Le peintre Hors-La-Loi

Le peintre Hors-La-Loi

Le portrait d’un peintre oublié…

Bande dessinée et Histoire peuvent se faire complices, comme dans ce livre, pour décrire d’une époque bien plus que les simples anecdotes factuelles…

Le Peintre Hors-La-Loi © Casterman

C’est bien d’Histoire, oui, que nous parle cet album. Mais surtout n’ayez pas peur de ce mot… Frantz Duchazeau, son auteur, n’a rien de pédant ni de doctoral, loin s’en faut ! Il privilégie l’aventure, le ludique, l’humain… Et ses livres, toujours, sont extrêmement agréables à lire. Agréables, mais fidèles, aussi, à la grande Histoire.

Le Peintre Hors-La-Loi © Casterman

Tout commence, dans cet album, en 1793, le 21 janvier très exactement, par la décapitation de Louis XVI. Une exécution publique qui réveille ou révèle les aspects les plus abjects d’une foule. Une foule dans laquelle ne se trouve pas le peintre Lazare Bruandet, trop occupé à immortaliser les courbes d’une jeune femme aux rondeurs souveraines. Une femme qu’il abandonne, pour aller retrouver sa légitime… Qu’il pense apercevoir, sur son trajet, dans d’autres bras que les siens. Il en résulte une dispute au cours de laquelle meurt son épouse. Tout le récit va donc nous montrer qui est ce peintre obligé de fuir, hors-la-loi, qui trouve refuge à la campagne, auprès de moines.

Le Peintre Hors-La-Loi © Casterman

On pourrait croire ce personnage né de l’imagination de Frantz Duchazeau, mais pas du tout ! Lazare a réellement existé, il a été ce que nous montre le dessinateur Frantz Duchazeau : un peintre, un ivrogne, un bretteur acariâtre, un misanthrope, un amant fuyant…

Le Peintre Hors-La-Loi © Casterman

Le talent de Duchazeau, c’est de nous le montrer en pleine action, en vie ai-je envie de dire. On ne voit pas ses tableaux, alors qu’il fut un grand précurseur dans l’histoire de l’art, soucieux de peindre en extérieur, soucieux de faire du réalisme une interprétation du réel. Il le dit à un certain moment : « l’exactitude n’est pas la vérité ».

La vérité de Lazare, c’est de regarder, de ne « peindre que pour le plaisir de l’instant », d’être capable « d’en revenir à la solitude »…

Sa vérité, c’est aussi de permettre à son épée d’intervenir dans des situations que cette époque de terreur, de mort, impose à ceux qu’il se choisit comme amis, ou comme proches.

Le Peintre Hors-La-Loi © Casterman

Ce livre, c’est le portrait d’un homme qui est peintre, qui ne cherche aucunement la gloire ou la reconnaissance, qui peint à en mourir, qui s’enivre à en faire mourir, qui ne guérit pas de son enfance et des horreurs qu’il y a subies. C’est le portrait d’un personnage presque rabelaisien, un être humain qui, au bout de son pinceau ou au bout de son épée, ose des réflexions qui dépassent l’art, tout en le magnifiant. Au nom de la révolution et de la liberté, que d’injustices ! Au nom de la vie, que de morts ! Au nom de l’art, que de combats perdus !

Le Peintre Hors-La-Loi © Casterman

Le graphisme de Duchazeau n’a jamais, pour moi, été aussi efficace… Dans les décors, par exemple, ceux de la nature comme ceux des rues des cités… Et le travail du coloriste Drac est époustouflant, vraiment… La couleur appartient totalement au récit et à son rythme, à ses rythmes… C’est vraiment un très bel album, que je ne peux que conseiller aux amoureux de la grande Histoire, de la Peinture, et de l’aventure à taille humaine !

Jacques Schraûwen

Le Peintre Hors-La-Loi (auteur : Frantz Duchazeau – couleurs : Drac – éditeur : Casterman – mars 2021 – 94 pages)

« Un papa, une maman » et « Marathon »

« Un papa, une maman » et « Marathon »

Deux coups de cœur, deux belles réussites à lire, absolument !

Ce que j’aime dans la bande dessinée, dans la littérature, c’est l’éclectisme… Celui de mes goûts, celui des éditeurs aussi qui, de plus en plus, aiment à nous proposer, lecteurs, des lectures très variées… et de qualité !

Marathon

(auteur : Nicolas Debon – éditeur : Dargaud – 128 pages – juin 2021)

Marathon © Dargaud

Le 5 août 1928, pendant les Jeux Olympiques d’Amsterdam, c’est le jour d’une des épreuves les plus éprouvantes, le marathon.

Le 5 août 1928, c’est une course longue, dure, avec un vent puissant contre lequel se battre, qui débute. Avec des favoris, les Américains, les Japonais. Avec un inconnu, un Français qui vient d’ailleurs, d’Algérie, un ouvrier de chez Renault, un petit Arabe dont personne ne retient le nom.

