Quatre nouveautés de chez Kennes

Quatre nouveautés de chez Kennes

Trois petits livres politiquement incorrects, et un album pour jeune public !

Un humour « bête et méchant » assumé, un humour « d’observation » dans lequel chacun se reconnaîtra, un humour « gris » au trait enfantin, et un humour » bon enfant » pour les enfants et leurs parents : de quoi passer de bons moments !

Anatole et Léontine – Suspends ton vol

(dessin : Julien Flamand – scénario : Lapuss’ – éditeur : Kennes – 62 pages – janvier 2021)

Anatole & Léontine © Kennes

Les « seniors » (doux euphémisme…) sont à la mode depuis les époustouflants « Vieux Fourneaux ». On pourrait croire donc, en voyant le dessin de Julien Flamand, un graphisme souple, expressif, humoristique, qu’on se retrouve ici dans une histoire parallèle à celle de Cauuet et Lupano. Mais il n’en est rien ! Dans les vieux fourneaux, certes, les personnages ont tous, ou presque, une part d’ombre, de méchanceté même. Avec Anatole et Léontine, la méchanceté est la caractéristique première de ces personnages, et la part de tendresse existe au minimum !

Ces deux anti-héros se côtoient et se haïssent dans un home pour personnages âgées. Ils sont d’une méchanceté exemplaire, ils n’ont aucun respect pour leurs « collègues » de fin de vie.

Anatole & Léontine © Kennes

On pourrait parler d’humour potache, mais il s’agit de bien plus, d’une façon de nous montrer qu’être vieux ou jeune, finalement, c’est une même vérité : il y a des bons et des méchants, il y a des cons et des génies, il y a ces crapules et des victimes… Et on peut même dire que pour le scénariste Lapuss’, il y a un vrai plaisir à la « Hara Kiri » dans la construction, en quelques dessins, de moments horribles vécus entre ses vieillards, des moments qui, parfois, se terminent de façon définitive !

Oui, c’est de l’humour bête et méchant, comme dans la bonne époque de Hara Kiri, et c’est servi clé sur porte par le dessin de Julien Flamand dont l’efficacité naît de la distorsion entre le trait et ce que dit le texte !

Au Grand Magasin

(dessin : auteurs : Marco Paulo & Bultreys – éditeur : Kennes – 62 pages – janvier 2021)

Au Grand Magasin © Kennes

Avec des gags en quatre dessins, en noir et blanc, entrez dans l’univers impitoyable des « courses » en grand magasin ! Un grand magasin, ce lieu de confinement obligatoire si on veut survivre pendant plusieurs jours, cet endroit de corvée hebdomadaire, c’est un microcosme évident de tout ce qui constitue la société. Il suffit de se vouloir observateur, dans les rayonnages, dans le parking, dans les files aux caisses.

Au Grand Magasin © Kennes

Les auteurs de ce petit livre sont observateurs, et ils nous restituent, avec un humour grinçant mais marqué du sceau de la vérité, ce que sont les petites haines au jour le jour, les incivilités, les moments de drague, les colères et les résignations. Et avec tout cela, on rajoute une jolie histoire d’amour qui, bien évidemment, ne peut que se terminer en eau de boudin, même si ce n’est pas au rayon boucherie !

Amusant, comme un miroir à peine déformant de nos propres attitudes dans un grand magasin !

Esope Le Loup

(auteur : Liroy – éditeur : Kennes – 32 pages)

Esope le Loup © Kennes

Ne vous fiez pas au format ni au dessin qui, immédiatement, font penser à un livre pour enfants ! C’est un livre pour enfants, oui, mais qui ont grandi, et qui s’assument quelque peu pervers ! Même si, tout compte fait, les enfants peuvent franchement s’amuser, eux aussi, devant les aventures de ce loup sans cesse affamé.

Esope Le Loup ne cache pas ses origines, celle de celui dont les textes ont influencé (voire plus….) les écrits d’un certain Jean de la Fontaine !

