Peut-on aimer la bande dessinée et ne pas aimer Tintin ?… (suite…)

Peut-on aimer la bande dessinée et ne pas aimer Tintin ?… (suite…)

Oui, on peut préférer au Hergé de Tintin celui de Jo et Zette, et, surtout, préférer à Hergé bien des auteurs ! Des auteurs sans « marketing », sans ostentation…

Et me vient l’envie, aujourd’hui, en feuilletant quelques albums de Tintin (eh oui, cela m’arrive…), de vous parler de ceux qui, dans la bande dessinée, font des décors, des lieux et des architectures, des éléments essentiels de leurs récits… Ce qui ne fut qu’épisodiquement le cas d’Hergé, d’ailleurs.

centre belge de la bande dessinée copyright cbbd

On peut lire des bandes dessinées de mille manières différentes. On peut zapper les scènes qui nous semblent ne pas participer au récit, on peut s’attarder sur l’une ou l’autre case, on peut admirer les couleurs, le montage, les perspectives.

On peut aussi chercher à découvrir ce qui, dans le graphisme d’un album, nous accroche, nous fait rêver, nous donne envie de continuer notre lecture… Et la réponse est toujours très élémentaire : c’est un ensemble qui nous séduits, images, mots, personnages, situations, lumières, et décors ! Oui, ces décors qu’on ne fait trop souvent que regarder d’un œil distrait, alors que les plus grands des dessinateurs y mettent tout leur talent, y ajoutant aussi, comme dans le studio Peyo (ou Hergé…), le talent d’autres dessinateurs…

Sans décor, aucune histoire n’est possible, quoi que puissent en penser ceux qui cherchent un alibi culturel en faisant non pas de la bd, donc des petits mickeys, mais des « romans graphiques » !

Et je vais ici, si vous le voulez bien, épingler subjectivement quelques-uns de ces auteurs qui, chacun à sa manière, ont réussi l’amalgame narratif parfait entre un scénario, des humains qui le vivent, et l’environnement dans lequel ils se déplacent.

copyright peyo

Commençons par Jijé, un maître absolu du neuvième art. Par la grâce de son génie du noir et blanc, certes, mais pas uniquement. Quelle que soit la série dont il a été l’auteur, de Jerry Spring à Spirou, de Don Bosco à Valhardi, de Christophe Colomb à Tanguy et Laverdure, il a toujours eu à cœur de placer ses héros dans des lieux qui les mettent en valeur et qui permettent à l’intrigue de s’inscrire dans une réalité tangible, reconnaissable.

copyright Jijé-dupuis

La bande dessinée, ainsi, se révèle parfois presque sociologique… Boule et Bill, avec Roba, est peut-être plus le reflet d’une époque, jusque dans les intérieurs dessinés, que le portrait d’un gamin espiègle et de son chien. Il en va de même pour le Natacha de François Walthéry dont les décors, en outre, évoluent au fil des albums, donc des années.

copyright walthery-dupuis

L’importance des décors, des endroits, des architectures extérieures ou intérieures, c’est également une des caractéristiques du dessin de André Franquin. Avec un sens de l’innovation qui dépasse le simple ancrage dans le réel… Qui réussit, dans « Spirou et les Héritiers », par exemple, à être visionnaire… Mais qui prend tout son poids aussi, comme dans « Le prisonnier du Bouddha », en mêlant à cette vision un décor totalement représentatif d’une époque bien précise.

copyright franquin

Qu’on ne se trompe pas : le décor, et, singulièrement son architecture, cela n’est pas froid, frigide… Plongez-vous dans les albums de Walter Minus, et vous comprendrez immédiatement que l’environnement d’un héros, d’une héroïne, peut être terriblement charnel, érotique, même avec des formes purement géométriques.

copyright walter minus

C’est en faisant « bouger » les décors, en les imprégnant de l’époque racontée, que les meilleurs des récits prennent vie, prennent chair ai-je envie de dire.

C’est le cas avec Jean-François Charles qui, du « Rat du bal mort » à Sagamore, en passant par « China Li » ou « Les pionniers du nouveau monde », ou ses « Contes grivois », réussit à ce que la fiction devienne réalité grâce à sa manière d’intégrer ses personnages dans des décors fouillés et fidèles.

copyright jf charles

On sent aussi, dans chacune des séries du scénariste Jean Dufaux, polar ou fantastique, historique ou biographique, l’importance qu’il apporte à ce que ses personnages, quel que soit le dessinateur, s’intègrent totalement dans le monde qui est le leur. C’est à ce prix qu’ils peuvent intéresser les lecteurs capables de les identifier, et, ce faisant, de s’y identifier…

Chez Dufaux, la culture se conjugue toujours avec des références historiques réelles. Le lecteur ne se perd pas dans les ambiances qu’il crée.

copyright delaby-dufaux

Ce côté historique est parfois, souvent essentiel dans des séries qui ont marqué l‘histoire de la bande dessinée. On le voit chez Jean-Claude Servais dont la Gaume est sans doute le pivot de la plupart de ses récits. Mais pas uniquement, et cet amoureux de la nature nous a également offert des paysages citadins extrêmement marquants.

copyright servais

On le voit aussi dans des séries typiquement historiques. Chez André Juillard, par exemple.