Marathon © Dargaud

Et c’est cette course que nous raconte Nicolas Debon, vue à la fois de l’intérieur et de l’extérieur grâce à la perception qu’en a un journaliste français.

Et dans ce récit, Nicolas Debon réalise un vrai exploit, tout comme celui de ce coureur, El Ouafi Boughéra… Celui de nous montrer, de page en page, des dessins qui, tous, se ressemblent un peu, des coureurs, des hommes seuls avec eux-mêmes, bien qu’entourés d’autres coureurs. Et, ce faisant, de réussir à créer un rythme, sans jamais lasser les yeux du lecteur… Dans des tons bruns, couleur de Sienne, éclairés ici et là de quelques touches de couleur un tout petit peu plus vives, Debon fait de son album une sorte de livre d’animation… On voit les sportifs courir, certes, mais, surtout, on les « sent » courir… Se fatiguer, douter, se battre pour des raisons qu’ils sont seuls à connaître.

Marathon © Dargaud

Oui, ce livre est d’abord un livre visuel, un livre de sensations, d’impressions, de musique, celle des pas qui martèlent le sol.

Mais il est aussi un livre qui nous parle de l’idéal olympique, si souvent bafoué pour des raisons mercantiles, politiques, tristement raciales, aussi, donc idéologiques.

Et il nous en parle sans idéologie, justement, avec le seul regard de l’intelligence et de l’empathie. Avec les seuls mots, ou presque, de son personnage central et de tout ce à quoi peut penser un athlète en marche, croit-il, vers la seule victoire qui compte, celle d’une liberté plus forte que toute gloire.

Marathon © Dargaud

Ce livre est étonnant… Extrêmement graphique, il est une totale réussite… Et le dossier qui le termine, et qui éclaire la vie de ce vainqueur que l’Histoire des jeux olympiques a oublié, ce dossier est clair, précis, et bienvenu…

Un Papa, Une Maman – Une Famille Formidable (La Mienne)

(auteure : Florence Cestac – éditeur : Dargaud – janvier 2021 – 56 pages)

Un Papa, Une Maman – Une Famille Formidable (La Mienne) © Dargaud

On ne parle bien que de ce qu’on connaît, et aucun imaginaire ne remplacera jamais la puissance de la vraie souvenance.

C’est cette certitude qui me pousse, depuis longtemps, à préférer Jules Renard à Schmitt, Léautaud à Levy, Malet à De Villers, Céline à Musso, Pennac à Dard.

En BD, cette notion du « vécu » prend souvent des formes détournées, de par le format, déjà, imposé à cet art. Même dans un roman graphique, il faut que l’imagination soit bien présente, et, de ce fait, le vécu, lui, et ses idées, ses impressions, ses coups de gueule, ses coups de cœur, tout cela se retrouve en arrière-plan. Et c’est lorsque cet arrière-plan se laisse voir, apprivoiser, qu’un album bd me semble le mieux réussi… C’est le cas chez Tardi, par exemple, chez des scénaristes comme Dufaux, ou même Cauvin. C’est le cas, pratiquement toujours, dans les livres que je prends plaisir, ici, à chroniquer.

Un Papa, Une Maman – Une Famille Formidable (La Mienne) © Dargaud

Avec Florence Cestac, les choses sont différentes. A l’instar de Claire Bretécher, elle parle presque toujours d’elle, ouvertement, d’album en album.

Et, bon Dieu, elle en parle bien ! Avec une sorte de distanciation qui souligne avec encore plus de puissance la réalité de la révolte. Avec une délectation, aussi, à nous dessiner, au feu de ses souvenirs, les braises vacillantes de ce qu’était la vie, avant, hier, avant-hier…

Dans ce livre-ci, c’est presque à une démarche sociologique qu’elle se livre. Elle nous raconte sa famille, son enfance, son adolescence, dans ce qu’on appelle aujourd’hui « les trente glorieuses » et qui n’avaient de la gloire que les apparats clinquants !

Eh oui, Florence Cestac est ce que quelques crétins intellectuels sans être intelligents appellent une « boomer » !

Un Papa, Une Maman – Une Famille Formidable (La Mienne) © Dargaud

Et le récit de sa jeunesse nous montre, sans faux fuyant, ce qu’était le sens de la famille, les autorités évidentes qui y régnaient, les rôles préétablis qui y prévalaient. Elle nous rappelle ainsi qu’aucune époque ne ressemble à quelque paradis que ce soit, et que ces fameuses trente glorieuses ont été aussi des années pendant lesquelles quelques combats essentiels ont vu le jour. Combat pour la liberté d’être soi, combat pour nier à la famille un pouvoir absolu, combat pour que la jeunesse puisse être un éveil, combat pour que la place de chacun, et de la femme singulièrement, se vive sous la seule loi de l’égalité.