Esope le Loup © Kennes

Il s’agit donc de fables. Deux, dans cet album. Deux fables qui, volontairement, comme pour faire la nique au poète tristement cantonné aux livres scolaires, sont totalement muettes. Deux fables exclusivement dessinées, oui, qui, dans la lignée d’un Tex Avery au niveau du contenu, dans celle de la bd pour jeunes enfants au niveau du graphisme, nous montrent les efforts de cet animal dont le ventre gargouille sans arrêt. Avec quelle morale ?… Elle pourrait être : contentons-nous de ce qu’on a, mais n’hésitons pas à essayer d’en avoir plus !

Sympathique, voici un livre sans fioritures, pour le simple plaisir d’une rapide lecture. Et totalement amoral…

Passepeur : 1. Rue De La Trouille

(dessin : Jean-Marc Krings – scénario : Daniel Bultreys d’après le roman de Marilou Addison et Richard Petit– couleurs : Scarlett Smulkowski – éditeur : Kennes – 32 pages – janvier 2021)

PassePeur 1 © Kennes

Un vrai livre pour public jeune, une histoire animée, souriante, moderne, ne reniant pas ses influences (Uderzo et Goscinny, par exemple, ou Spirou et le maire de Champignac, ou encore la collection bd et romans « Mort de trouille »), et se laissant lire avec beaucoup de joie, ma foi !

Krings est un dessinateur prolifique. Classique, sans aucun doute, dans la lignée de ce qu’on appelle l’école de Charleroi, et qui a derrière lui une belle carrière, avec des reprises (la Ribambelle) mais aussi des très belles œuvres originales, même si elles ont souvent fait long feu…

Et le voici donc aux commandes graphiques d’une série qui devrait faire les beaux jours d’un jeune public aimant frissonner ! De plaisir, bien évidemment !

Il use ici d‘un trait vif, simple, rapide, qui va tout de suite à l’essentiel, servi par une couleur chaude et expressive. Et le résultat, c’est une aventure vécue par deux gosses qui reçoivent un colis qu’ils n’ont pas commandé, et qui contient une momie, celle de Hatchepsout, une reine d’Egypte… Une momie, bien entendu, qui va ressusciter, entraînant les deux petits chenapans (qui n’hésitent pas à utiliser la carte de crédit de leurs parents pour faire leurs achats par internet) dans une aventure animée, magique, humoristique aussi.

PassePeur 1 © Kennes

Cela se lit sans arrière-pensée, le dessin réussit à créer des ambiances feutrées, ici, angoissantes là, poétiques ailleurs.

Et la dernière case promet, après une happy end amusante et amusée, une future aventure tout aussi gentiment déjantée !

Jacques Schraûwen

Trois « séries » de chez Casterman

Trois « séries » de chez Casterman

Des contes venus tout droit du monde de l’enfance, des animaux qui se révoltent contre un pouvoir absolu, un sénateur romain et ses souvenirs : voici trois albums qui ne demandent qu’à compléter votre bibliothèque !

Les Contes de Grimm

Les Contes de Grimm © Casterman

Après nous avoir fait redécouvrir Perrault, la scénariste Béatrice Bottet nous replonge dans l’univers des frères Grimm.

Plus que des écrivains complets, les frères Grimm furent des amoureux de la culture populaire, et leurs « contes » furent d’abord des récits traditionnels allemands. Des récits qui, au fil des siècles, se sont fameusement édulcorés, tout comme avec Perrault, d’ailleurs. C’est que le conte, dans la civilisation occidentale, est devenu symbole de la littérature pour les enfants.

Avec la complicité du dessinateur Terkel Risbjerg, Béatrice Bottet rend à ces contes enfantins leur contenu initial. Cela ne veut pas dire qu’il s’agit de textes des frères Grimm illustrés. Il y a une réécriture, incontestablement, une actualisation de langage, tout comme de la construction graphique. Le texte est clair, vif, il va à l’essentiel, et le dessin flirte avec l’illustration jeunesse tout en respectant les codes précis du découpage du neuvième art.

Un bon bouquin qui montre que les contes de notre enfance étaient souvent très adultes aussi !

