Amours fragiles – 8. Le Pacte

Amours fragiles – 8. Le Pacte

Une grande fresque historique qui nous conduit de 1933 jusqu’à la fin de la guerre…

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Nous voici presque à la fin de cette série, avec un avant-dernier tome qui nous montre les derniers soubresauts d’une guerre à ne pas oublier.

Mais ne me demandez pas de vous résumer l’histoire de cette grande saga historique. Elle nous balade dans un ensemble d’aventures humaines pendant plus de douze ans, elle nous parle de l’amour entre un Allemand et une Française, elle nous parle de résistance, des deux côtés de la ligne de guerre.

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Oui, c’est une série, une grande série comme la bande dessinée n’a plus vraiment l’habitude de nous montrer… Un pari un peu fou, peut-être, mais particulièrement bien réussi, il faut le dire, même si le lecteur peut, ici et là, se perdre en cours de route dans un foisonnement de personnages comme de situations. Philippe Richelle…

C’était donc une gageure, véritablement, pour les deux auteurs de ces amours fragiles, que de se lancer dans cette saga pendant laquelle prennent chair des hommes et des femmes qui, vieillissant peu à peu, évoluent sans aucun manichéisme dans un long récit, ma foi, bien charpenté. La fragilité est celle d’un amour qui, pourtant, n’est pas impossible…

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Et puis, finalement, l’important dans cette longue aventure éditoriale, c’est justement cet ensemble de personnages tous, à leur manière, attachants. Tous importants… Tous prenant chair de tome en tome, prenant vie au gré du temps qui passe de désespérance en éblouissement, de courage en lâcheté. Philippe Richelle…

Tout autour du personnage central, Martin Mahner, tout est fragile… D’album en album, on assiste à la montée du nazisme, son avènement, son expansion, la guerre, jusqu’à ce tome 8 qui voit la destruction de cette idéologie nauséabonde… Le monde se fragilise, les convictions de chacun se fragilisent, et les émotions, les sentiments, se vivent sans d’autres espérances que le moment présent. Ces années de guerre étaient en fait sans avenir, et les protagonistes de cette série le sentent toutes et tous, à leur manière.

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Amours fragiles, c’est la longue histoire, traitée presque sociologiquement, d’humains se perdant et se retrouvant, sans cesse… Amours fragiles, c’est comme un pendule oscillant entre amour et guerre, entre mort et paix, entre homme et femme, entre courage et lâcheté, entre engagement et indifférence, entre Histoire et intimité. Avec, d’album en album, des portraits féminins particulièrement réussis… Jean-Michel Beuriot et Philippe Richelle.

Ce n’est pas une fable, c’est un portrait, oui, qui nous parle du destin, de l’héroïsme, de la trahison, de la compromission, du quotidien aussi… Pendant la guerre, tout n’est-il pas, en définitive, spontané, comme l’amour ?…

Philippe Richelle, photo de Fabien Van Eeckhaut

Et ce huitième opus, « Le Pacte », nous plonge en pleine débâcle. Ce pacte, vous le découvrirez, est, comme tous les pactes, une sorte de démission…

Jean-Michel Beuriot

Cela dit, pour qu’une telle série dessinée tienne dans la durée, il faut une osmose entre le scénario et le dessin. Et c’est le cas ici, avec un graphisme réaliste et particulièrement fidèle au réel de l’époque dessinée, quant aux vêtements, aux gestes, aux attitudes. Un dessin, de Jean-Michel Beuriot, qui reste discret, dans ce huitième épisode, quant à cette débâcle. Certes, il laisse deviner les ambiances qui, du côté allemand, deviennent totalement défaitistes… Mais là où, dans les albums précédents, le décor prenait une importance capitale, se révélant être un lien entre les différentes séquences du récit, ici, il se fait plus discret… Mais, ce faisant, il s’approche peut-être bien plus intimement des personnages… Jean-Michel Beuriot…

Ajoutons à tout cela la qualité tranquille, sereine, sans tape-à-l’œil inutile, de la couleur… Oui, cette série est réussie, elle est passionnante… Elle est sans manichéisme, aussi, et cela fait du bien en une époque où le manichéisme devient monnaie courante… « Amours Fragiles », c’est une fresque, une vraie fresque, dont les fragilités sont d’une belle présence… Et sont, finalement, les reflets de nos propres fragilités…

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Jacques et Josiane Schraûwen

Amours Fragiles – 8. Le Pacte (dessin : Jean-Michel Beuriot – scénario : Philippe Richelle – couleur Dominique Osuch – éditeur : Casterman – mars 2023 – 56 pages)

Le Prof Qui A Sauvé Sa Vie

Le Prof Qui A Sauvé Sa Vie

Un titre étrange pour un livre qui nous parle de passion, de nostalgie, des mille chemins possibles de l’existence aussi.

