La Valse Brune

La Valse Brune

Rodolphe, de la bd au roman

Rodolphe, dans le monde du neuvième art, a à son actif des scénarios nombreux et variés. On pourrait citer des dizaines de séries, des dizaines de one-shots… Tous des albums marqués par une vision critique et goguenarde de notre monde…

© Mauvaise Graine

Et parmi ses très nombreux apports à l’univers de la Bande Dessinée, il en est un dans lequel, sans aucun doute, il s’est sans doute investi un eu plus encore… Une série qui lui permet d’exprimer avec plus d’intensité ses sentiments, ses révoltes, ses angoisses, ses solitudes et ses impuissances. Une série dont le personnage central, à la fin des années 50, balade sa carcasse désabusée dans des paysages souvent pluvieux, policier sans illusions autres que celles de toujours envisager l’humain dans chaque crime croisé…

Ce Commissaire Raffini résulte, c’est une évidence, de plusieurs filiations parallèles. On ne peut pas ne pas penser à Maigret et Simenon, à Nestor Burma et Léo Malet, mais aussi au Léo Malet de la trilogie noire, et à des auteurs anglo-saxons comme Hadley-Chase ou Fredric Brown.

© Tartamodo

Le polar, ainsi, est toujours fait de différents codes qu’un auteur agence à sa façon, comme un cuisinier qui réinvente sans cesse les plats de son terroir.

Et Rodolphe a décidé, en trois romans déjà, de permettre à ce personnage emblématique de son œuvre de scénariste de vivre des aventures sans dessins… Trois petits romans policiers, chez un éditeur qui ne manque pas de charme, « Le Beau jardin ». ( http://lebeaujardin.net/ )

Et le dernier en date s’appelle « La Valse Brune ».

© Les Humanoïdes Associés

Nous avons toutes et tous une musique, un petit air populaire qui nous trotte en tête… Une chanson simple, le plus souvent, qui nous replonge dans des passés plus ou moins estompés, dans des sortes de nostalgies tapies dans les méandres de nos mémoires toujours infidèles.

C’est le cas pour le commissaire Raffini, quand il reçoit le faire-part de décès de celle qui fut son épouse, il y a bien longtemps.

La souvenance est un voyage, toujours.

Et le retour de Raffini à Besançon, le temps d’un enterrement, l’enfouit dans une vie qui n’est plus, la sienne, comme dans des photos toujours mensongères… Des photos qui « jouent à suspendre le cours du temps. Mais quel mensonge ! Car bien sûr jamais le Temps ne s’arrête ni même ne ralentit et nous entraîne, nous arrache et nous rejette plus loin comme la glace descend le glacier de son sommet bleu jusqu’à la masse informe, noirâtre qui suinte de son extrémité avant de disparaître ».

Mais Raffini reste flic, d’abord… Et la mort de son amour perdu éveille ses soupçons.

Commence alors une enquête rythmée par cette vieille ritournelle, « La valse brune », une enquête au cours de laquelle on parle d’amitiés, perdues elles aussi, de collaboration possible pendant la guerre, de résistance et d’art. D’art, oui, et d’amour, tant ces deux éléments, intimement mêlés, sont à l’origine du monde, de tous les mondes qui nous habitent.

© Ferrandez

Cette « Valse Brune » est un très agréable roman policier… Même si, au tout début, j’ai été désarçonné par une concordance des temps anarchique et malvenue, je me suis ensuite laissé entraîner par un récit simple, qui n’a rien à voir avec une enquête à l’anglaise, mais qui plonge, insidieusement, dans des quotidiens d’abord et avant tout humains, vivants, proches… Chabrol s’intéressait à la bourgeoisie de province. Raffini, lui, s’intéresse aux petites gens de province et de partout… Et c’est cela qui fait aussi son charme, et celui du talent de son créateur.

Jacques Schraûwen

La Valse Brune (auteur : Rodolphe – éditeur : Le Beau jardin, collection Mauvaise Graine – juin 2021)

http://lebeaujardin.net/

Céline En Fuite

Céline En Fuite

Un portrait intelligemment construit d’un écrivain essentiel et maudit…

Louis-Ferdinand Céline est un écrivain… Un médecin… Un antisémite… Un être humain ambigu que Didier Marinesque nous raconte en parallèle des propres mots de l’auteur du « Voyage au bout de la nuit ». Un livre à dénicher, à lire, pour découvrir un personnage derrière son œuvre et les haines qu’elle a provoquées !