Les Contes de Grimm (dessin : Terkel Risbjerg – scénario : Béatrice Bottet – 64 pages – novembre 2020)

Le Château des Animaux : 2. Les Marguerites de l’hiver

Le Château des Animaux 2 © Casterman

Le premier volume de cette série nous faisait découvrir une ferme abandonnée des hommes et rendue à ses animaux… Mais livrée, surtout, à la dictature de Silvio, taureau au pouvoir absolu, aidé par des chiens aux cruautés serviles. Pour en savoir plus, n’hésitez pas à aller relire ma chronique de l’époque : https://bd-chroniques.be/index.php/2020/04/13/trois-albums-de-chez-casterman/.

Voici donc la suite… Et la décision prise par Miss B, suivie d’abord par quelques-uns des animaux de la ferme, puis par la grande majorité de ceux-ci, de se révolter. Mais pas n’importe comment : d’une manière non violente !

On se trouve ainsi dans un livre qui devient presque doctrinaire, faisant penser au combat qu’a mené en son temps Gandhi. Rester dans la légalité, chercher le dialogue en demandant, fermement, des améliorations d’abord symboliques. S’éloigner, ainsi, de l’anarchie, à tout prix, se révolter, mais sans révolution. Avec cette phrase qu’on pourrait mettre en exergue de ce deuxième volume : « je suis prête à mourir pour notre cause, mais pas à tuer pour elle ».

Xavier Dorison est un scénariste chevronné, un scénariste qui aime surprendre ses lecteurs. On est loin, ici, (pour le moment du moins) de sa série Undertaker. N’allez pas croire cependant que cet album est « bisounours » ! Il y a de la mort, il y a de la souffrance, il y a des personnages qui n’ont rien de manichéen, il y a du désespoir. C’est une vraie vision, dans la veine de « La Ferme des Animaux » de Georges Orwell, de notre société, de nos possibilités de révolte, de nos politiciens et de leurs pouvoirs aussi.

Le dessin de Félix Delep est, quant à lui, somptueux, avec un talent extraordinaire pour les expressions des visages de tous les animaux que peuplent cette série. Avec, également, un travail sur la couleur, la neige par exemple, qui fait bien plus qu’uniquement servir l’ambiance du récit.

Une des excellentes séries de ces derniers temps, à ne pas rater !

Le Château des Animaux : 2. Les Marguerites de l’hiver (dessin : Félix Delep – scénario : Xavier Dorison – 56 pages – novembre 2020)

Alix Senator : 11. L’Esclave De Khorsabad

Alix Senator 11 © Casterman

La plupart des albums « classiques » d’Alix, le héros gaulois de Jacques Martin, pouvaient se lire comme des one-shots.

Avec cette série qui nous montre un Alix vieillissant, aux cheveux blancs, sénateur à Rome, il en va autrement : les auteurs ont choisi d’en faire une série dans laquelle chaque album trouve ses sources dans l’album précédent. Ce qui fait, reconnaissons-le, qu’on peut se perdre un peu dans le récit… Heureusement, un résumé succinct commence ce livre et permet, dès lors, de ne pas trop s’égarer !

Comme avec Jacques Martin (qui dessinait pour un public jeune), mais avec sans doute une vision plus violente et plus sanglante de l’Antiquité, Alix Senator mêle intimement l’Histoire et l’Aventure. Dans cet album-ci, il est question de malédiction, de dieux divers et de leurs servantes et serviteurs, d’un trésor à retrouver, d’un Roi qu’on ne voit pas, de trahison, de maladie héréditaire. Les Assyriens, les Perses et les Parthes, sans oublier les Romains au travers de la personne d’Alix, se côtoient, nouent des liens d’amitié ou de haine.

Valérie Mangin, la scénariste, a une connaissance historique fouillée, qui donne une bonne part de sa valeur à cette série. Même en montrant Alix laisser se faire décapiter un de ses amis…

Cela dit, depuis quelques albums, la base même des aventures d’Alix Senator se situe ailleurs que dans les simples péripéties que la hasard (ou les dieux…) lui imposent. C’est à une quête identitaire qu’il se voue, désormais, en cherchant à assumer son passé, tous ses passés.