Ce livre est né d’une rencontre… Entre, d’une part, Albert Algoud, homme de médias, écrivain, ancien rédacteur en chef de Fluide Glacial, membre émérite de Hara Kiri, et ancien professeur ! Et d’autre part, Florence Cestac, dessinatrice, cofondatrice des éditions Futuropolis, grand prix d’Angoulème en 2000. Et pionnière de la bd féminine, avec Bretécher, Goetzinger, Montellier.

L’ancien prof s’est raconté à la dessinatrice, et la dessinatrice y a trouvé de quoi décrire un monde, une profession, un milieu, une époque aussi ! Toujours en dessinant, comme elle le dit elle-même, des gros nez, et des personnages à quatre doigts…

Naturellement, avec ce titre, et connaissant un peu la carrière imposante d’Albert Algoud, on peut se demander en quoi cet écrivain a sauvé SA vie !

C’est tout le contenu de ce livre… Il l’a fait en tentant d’avoir des rapports avec ses élèves différents de ceux de la norme acceptée et voulue par les autorités éducatives… Il l’a fait en réussissant, souvent, à créer des liens qui dépassent le simple transfert de connaissance entre le maître et l’élève.

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Il l’a fait en se faisant remettre à l’ordre, bien souvent. Il l’a fait, enfin, en quittant ce monde pour entrer dans celui de la provocation souriante, voire extrême, à Hara Kiri entre autres… Et c’est donc une biographie que nous raconte Florence Cestac, en insistant infiniment plus sur l’époque « enseignant » d’Algoud que sur son départ définitif du monde des « profs »… Et elle le fait comme elle a toujours agi, avec un sens de la fidélité à la morphologie des personnages, à la réalité du récit qu’elle met en scène, une fidélité qui n’empêche nullement, au-delà de la ressemblance physique, de la plongée dans des ambiances parfaitement rendues, au-delà de la nostalgie, même, de nous livrer aussi ses impressions… Comme au sujet de l’enseignement !

En fait, à partir des souvenirs d’Albert Algoud, Florence Cestac nous dessine, avec humour, avec folie, avec toujours ses « gros nez », une partie de l’histoire d’un homme …

L’humour, chez Cestac, est toujours présent. Mais ce que ce que cette dessinatrice cherche d’abord et avant tout, c’est à partager avec ses lecteurs toutes les émotions qu’elle vit elle-même en dessinant, en racontant… C’est une conteuse réaliste qui transforme la réalité en éclats de rire, souvent, en tendresses, parfois, en colères et en chagrins aussi, quelquefois. C’est une dessinatrice de la mémoire, mais qui fait de la souvenance une route vers des sensations, des vérités, des partages, des émotions, des passions.

Ce qui est passionnant aussi, c’est que les auteurs, ici, réveillent chez le lecteur des tas de souvenirs…

Pour les élèves, souvenirs de chahuts, de certains professeurs qui les ont marqués par leur passion…

Des souvenirs aussi pour ceux qui ont été dans le monde enseignant… J’y ai par exemple passé quelques années, et, tout comme Algoud, j’ai été empêché de continuer à animer un ciné-club! Mais qu’on ne s’y trompe pas, c’est un livre d’abord et avant tout amusant ! Mais avec un fond sérieux…

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Ce qui est remarquable chez Florence Cestac, c’est que la fluidité de son dessin n’empêche jamais le sentiment, au sens large du terme. Et que les plongées qui sont siennes dans son propre passé ne l’empêchent jamais, également, de prendre un vrai plaisir, tangible, palpable, à faire d’un scénario qui n’est pas le sien quelque chose de lumineux…

Cela dit, c’est aussi un livre de femme.

Et d’une femme qui jette un regard heureux sur la présence, aujourd’hui, de plus en plus de dessinatrices dans un métier qui fut pendant trop longtemps masculin…

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Florence Cestac continue, intensément, à faire partie de ces auteurs, de ces auteures, qui veulent raconter, toujours, une part d’eux-mêmes, quel que soit le récit réalisé…

Un livre excellent, il n’y a pas d’autre mot, qui fait sourire, qui fait réfléchir, aussi… Qui, finalement, et sans avoir l’air d’y toucher, n’est vraiment pas simplement nostalgique !

Jacques et Josiane Schraûwen

Le Prof Qui A Sauvé Sa Vie (dessin : Florence Cestac – scénario : Albert Algoud – éditeur : Dargaud – mars 2023 – 61 pages)

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Suzy Delair – Mémoires

Suzy Delair – Mémoires

J’ai toujours aimé les livres de souvenirs vécus, les « mémoires », les journaux intimes. Parce que chacun d’entre eux se révèle être le portrait, quand il n’ y a pas de fioritures, en même temps d’un être humain et d’une époque… ou de plusieurs époques !