Céline © Editions Jourdan

Le terme de « maudit » fut utilisé par Verlaine à la fin du dix-neuvième siècle. Un terme qui englobait les créateurs en rupture de société, de reconnaissance, d’acceptation, un terme générique, à sa manière, pour dénommer les artistes s’opposant, avec provocation, aux diktats et aux normes, aux normalisations même, de la société qui, de ce fait, les refuse en tant qu’artistes.

Depuis, la psychologie et la psychiatrie se sont penchés sur cette réalité artistique, y trouvant des origines dans l’enfance et ses traumatismes. Comme de bien convenu, ai-je envie de dire… Parce que l’art ne peut jamais se résumer à une simple analyse plus ou moins scientifique ! La « malédiction » de ces artistes qui refusent d’appartenir à un formatage culturel peut sans doute se résumer au travers de la phrase célèbre de Rimbaud : « Je est un autre ».

Louis-Ferdinand Céline, de par son existence, de par son œuvre aussi, est double… Maudit, dans le sens premier du terme, par la foule comme par l’intelligentsia pour son œuvre, ses mots, et une partie de ses engagements.

Par une partie de la foule, plutôt, et par une partie du monde intellectuel, également ! De Henry Miller à Jack Kerouac, nombreux furent ceux qui défendirent Céline, même en n’appréciant pas l’homme, pour le génie de son œuvre écrite.

Céline © Gallimard

Il est vrai que Céline, auteur de pamphlets résolument et presque violemment antisémites, de « Mea Culpa » en 1936 aux « Beaux Draps » en 1941, devait bien, après la guerre, être défendu vis-à-vis de la justice française.

En 1944, Céline quitte Paris, sachant la victoire alliée proche, sachant aussi que sa personne ne risquait, au moment de la libération, qu’une seule chose : la mort, pour ces écrits qui allaient dans le sens du nazisme, qui donnaient de lui l’image d’un collaborateur plus qu’idéologique. Il n’avait sans doute pas tort, puisque l’écrivain Brasillach fut exécuté, comme d’autres intellectuels, à la suite de procès d’épuration rondement menés.

Et donc, de juin 1944 jusqu’en 1951, Céline va être en fuite… Au travers de l’Allemagne, dans une ville de Sigmaringen devenue lieu de gouvernance d’un pouvoir de plus en plus inexistant, à Berlin, et puis au Danemark.

Et c’est cette longue aventure de sept ans que nous raconte, dans ce livre, Didier Marinesque.

Mais ne nous y trompons pas, ce récit est un récit choral.

Certes, il y a le texte de Marinesque, mais il y a surtout des extraits de Céline, de ses livres, de ses lettres, nombreuses, souvent proches d’une espèce de diarrhée verbale, il y a des extraits de témoignages recueillis par des auteurs repris dans une bibliographie importante, en fin de volume.

Il en résulte, outre l’aspect historique de ce récit, de ce portrait, une manière éclatée de nous faire approcher, lecteurs passionnés ou curieux, de la vérité d’un être humain hors du commun. Ce livre n’est ni un livre d’hommage ni un livre de dénigrement, et c’est sa grande force, sa grande intelligence. Il s’agit presque d’un travail d’universitaire ayant compilé des centaines de documents et d’avis différents, les organisant pour rester, tant que faire se peut, objectif, pour ne rien cacher des parts d’ombre de Céline, mais aussi de son génie littéraire.

Céline © Futuropolis

J’ai lu Céline… Je l’ai découvert, il y a bien longtemps, grâce à Luchini, grâce, ensuite, à Tardi… J’avoue avoir lu pour la première fois, dans ce livre-ci, des extraits de ses pamphlets inacceptables, mais, également, révélateurs d’un état d’esprit qui, depuis la fin du dix-neuvième siècle, s’était multiplié dans le monde dit intellectuel…

Maudit, Céline l’a été et l’est toujours, incontestablement. Sa pensée et ses écrits le placent en marge, totalement, de la société et de ses règles. Ses livres, je parle de tout sauf de ses pamphlets, sont et restent des chefs d’œuvre de musique littéraire, d’inventivité de langage, de rythme tellement de fois, depuis, imité avec pauvreté !

