Elise Et Les Nouveaux Partisans

Elise Et Les Nouveaux Partisans

Un livre « engagé » qui éveille questions et consciences…

Dominique Grange et Jacques Tardi forment un couple dans lequel les fidélités à leurs idéaux de jeunesse restent intacts. C’est chose assez rare, reconnaissons-le, et ce livre-ci en est une preuve éclatante !

Elise Et Les Nouveaux Partisans © Delcourt

En ouvrant mon dictionnaire de référence, en y cherchant la définition du mot « Partisan », voici ce que je trouve : « Personne qui est attachée à une cause, à un parti, à une doctrine, etc., dont elle prend la défense ».

Une cause : celle de la révolte à un ordre établi qui fait preuve d’absolutisme…

Un parti : celui de la revendication d’une forme de liberté, d’un rejet de toute discrimination…

Une doctrine : celle d’une gauche prolétarienne ne se contentant pas de ronronner dans le politiquement correct et s’exprimant avec la volonté, parfois violente, d’être entendue…

L’héroïne de ce livre est une partisane évidente… Une jeune femme qui, à la fin des années 50, découvre Paris, le théâtre, la chanson, et la lutte des classes.

Elise Et Les Nouveaux Partisans © Delcourt

Les réalités qu’elle rencontre ainsi, au fil de ses quotidiens, la poussent, le plus naturellement du monde, le plus simplement aussi, à s’engager.

La guerre d’Algérie, en France, met en avant des haines qui ne font que s’attiser les unes les autres avec la frénésie de la fuite en avant. Et c’est dans ce climat délétère, dans cette ambiance de déraison, dans cet environnement aux violences exacerbées, que la jeune Elise devient militante, quitte le confort quelque peu douillet de son éducation pour se placer aux côtés de ceux qu’elle découvre opprimés par un système politique…

Et voilà comment une existence, de rencontre en rencontre, de manif en manif, devient un combat partisan qui dure et se renouvelle, de la guerre d’Algérie jusqu’à l’espérance de mai 68, jusqu’aux combats plus centrés sur l’ultralibéralisme des années 70 et 80.

Elise Et Les Nouveaux Partisans © Delcourt

Et ce livre, que d’aucuns appellent roman graphique et qui est bien plus une biographie romancée et dessinée, nous parle d’une femme et de son trajet de vie de plus de 60 ans.

Même si le personnage central et omniprésent de ce livre se prénomme Elise, on comprend vite, bien évidemment, que c’est la vie mouvementée de sa compagne Dominique Grange que Tardi a mise en dessin, en scène…

Cela dit, même s’il ne s’agit pas d’un acte narratif volontaire, le prénom d’Elise remet en mémoire un film qui, justement, parlait de cette guerre d’Algérie, des manifestations à Paris pendant lesquelles la police, sur ordre évidemment, a tiré sur la foule, a assassiné en toute impunité des militants qui revendiquaient des droits inscrits normalement dans toute démocratie. Dans ce film de Michel Drach avec Marie-Josée Nat, une jeune femme refuse de vivre la vie bien rangée qui lui est promise, va travailler en usine, se lie d’amour avec un Algérien…

Le canevas du destin de cette Elise imaginée par l’écrivaine Claire Etcherelli est le même, dans son initiale en tout cas, que celui de Dominique Grange…

Elise Et Les Nouveaux Partisans © Delcourt

Prendre le parti de la classe ouvrière, le faire sur base d’une idéologie politique plus maoïste que marxiste, ce n’était possible, pour Dominique-Elise, qu’en vivant réellement aux côtés des ouvriers… Avec son travail, mais aussi sa guitare, ses mots, sa culture, pour mettre le feu à des consciences trop embrigadées dans des compromis syndicaux.

Dominique Grange se raconte… Ou, plutôt, elle a voulu scénariser son existence pour la rendre emblématique d’une époque, certes révolue pour d’aucuns, mais qui lui reste d’une importance capitale, bien plus humaine, finalement, qu’humaniste.

On sait, de l’aveu de Dominique Grange, combien ce travail de mémoire débouchant sur un livre susceptible de rappeler qu’aucune lutte n’est jamais totalement terminée, combien ce livre est le résultat d’une complicité entre elle et Jacques Tardi, qui lui fit bien souvent, m’a-t-elle dit, élaguer son propos initial.

