « première » bd des auteurs, c’est leur complicité telle qu’on les sent, ensemble, attachés à leurs personnages.
Un livre qui, sans sacrifier à la mode ridicule du « feel good », emmène ses lecteurs dans une dérive tout en sensation et en intelligence, cela ne se refuse pas !
Jacques Et Josiane Schraûwen
Un amour suspendu (dessin : Luc Peiffer – scénario : Pilar Pujadas – éditeur : Kennes éditions – mars 2023 – 72 pages).