J’ai lu Céline, avec passion, avec plaisir, avec émotion aussi, tant sa façon de raconter, et de se raconter, est d’une puissance presque charnelle.

Céline © Gallimard

Jai lu Céline, et en lisant ce livre de Didier Marinesque, j’ai découvert une vue d’ensemble du « personnage » plus que de l’artiste, une mosaïque de mots, de sentiments, de sensations qui nous dévoile un être aux ambiguïtés évidentes, peu sympathique, amoureux, médecin des pauvres, haï par les uns, adulé par les autres.

Ce livre nous révèle, oui, un Céline qu’il ne faut ni haïr, ni aduler… Sauf, dans un cas comme dans l’autre, pour certains de ses écrits…

Jacques Schraûwen

Céline En Fuite (auteur : Didier Marinesque – éditeur : Jourdan – 249 pages – 2013)

A lire aussi : Le Chien de Dieu, de Terpant et Dufaux : https://bd-chroniques.be/index.php/2018/01/23/le-chien-de-dieu/

Le Miroir des Âmes

Le Miroir des Âmes

Un polar suisse.

Le roman policier n’a pas de frontières, il n’a pas non plus de codes inébranlables. La preuve avec ce livre à la construction très particulière.

A presque cinquante ans, Nicolas Feuz, l’auteur de ce « Miroir des âmes », a un trajet de vie étonnant. Ce Suisse de presque 50 ans, avocat de formation, juge d’instruction et enfin procureur, a choisi, en parallèle de son métier, de s’exprimer très librement au travers d’un style littéraire bien précis, celui de l’enquête policière.

Cet univers appartient, certes, à ses quotidiens, et cela se sent : de page en page, au travers du vocabulaire, des acronymes, on se rend bien compte que rien n’est totalement inventé, que les dialogues ne souffrent d’aucune recherche littéraire, mais se contentent de reproduire la réalité.

Par contre, à côté de cette véracité de l’ambiance, du canevas général, c’est l’imaginaire qui prend le pouvoir au bout de la plume (ou du clavier d‘ordinateur…) de Nicolas Feuz.

L’intrigue de ce roman n’est d’ailleurs pas des plus simples. Il y a un attentat, dans les rues de Neufchâtel. Parmi les victimes peu touchées, le procureur Jemsen, dont la mémoire, à son réveil, se révèle ne plus fonctionner que par bribes. Il y a un tueur en série qui utilise le verre de Murano comme arme presque surréaliste. Il y a des politiciens haut placés qui se sentent investis d’une mission de bien public et, de ce fait, glissent sur les pentes de l’extrémisme idéologique. Il y a un bordel, ses pensionnaires, une femme venue de l’Est, Alba, personnage esclave et terriblement trouble.

Il y a aussi, et surtout peut-être, une vision de la société suisse d’aujourd’hui, avec ses contradictions.

Et puis, il y a une construction narrative presque déstabilisante, au début en tout cas. Ce sont des petits chapitres, deux pages, ou trois. Ce sont des allers-retours entre le présent et le passé. Ce sont des angles de vue différents, celui du procureur, de sa greffière, de la prostituée, des flics. Et c’est cette construction, presque comme un découpage en bande dessinée, qui rend ce roman palpitant, malgré quelques improbabilités, quelques raccourcis trop rapides.

Ce qui rend également ce livre passionnant, c’est le fait que, et son titre le montre bien, les histoires qui nous y sont racontées, pour horribles qu’elles soient, ne sont jamais que des miroirs. Miroirs des personnages, miroirs de la pensée, de la politique, de la peur… Des miroirs déformants, pour des êtres déformés, en quelque sorte. Jusqu’à la « chute » qui nous montre que même les âmes peuvent se révéler interchangeables à la lumière des souvenirs, des lâchetés, des angoisses, et du hasard…

Jacques Schraûwen

Le Miroir des Âmes (auteur : Nicolas Feuz – éditeur : Le Livre de Poche numéro 35474 – 262 pages – 2018)