Le dessin de Thierry Démarez a pas mal évolué, en onze albums. Au début, on sentait l’influence graphique de l’immense Delaby… A présent, ce dessin est moins « hyper-réaliste », plus proche des codes de Jacques Martin sans en être dépendant. Et je tiens à insister sur la part importante de la couleur de Jean-Jacques Chagnaud qui crée, dans cet album, une véritable trame narrative essentielle !

Une série qui continue, d’album en album, à s’affirmer, même si, parfois, elle déroute par la multiplication des références aux épisodes précédents.

Alix Senator : 11. L’Esclave De Khorsabad (dessin : Thierry Démarez – scénario : Valérie Mangin – couleur : Jean-Jacques Chagnaud – 48 pages – novembre 2020)

Jacques Schraûwen

Brian Bones, Détective Privé – DS 29

Brian Bones, Détective Privé – DS 29

De la bande dessinée classique, tant au niveau du découpage que du dessin, du scénario que de son traitement graphique… Classique, et efficace, ouverte à tout un chacun !

DS 29 © Paquet

Brian Bones est mandaté par son employeur, une compagnie d’assurance, pour conduire, des Etats-Unis jusque chez Citroën en France, une voiture, la mythique DS, équipée d’un moteur révolutionnaire à base de jus de betterave.

C’est la quatrième aventure de ce « privé » qui, même s’il vit aux States, a quand même une vision du monde plus européenne qu’américaine. Comme, en d’autres temps, Felix débarquant à New York… Comme les personnages racontés par Simenon pendant sa période américaine.

Avec Brian Bones, on retrouve des références à Tillieux, bien évidemment. Et d’aucuns le reprochent au dessinateur, Georges Van Linthout, le taxant d’imitation trop évidente.

Or, c’est oublier ce qu’est la carrière de Georges Van Linthout. Il a toujours été, c’est vrai, très proche, graphiquement, de ce que faisaient les grands (et moins grands) anciens. Rappelons quand même qu’il est aussi le dessinateur de l’excellent « Falkenberg », du très musical « Mojo » et du très sombre « Braquages et bras cassés ». Une carrière qui, on le remarque, a toujours refusé de se vivre dans le « ronronnement » tranquille et routinier.

DS 29 © Paquet

C’est d’ailleurs une qualité partagée par le scénariste Rodolphe, vieux routier du neuvième art, un art dans lequel il s’est plongé dès les années 70, avec un bagage littéraire et culturel important. Pour lui aussi, même si le polar, au sens large du terme, fait partie de ses références essentielles, la routine n’a jamais vraiment existé… Il est le scénariste du Commissaire Raffini, une série policière qui lorgne, certes, du côté de Tardi, mais qui tient extrêmement bien la route… S’il fallait trouver une constante dans l’œuvre de Rodolphe, ce serait le plaisir, je pense… Celui de raconter des histoires sans se prendre la tête, le plaisir de se vouloir populaire sans crétinisme, le plaisir de ne pas être dans un tiroir, dans un moule, comme l’aime tellement la critique surtout parisienne.

DS 29 © Paquet

Et Brian Bones est un peu un personnage à leur image. Aventurier, aimant les femmes, pas toujours très malin, hâbleur, il prouve encore une fois dans cet album-ci que seul le hasard, finalement, peut changer une aventure humaine. Cela dit, même si ce livre est tous publics, un moment de délassement sans intellectualisme, cela ne signifie pas que ce qui y est raconté manque de consistance. Et d’actualité ! On y parle de carburant non polluant, de multinationales qui n’en veulent pas, d’amour et de désir, de racisme et de politique. Des thèmes d’aujourd’hui traités avec légèreté.

Un livre agréable à lire, dessiné et scénarisé avec efficacité : voilà ce qu’est cette DS 29 qui vous fera découvrir bien des péripéties, bien des surprises assez bien amenées.

Jacques Schraûwen

Brian Bones, Détective Privé – DS 29 (dessin : Georges Van Linthout – scénario : Rodolphe – éditeur : Paquet – 48 pages – juillet 2020)