Elise Et Les Nouveaux Partisans © Delcourt

La mémoire est un lieu… Un endroit dans lequel renaissent, de temps en temps, des images oubliées… Des portraits… Un Guy Béart, par exemple, chantant avec Dominique-Elise… D’un Sartre quelque peu opportuniste… Des souvenances aussi de déceptions, de ruptures avec une idéologie de plus en plus doctrinaire, de moins en moins en lutte « pour », de plus en plus en lutte « contre »…

Ce livre, je le disais, est un ouvrage engagé… Très à gauche, dans une gauche de combat qui, de nos jours, laisse de plus en plus la place à une gauche rose bonbon…

Ce livre nous dit, ou nous rappelle pour les plus lucides d’entre nous, que le premier terreau de toute dictature, c’est une démocratie qui perd le contact avec les « gens ».

Ce livre, donc, ne peut que déplaire à pas mal de monde, c’est évident. Les bobos d’aujourd’hui, les bourgeois d’hier ne s’y retrouveront pas.

Elise Et Les Nouveaux Partisans © Delcourt

Mais ce livre est un document… Un regard sur une époque toute proche… Une époque qui n’a pas laissé comme héritage que des tristes sires comme Cohn Bendit…

Cela dit, je me dois de dire que certaines des péripéties, certains des engagements racontés dans ce livre ne correspondent pas à ma propre vision de la société, celle qu’il nous faut encore et encore construire. L’idéologie, quelle qu’elle soit, m’a toujours hérissé, et Elise-Dominique en est parfois, au cours de sa vie, dépendante, aveuglée par des idées qui, finalement, ne sont que des principes. Les dogmes qui l’ont fait évoluer, je pense, profondément, qu’ils ne sont pas moins dangereux que ceux contre lesquels elle s’est battue.

Mais, je le répète, ce livre est important de par le témoignage qu’il apporte. Sur un combat, toujours pluriel… Sur la possibilité qu’on peut envers et contre tout rester fidèle à sa jeunesse, à ses vingt ans…

Elise Et Les Nouveaux Partisans © Delcourt

Qui donc disait, il y a quelques années à peine, qu’il fallait aux jeunes retrouver la force de l’indignation ? Ah oui, Stéphane Hessel ! Un vieux monsieur, totalement oublié de nos jours, dont les indignations ont laissé la place à d’autres indignations parfaitement (et politiquement, au sens large du terme) formatées…

Jacques Schraûwen

Elise Et Les Nouveaux Partisans (dessin : Jacques Tardi – scénario : Dominique Grange – éditeur : Delcourt – 176 pages – novembre 2021)

A écouter : https://www.youtube.com/watch?v=ofwI7yfjvUw

Joseph Gillain : une vie de bohème

Joseph Gillain : une vie de bohème

Un livre dont j’ai dit tout le bien, en son temps, et qui se voit couronné d’un prix, le Prix « Papiers Nickelés SoBD » qui récompense chaque année un ouvrage remarquable sur la bande dessinée et le patrimoine graphique imprimé, paru dans l’année.  

Un livre pour tous les amateurs de bande dessinée qui savent l’importance des grands anciens dans l’évolution du neuvième art ! 

A offrir ou à s’offrir!

Dans la belle et grande histoire du neuvième art, il n’y a pas, fort heureusement, qu’Hergé… Il y a Jijé, aussi, un artiste exceptionnel qui est toujours à redécouvrir. Ce sera le cas grâce à ce livre qui est une véritable somme biographique !

Joseph Gillain © Musée Jijé

Commençons par un bémol, si vous voulez bien. Je n’ai pas trouvé dans cet ouvrage de quelque 445 pages une bibliographie de tous les albums dessinés par Jijé. Bien sûr, on y retrouve énormément de héros et de personnages auxquels Jijé a donné vie, mais je pense qu’il eût été bon de rendre visuellement et chronologiquement compte de toute la richesse de création de Jijé.

Cela dit, ce n’est qu’une petite critique, rien de plus, parce que ce livre est réellement intéressant.

Joseph Gillain © Jijé – éd. Dupuis

La volonté de son auteur, François Deneyer, n’est d’ailleurs pas d’être exhaustif. Ni de nous offrir seulement le portrait d’un auteur de bande dessinée important.

Il a choisi de nous le faire découvrir au travers de son existence, de ses créations, certes, mais d’abord et avant tout par le biais de ses quotidiens, de ce qu’il a été à côté du neuvième art.

On a fort tendance, de nos jours, à vouloir séparer l’homme de l’œuvre. Pour François Deneyer, dont je partage l’avis, aucun artiste ne peut se résumer à ses œuvres. Pour le comprendre, pour l’apprécier, sans le juger, il est important de replacer cet artiste dans la perspective de son histoire personnelle.