Mais aussi chez un auteur complet qui, à mon humble avis, est un des grands oubliés de l’évolution de la bande dessinée, je veux parler de François Craenhals. Son Chevalier Ardent évolue dans un Moyen-âge qui, pour inventé et imaginaire qu’il soit, réussit à être totalement crédible pars le plaisir que Craenhals a de faire vivre son anti-héros dans des environnements qu’il magnifie autant qu’ils le magnifient. Ce chevalier qu’on voit vieillir, passer d’une adolescence presque caricaturale à un âge adulte plus réfléchi mais toujours aussi révolté, est l’image de son époque, mais encore plus du ressenti de ses lecteurs.

copyright craenhals

Parce que tout art, finalement, ne peut « fonctionner » qu’à partir de l’instant où le spectateur, ou le lecteur, peuvent y voir un reflet d’eux-mêmes. Et cela reste vrai lorsque les mondes décrits, racontés, mis en scène, sont des mondes fictifs.

Un des plus grands graphistes de ces dernières années, un des éléments moteurs d’une bande dessinée adulte dans ses sujets comme dans sa construction, François Schuiten, l’a bien compris dès ses débuts. Ses architectures mêlent étroitement, intimement, le passé, le présent et ce qu’il imagine de nos demains. Des architectures de bâtiments, oui, mais aussi celles des sentiments, des sensations. Chez lui, le décor devient l’élément immobile qui prouve que le panel de toutes les émotions reste primordial, toujours. Pour Schuiten, les décors dans lesquels vivent ses personnages ne sont là que pour mettre en évidence leurs humanités plurielles…

copyright schuiten-bellefroid

La démarche est quelque peu similaire chez Jacques Tardi, mais avec une esthétique très différente. Chez lui, le décor, extrêmement précis, celui des bâtiments, des ponts, des trottoirs, des quais, de la brume et de ses pluies moites, tout cela devient partie inhérente de l’humanité des protagonistes qu’il nous présente, et qui ne sont jamais que des opposants presque provocants au mythe imbécile de l’héroïsme. Ainsi, dans son dernier Adèle Blanc-Sec, l’anarchie de l’idée, du combat qui se démesure avec un côté presque ubuesque, cette folie ne souffre aucune dérive dans la précision de ses décors. Tout comme dans sa manière, par ailleurs, de nous restituer les puissances de la Commune…

copyright tardi

Vous voyez, la bande dessinée, en fait, c’est comme la vie ! C’est du sentiment, de l’émotion, des sensations, mais qui se reflètent aussi, et surtout sans doute, dans un monde matériel qui leur donne existence en leur permettant de s’exprimer véritablement !

Amusez-vous à relire vos bd préférées, en attardant vos regards sur les décors… Et sous serez surpris, souvent, par l’importance, en toute discrétion, que ces décors ont sur le plaisir que vous avez pris à votre lecture !

Jacques et Josiane Schraûwen

Article paru dans l’excellente revue 64_page – Animation au CBBD les 25 et 26 février

copyright 64_page

Suc – Erotisme hard et paradis d’artifices…

Suc – Erotisme hard et paradis d’artifices…

Une bd pour public averti… Une bd résolument X… Mais plus que ça, de par sa thématique…

copyright delcourt

Je l’ai déjà dit, et je le dirai toujours. N’en déplaise aux moralisateurs pudibonds et aux intégristes de ce qu’ils appellent la « pureté », l’érotisme est partie intégrante de l’âme humaine… De la réalité animale, aussi, dans sa totalité, plus que probablement…

L’Homme a de tout temps eu besoin de s’affirmer charnellement, et de trouver dans les jeux de l’amour « trivial » la source de plaisirs qui portent en eux la chance (pas toujours vécue…) de ne pas faire de ses désirs une simple habitude.

Quand je dis « Homme », je le fais sans écriture inclusive, Dieu m’en garde, mais en me référant à l’origine latine de ce mot.