Quai des orfèvres

Sans mémoire, sans souvenance de ce qui fut, de ce qui a été, il est impossible d’appréhender le présent avec intelligence… avec perspective… Avec respect aussi de réels qui, pour différents qu’ils soient de ceux qui nous animent, qui nous ont précédés, nous ont, ce faisant, humainement construits.

Suzy Delair, actrice, chanteuse d’opérettes et d’airs légers ou lyriques, ne laisse pas dans l’histoire de la culture du vingtième siècle une place prépondérante, c’est vrai. C’est vrai aussi que les opérettes ne sont plus de mode, c’est le moins que l’on puisse dire, et je me dois d’avouer que cela ne me gêne nullement ! Même en sachant que s’y sont produits des gens comme Bourvil ou Gabin…

Cependant, j’ai pris beaucoup de plaisir à lire les mémoires de cette artiste, indépendante, libre, qui a su préserver « ses » vérités dans un monde souvent impitoyable, celui du spectacle.

lady paname

Morte en 2020, à l’âge de 102 ans, Suzy Delair, d’ailleurs, a eu une carrière imposante, importante, sans jamais être carriériste. En la lisant nous raconter, comme dans un confortable salon bourgeois, ce que fut sa vie, on se plonge tranquillement, calmement, dans ce qu’a été la culture populaire, la vraie culture donc, pendant des dizaines d’années. Ces années pendant lesquelles le cinéma était créé par des auteurs, des vrais, comme Lherbier, Clouzot, Clément, entre autres. Ces années pendant lesquelles le théâtre attirait véritablement les foules.

Pendant ces années, Suzy Delair a joué sur scène, et sur grand écran, avec les plus grands… Michel Simon, Michel Bouquet, Fresnay, Jouvet, Fernandel… Sous la direction des plus grands aussi, comme Visconti, excusez du peu ! Et ce sans jamais vraiment se prendre au sérieux, mais, par contre, en prenant très au sérieux son métier et tout le travail qu’il demandait.

Chanteuse lyrique et comédienne, sa frimousse et sa voix ont ainsi habité bien des œuvres, sur les planches ou sur l’écran.

l’assassin habite au 21

Mais l’intérêt de ce livre ne réside pas uniquement dans le récit que Suzy Delair fait de ses créations, de ses interprétations, de ses chansons, de ses tournées, dans la description qu’elle nous fait du quotidien de sa vie, de tournage en amitié, de performance vocale en rôles de composition…

Le véritable intérêt, c’est que Suzy Delair ne cache pas grand-chose des aléas de son existence, de l’enfance jusqu’à la vieillesse, avec ses à-côtés également  non professionnels.

film de Carné

A l’heure où, selon l’expression désormais consacrée et ressassée, la parole des femmes se libère, comme si les mots seuls possédaient le pouvoir de la vérité, il est plus qu’intéressant de comprendre ce que les femmes vivaient, dans le milieu du spectacle, il y a soixante ou septante ans.

Suzy Delair nous parle ainsi sans détours du voyage à Berlin qu’elle fit, en compagnie de bien d’autres acteurs d’ailleurs, à Berlin pendant la guerre 40-45. Elle nous parle aussi des films qu’elle, et bien d’autres aussi, ont continué à tourner pendant cette guerre, sous la domination des Allemands.

Et, enfin, elle se livre, intimement et pudiquement en même temps, sur ses amours, ses relations intimes, ses bonheurs à la fois charnels et intellectuels.

On sait par exemple que Clouzot n’était pas tendre avec ses actrices. Ses gifles restent (tristement) célèbres !… On apprend dans ce livre-ci qu’il n’était pas tendre non plus avec ses acteurs, et encore moins avec la femme qui l’aimait et qu’il aimait, qui était sa compagne, dont il se fit le mentor, Suzy Delair !

copyright marest

La description que Suzy Delair nous fait de son amour avec Clouzot est étonnante. Elle est sans détour, sans voile pudique. Ce récit ne peut, aujourd’hui, que « choquer » pour sa domination mâle évidente. Mais pour Suzy Delair, même après la séparation, même des années après la mort de Clouzot, c’est d’Amour qu’elle nous parle !

C’est un peu cela, la force simple et non littéraire de ce livre : nous faire comprendre que rien n’est simple dans la vie, pour qui que ce soit… Surtout quand on parle de passion, donc d’Amour…

suzy delair

Et, ma foi, Suzy Delair fut une femme passionnée, passionnante, que ses mémoires révèlent et racontent sans faux-fuyant !

Un livre à lire, pour (re)découvrir une femme qui fut partie prenante du cinéma et du théâtre pendant bien longtemps. Et avec une sorte d’humilité…

Jacques et Josiane Schraûwen

Suzy Delair – Mémoires (éditeur : L’Harmattan – 2022 – 292 pages)