Joseph Gillain © photo Fr. Deneyer

C’est pour cela que ce livre s’intéresse énormément, principalement ai-je envie de dire, à la personnalité de Joseph Gillain plus qu’à celle de Jijé ! Comme le disait Franquin à propos de Jijé : « Il s’est dispersé. Il avait un tempérament trop riche pour se fermer dans une routine… ». Et c’est pour nous faire découvrir toutes ces échappées hors de la routine que Deneyer a fait ce livre, qui lui a pris plus de quatre ans de travail.

François Deneyer a fait le choix éditorial de découper cette biographie extrêmement fouillée, littérairement intéressante et vivante, en chapitres. Bien entendu, on peut décider de lire ce livre « dans l’ordre », mais on peut aussi picorer à gauche, à droite, se balader…

Joseph Gillain © Jijé

Les premiers chapitres nous donnent la « généalogie » de Joseph Gillain. Ses parents, son père qui écrivait, montrant ainsi qu’une carrière artistique comme celle de Jijé s’est construite dans la continuité d’une éducation… On y parle aussi de lieux qui virent Gillain s’épanouir, Gedinne, Corbion, L’Ardenne belge… On parle aussi de ses rencontres artistiques, qui firent de lui un graveur et, tout au long de sa vie, un peintre amoureux de la lumière et de la couleur.

Le travail de Deneyer est un regard sur un homme plus que sur une œuvre. Mais c’est bien cette œuvre, et singulièrement celle de la BD, qui reste malgré tout au centre de cet ouvrage. Par le texte, par les références, par les citations, et, surtout aussi, par l’iconographie riche et parfois surprenante, une iconographie qui, elle, parvient à nous dévoiler toutes les facettes de ce dessinateur de petits mickeys qui sut insuffler à la bande dessinée un souffle humaniste.

Joseph Gillain © Jijé

L’auteur de cette « somme » n’évite pas non plus, fort heureusement, les sujets qui « fâchent »… De nos jours, Blondin et Cirage, par exemple, ou le dessin caricatural d’un marchand dans un album de Spirou d’après-guerre, seraient sans doute impossibles à publier. Mais les traiter de racistes, c’est oublier, volontairement, par faiblesse intellectuelle, de les replacer dans l’époque où ils furent dessinés, et ce livre parvient à désamorcer ces critiques en remettant les dessins incriminés dans la perspective de ce qu’est l’Histoire…

Joseph Gillain © Jijé

Deneyer aborde aussi les semaines de prison vécues par Jijé à la fin de la guerre, malgré des interventions nombreuses, de Doisy, résistant notoire, de Dupuis aussi. Et François Deneyer rétablit des vérités importantes, en rappelant par exemple que bien des membres de l’Eglise catholique belge ne cachaient pas leurs admirations pour la politique de Rex. Et que, comme Hergé, Jijé était croyant, influencé dès lors par une idéologie qui rappelons-le, a vu une part importante de la population belge voter pour elle avant la guerre !

Joseph Gillain © Hubinon-Charlier-Jijé – éd. Dupuis

Mais, dans cet épisode d’accusations de collaboration, ce qui pose question, c’est la différence de traitement entre Jijé et Hergé. Hergé qui, qu’on le veuille ou non, a travaillé pour le Soir volé, sans état d’âme, alors que Jijé, lui, travaillait pour un Spirou non volé (jusqu’à son « interdiction » par l’occupant), refusant même des propositions pour des dessins de propagande anti-communiste… Mais là n’est pas le débat de ce livre. Seulement, j’ai trouvé qu’il était bien de parler aussi, et sans post-jugement, de cette époque de laquelle on dit, de plus en plus souvent, tout et son contraire !

Vous l’aurez compris, ce livre est essentiel pour tous les fans de la BD… Parce que, tout simplement, Jijé est un des auteurs les plus essentiels de cet art qu’on définit comme neuvième.

Joseph Gillain © Musée Jijé

Et parce qu’il est temps, vraiment, de lui rendre ouvertement, totalement, sa place dans un art qui lui doit énormément (comme le disent et l’on dit Giraud, Boucq, Franquin, et bien d’autres…).

Jacques Schraûwen

Joseph Gillain : une vie de bohème (auteur : François Deneyer – éditeur : éditions Musée Jijé – novembre 2020 – 445 pages)

https://www.jije.org/

Taxi – Récits depuis la banquette arrière

Taxi – Récits depuis la banquette arrière

J’ai déjà, ici, dit tout le bien que je pensais d’Aimée De Jongh, une jeune néerlandaise dont le talent et la simplicité construisent déjà une œuvre importante. Chacun de ses livres est un jalon de plus sur les chemins du talent pur !

https://www.rtbf.be/culture/bande-dessinee/detail_l-obsolescence-programmee-de-nos-sentiments-l-amour-le-desir-le-bonheur-et-le-temps-qui-passe-jacques-schrauwen?id=9976456

https://bd-chroniques.be/index.php/2021/06/19/jours-de-sable/

Taxi © La Boîte à Bulles

Avec « Taxi », elle explore avec réussite une forme ce narration sereine, tranquille, poétique…