Quand je dis « érotisme », je ne m’arrête pas à la définition que peuvent en donner les adeptes de la bien-pensée, et je pense à toutes les formes de la désirade qui font des chairs l’autel parfois doux, parfois tendre, parfois tout simplement excitant et pornographique de la rencontre amoureuse.

copyright delcourt

Et le livre dont je vous parle ici, aujourd’hui, appartient sans aucun doute à une forme de pornographie : les corps y font l’amour sans tabou, l’orgie des sens y est aussi celle des sexes, les dessins sont sans équivoque, les détails les plus physiologiques y sont présents… Le tout dans un climat qui pourrait être celui d’une heroic fantasy détournée.

Nous nous trouvons dans le monde des Elfes. Sexués, certes, mais capables aussi de changements physiques selon les rencontres, les désirs.

Dans une forêt accueillante, dans une nature omniprésente et libre, ces Elfes vivent au quotidien la totale liberté de leurs corps, sans aucune notion de quelque morale que ce soit.

copyright delcourt

Mais au centre de cette forêt se trouve un arbre… Un arbre qui se donne, d’une certaine manière, au plus aguerris des Elfes. Un arbre dont les richesses amoureuses dépassent celles des ailleurs de cet univers, racines et fleurs dont se nourrissent les libidos de tout un chacun, de toute une chacune…

Une jeune elfe parvient en cet endroit qui devrait être celui de toutes les voluptés. Et, en guise de bonheur, c’est une vérité toute autre que cette Elfe découvre… Elle se plonge, soudain consciente, dans une dépendance d’elle et de ses semblables vis-à-vis de la sève, du suc même de cette nature qui, vouée au plaisir des sens, se nourrit de ce plaisir pour asseoir son pouvoir absolu.

Au-delà des apparences charmantes, charmeuses, jouissantes et jouissives, cette Elfe découvre les fausses réalités d’une liberté institutionnelle… Et c’est en résistance, alors, que la liberté du corps va devoir se révéler… Le « X » devient donc une sorte de fable que les dérives autoritaristes et sectaires des vendeurs de bonheur qui, aujourd’hui encore, aujourd’hui surtout peut-être, se multiplient aux horizons de nos quotidiens.

copyright delcourt

Ce livre, à ne pas mettre entre toutes les mains, n’est pas un pensum. L’auteur, « Chéri », et un dessinateur qui aime nous montrer un univers né de son imagination, un monde torride dans une nature somptueuse. Et si on peut lui reprocher des personnages un peu trop hiératiques, manquant de mouvement, de vie, on ne peut en même temps que souligner son dessin en noir et blanc emmenant ses personnages, et donc ses lecteurs, dans le foisonnement de fleurs, d’arbres, de champs secoués par les vents du désir. Et certains de ses dessins, ainsi, se font presque abstraits pour mieux nous faire ressentir l’étrange profusion presque palpable, entre rêve et cauchemar, du personnage central de son livre, la nature.

Dans cet univers qu’il nous dessine, tout n’est que luxe, calme et volupté. Mais, comme chez Baudelaire, la beauté et la liberté cachent toujours d’évidentes laideurs, d’évidentes recherches de « possession » !

Ce « Suc » est plein de références, aussi. Mythologiques, comme avec des Elfes qui embrassent leur reflet dans l’eau et font penser à Narcisse… Psychologiques à la Freud, avec ces symbolismes sexuels sans cesse présents : l’eau, la source, les fruits juteux, la rosée matinale, les corolles des fleurs s’ouvrant au soleil… Bibliques, avec cet arbre qui semble être celui d’une certaine connaissance, celle des chemins qui conduisent à la jouissance, mais qui mène les Elfes de l’épanouissement à l’effacement, de la liberté à l’oppression, de l’Amour douceur à l’amour douleur…

copyright delcourt

C’est donc un livre étonnant… Résolument adulte, graphiquement usant du noir et blanc avec une technique qui fait penser au lavis, narrativement original puisque totalement muet, cet album est comme une carte du tendre, celle de Moustaki, mais dont les merveilles révèlent d’intimes horreurs… C’est du vrai « X »… C’est de la bd qui semble faire l’apologie du « jouir pour jouir ». Mais sans doute le propos de cet album sera-t-il ressenti par chacun autrement, à l’aune de ses propres réalités, de ses propres hantises, de ses propres émotions.