C’est un peu tout cela que Florence Cestac nous raconte dans cet album. Mais avec légèreté… Avec sourire… Avec émotion aussi, et, de ce fait, sans manichéisme… Elle le fait en parlant d’elle, de sa propre évolution et donc de celle de la bande dessinée des années 70, de sa carrière, de ce prix d’Angoulême qui, chose pas toujours évidente dans ce haut lieu d’une certaine obédience « parisienne », a récompensé en elle une artiste d’exception !

Un Papa, Une Maman – Une Famille Formidable (La Mienne) © Dargaud

Dans ce livre, bien des gens, toutes générations confondues d’ailleurs, vont reconnaître une part d’eux-mêmes.

Parce que, finalement, c’est en parlant de ce qu’on connaît, de ce qu’on a vécu, sans mensonge, qu’on réussit le mieux à faire une œuvre qui concerne tout un chacun !

Jacques Schraûwen

La Valse Brune

La Valse Brune

Rodolphe, de la bd au roman

Rodolphe, dans le monde du neuvième art, a à son actif des scénarios nombreux et variés. On pourrait citer des dizaines de séries, des dizaines de one-shots… Tous des albums marqués par une vision critique et goguenarde de notre monde…

© Mauvaise Graine

Et parmi ses très nombreux apports à l’univers de la Bande Dessinée, il en est un dans lequel, sans aucun doute, il s’est sans doute investi un eu plus encore… Une série qui lui permet d’exprimer avec plus d’intensité ses sentiments, ses révoltes, ses angoisses, ses solitudes et ses impuissances. Une série dont le personnage central, à la fin des années 50, balade sa carcasse désabusée dans des paysages souvent pluvieux, policier sans illusions autres que celles de toujours envisager l’humain dans chaque crime croisé…

Ce Commissaire Raffini résulte, c’est une évidence, de plusieurs filiations parallèles. On ne peut pas ne pas penser à Maigret et Simenon, à Nestor Burma et Léo Malet, mais aussi au Léo Malet de la trilogie noire, et à des auteurs anglo-saxons comme Hadley-Chase ou Fredric Brown.

© Tartamodo

Le polar, ainsi, est toujours fait de différents codes qu’un auteur agence à sa façon, comme un cuisinier qui réinvente sans cesse les plats de son terroir.

Et Rodolphe a décidé, en trois romans déjà, de permettre à ce personnage emblématique de son œuvre de scénariste de vivre des aventures sans dessins… Trois petits romans policiers, chez un éditeur qui ne manque pas de charme, « Le Beau jardin ». ( http://lebeaujardin.net/ )

Et le dernier en date s’appelle « La Valse Brune ».

© Les Humanoïdes Associés

Nous avons toutes et tous une musique, un petit air populaire qui nous trotte en tête… Une chanson simple, le plus souvent, qui nous replonge dans des passés plus ou moins estompés, dans des sortes de nostalgies tapies dans les méandres de nos mémoires toujours infidèles.

C’est le cas pour le commissaire Raffini, quand il reçoit le faire-part de décès de celle qui fut son épouse, il y a bien longtemps.

La souvenance est un voyage, toujours.

Et le retour de Raffini à Besançon, le temps d’un enterrement, l’enfouit dans une vie qui n’est plus, la sienne, comme dans des photos toujours mensongères… Des photos qui « jouent à suspendre le cours du temps. Mais quel mensonge ! Car bien sûr jamais le Temps ne s’arrête ni même ne ralentit et nous entraîne, nous arrache et nous rejette plus loin comme la glace descend le glacier de son sommet bleu jusqu’à la masse informe, noirâtre qui suinte de son extrémité avant de disparaître ».

Mais Raffini reste flic, d’abord… Et la mort de son amour perdu éveille ses soupçons.

Commence alors une enquête rythmée par cette vieille ritournelle, « La valse brune », une enquête au cours de laquelle on parle d’amitiés, perdues elles aussi, de collaboration possible pendant la guerre, de résistance et d’art. D’art, oui, et d’amour, tant ces deux éléments, intimement mêlés, sont à l’origine du monde, de tous les mondes qui nous habitent.

© Ferrandez

Cette « Valse Brune » est un très agréable roman policier… Même si, au tout début, j’ai été désarçonné par une concordance des temps anarchique et malvenue, je me suis ensuite laissé entraîner par un récit simple, qui n’a rien à voir avec une enquête à l’anglaise, mais qui plonge, insidieusement, dans des quotidiens d’abord et avant tout humains, vivants, proches… Chabrol s’intéressait à la bourgeoisie de province. Raffini, lui, s’intéresse aux petites gens de province et de partout… Et c’est cela qui fait aussi son charme, et celui du talent de son créateur.

Jacques Schraûwen

La Valse Brune (auteur : Rodolphe – éditeur : Le Beau jardin, collection Mauvaise Graine – juin 2021)

http://lebeaujardin.net/