Elle est cette jeune femme qu’elle dessine, auteure de bd qui se balade autour du monde, tranquillement, et découvre les pays qu’elle traverse de la banquette arrière des taxis qu’elle emprunte…

Ce n’est certes pas une autobiographie, je parlerais plutôt d’un « auto-récit »… Une narration surprenante, qui pourrait n’être qu’immobile et qui, pourtant, se révèle sans cesse en mouvement… Parce que la naissance du mouvement, du geste, de la vie donc, tout cela ne peut prendre naissance qu’au travers des mots en échange et des regards posés, curieux et sans préjugés, sur le monde.

Taxi © La Boîte à Bulles

Et c’est là le contenu de ce livre, d’abord et avant tout : la « rencontre »… Entre une cliente et des conducteurs de taxi, entre des humains qui vivent dans des univers différents mais qui, par la magie du voyage, acceptent, avec plus ou moins de plaisir, de faire un bout de chemin ensemble.

Chaque rencontre crée des souvenirs et en remet d’autres en mémoires.

Et dans cet album, ces souvenirs anciens viennent ponctuer les trajets en voiture, et ces ponctuations, étrangement, sont souvenances de mort… Le taxi passe devant le Bataclan… Un autre taxi laisse l’image de Robin Williams occuper une part de l’espace… Un autre véhicule, encore, nous permet de découvrir des pratiques funéraires très différentes de tout ce qu’on connaît…

Taxi © La Boîte à Bulles

Je dis : « nous permet »… Et c’est là aussi que la magie opère, celle de la création, celle du talent d’Aimée De Jongh. Ce qu’elle a vécu et raconte avec une simplicité extrême, c’est autant à nous qu’elle le délivre qu’à elle-même. Et, ce faisant, elle dessine, sans jamais la montrer, une géographie dans laquelle toutes les villes se ressemblent tout en étant différentes, tous les humains sont semblables tout en ayant des préoccupations parfois très opposées.

Los Angeles, Paris, Jakarta, Washington deviennent ainsi, pour Aimée comme pour les taximen, des étapes de vie… Des lieux à découvrir de derrière des vitres, mais des lieux qui, en même temps, deviennent des acteurs.

Ces villes sont des jalons tranquilles, sereins, empreints d’une poésie quotidienne sans apprêts, dans la pensée de l’héroïne, et forment, étrangement, comme la trame d’une approche automobile et sociologique de l’existence de tout un chacun.

Taxi © La Boîte à Bulles

Les clichés, omniprésents lorsqu’on parle, toutes et tous, d’endroits dont on ne connaît que les façades touristiques, sont progressivement battus en brèche dans ce livre. Ce qui n’empêche pas certains d’entre eux de devenir une sorte de leitmotiv universel… En Asie comme aux Etats-Unis, quand on parle des Pays-Bas, on entend, comme en écho, le nom de Cruyff…

Le dessin d’Aimée De Jongh s’attarde sur les traits et les mimiques de son héroïne, d’elle, donc… Ses étonnements, ses questionnements, ses peurs parfois, ses incompréhensions également, tout cela se lit dans ses yeux, dans les plis de ses lèvres en sourires ou en hésitation…

Taxi © La Boîte à Bulles

Elle joue ainsi avec les contrastes… Contrastes que le noir et blanc accentue, que ce soit pour les décors et le jeu0d es lumières qui leur donnent relief, que ce soit, aussi, surtout peut-être, dans les physionomies de la passagère et de ses conducteurs.

De voyage en voyage, de rencontre en rencontre, ce livre peut donner l’impression que la passagère de ces taxis ne cherche qu’elle-même, et que ses voyages à travers le monde n’ont qu’un seul but, lui créer un miroir où se reconnaître.

Mais il n’y a pas de mouvement perpétuel et narcissique, dans ce livre, il n’y a pas non plus de quête. Il y a un beau poème, de mots et de silence, de dessins et de rêves, de découvertes et de sensations. Un poème qui, comme toute poésie, ne peut s’aimer et se savourer que dans le partage…

Aimée De Jongh

Et il ne tient qu’à vous de vous enfouir dans l’univers d’Aimée De Jongh, de laquelle me vient une certitude : elle est en train de devenir une des dessinatrices les plus étonnantes et les plus importantes qui soient dans le paysage du neuvième art actuel !

Jacques Schraûwen

Taxi (auteure : Aimée De Jongh – éditeur : La Boîte à Bulles – septembre 2021 – 96 pages)