Pour amateurs adultes, bien entendu, ce « Suc » laisse des impressions mitigées, mais plus qu’intéressantes…

Jacques et Josiane Schraûwen

Suc (auteur : chéri – éditeur : Delcourt – janvier 2023 – 248 pages)

La Venin : 5. Soleil de plomb

La Venin : 5. Soleil de plomb

Du western… Mais pas seulement ! Une saga se termine en apothéose…

copyright rue de sèvres

Nous voici arrivés au cinquième et dernier tome d’une série, La Venin : l’histoire d’une vengeance, celle d’Emily, l’héroïne, dont l’enfance a été faite d’abandons, d’horreur, de désespérance, mais aussi, et surtout, de haine…

Chacun des tomes de cette série la montre à la recherche et à la poursuite de ceux qui ont tué sa mère. Des êtres qui ont trouvé leur place dans la société américaine de ce tout début de vingtième siècle, alors qu’elle, pour survivre, pour se donner les moyens aussi de sa vengeance, elle a dû exister dans les bas-fonds de cette société.

copyright rue de sèvres

Survivre, devenir forte, et condamner, de par son seul jugement, à la mort ceux qu’elle poursuit… Et dans ce cinquième opus, elle parvient, enfin, à la fin de sa quête, à la dernière de ses victimes. Et cette fin se fait aussi comme étant la fin d’une boucle… Tout commence par l’enfance d’Emily, tout se termine par une autre enfant qu’elle va devoir, et vouloir, assumer telle une mère, une mère quelle n’a jamais vraiment eue…

Laurent Astier: l’enfance

Il s’agit, vous l’aurez compris, d’un western classique de par sa thématique. Mais Laurent Astier, son auteur, même s’il use d’un dessin classique, dans une filiation revendiquée avec Giraud, a choisi une narration originale… D’abord par le choix de son personnage central et des autres personnages qui l’aident à parvenir à ses fins : des femmes… De petite vertu, mais actives, solidaires, vivant dans un univers d’hommes, de mâles, et obligées, dès lors, de lutter pour être autre chose que des objets, des éléments d’un décor machiste.

A ce titre, on peut parler d’un western social, également…

copyright rue de sèvres

Et puis, il y a le choix de Laurent Astier de construire son récit en usant à la fois des codes du western, de ceux du polar presque classique, puisqu’il y a une vraie intrigue policière, avec ses rebondissements, ses explications de fin d’histoire, aussi… Du polar classique, mais du polar lui aussi social…

Laurent Astier: western et polar

Et Astier mélange ces deux styles narratifs dans une construction qui fait penser aux feuilletons de la seconde partie du dix-neuvième siècle. Les personnages, d’album en album, apparaissent, disparaissent, reviennent, meurent, les destins s’entrechoquent dans une sorte de mélodrame à la fois très sanglant et très social, toujours…

copyright rue de sèvres

Et c’est ce choix-là, de nous emmener dans une saga aux mille possibles, qui fait que cette série se révèle passionnante, de bout en bout, de livre en livre.

Laurent Astier: le feuilleton

Avec tous ces personnages, tous ces « styles », on pourrait penser que le lecteur a toutes les chances de se perdre en route.  

Pour être honnête, je dirais que le lecteur, en effet, a tout intérêt à (re)lire les cinq albums les uns à la suite des autres… Eugène Sue, en son temps, éditait un épisode toutes les semaines, ou presque… Ici, c’est un album par an ! Cela dit, chaque épisode étant une quête, une aventure d’assassinat de vengeance, on peut aussi les apprécier tels quels, mais il y aura un manque, c’est certain…

copyright Laurent Astier

Parce que l’intérêt aussi de cette série, qui mélange habilement fiction et Histoire, se situe dans le fait que tous les personnages ont leur importance, qu’ils participent tous pleinement au récit, à l’action. Le tout dans un scénario qui se base véritablement sur l’Histoire, la grande histoire américaine, avec ses présidents, ses hommes de pouvoir, ses racismes…

Laurent Astier: Histoire et fiction

Cela dit, une bande dessinée, c’est aussi, et surtout, du dessin…

Laurent Astier prend un vrai plaisir à jouer avec les plans, les perspectives, à nous dessiner de somptueux décors, à s’attarder aussi sur les visages, les expressions, allant presque jusqu’à la caricature, mais presque uniquement, pour souligner les émotions qui sous-tendent l’action.

Laurent Astier: le dessin

Son frère Stéphane, maître des couleurs, parvient avec talent, lui, à créer des ambiances qui, du feutré à la violence pure, font de chaque séquence de ce livre un petit « tout » extrêmement agréable à lire.

Laurent Astier: la couleur

Le western, c’est un genre littéraire qui peut réunir tous les autres, de la tragédie au mélo… Et Astier l’a bien compris, en une série classique qui mérite le détour… D’un classicisme, qui sous la plume de son auteur, ne manque nullement d’originalité !

Jacques et Josiane Schraûwen

La Venin : 5. Soleil de plomb (Auteur : Laurent Astier – couleur : Stéphane Astier – éditeur : Rue De Sèvres – janvier 2023 – 68 pages)