Le Jeu des Dames – un regard souriant et sérieux sur un Moyen-Âge à redécouvrir !

Le Jeu des Dames – un regard souriant et sérieux sur un Moyen-Âge à redécouvrir !

Un scénario historique particulièrement bien documenté, une dessinatrice d’une efficacité extraordinaire, une aventure humaine et féminine inattendue… Un album à ne pas rater !

copyright Editions la muse

Il fut un temps, des années 60 aux années 80, pendant lequel la bande dessinée est devenue adulte dans des revues comme Pilote, entre autres. Mais elle l’est devenue aussi et surtout grâce à des éditeurs qui ont osé ruer dans les brancards de l’habitude, avec une multipliction de « petites » et grandes revues, comme A Suivre, Charlie mensuel, Linus, Tousse Bourrin, Ah Nana, et j’en passe ! Glénat n’a-t-il pas commencé par vendre par correspondance « Marie-Gabrielle » de Pichard ? Et n’a-t-il pas, ensuite, utilisé le fonds de l’essentiel Michel Deligne pour créer une maison d’édition dans laquelle la modernité et le classicisme faisaient un bon ménage ?

Les années passent… Et les éditeurs qui ont résisté aux ravages des modes et de la rentabilité sont devenus bien installés, plus commerçants, le plus souvent, que participant profondément à la création.

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Et j’ai l’impression que, de nos jours, la bande dessinée qui vit, qui ne ronronne pas, se trouve de moins en moins chez ces éditeurs « reconnus », encore moins chez les bobos qui ne jurent que par une bande dessinée « alternative » au nombrilisme évident… Non, la bande dessinée libre, et de qualité, elle se déniche chez des petits éditeurs qui aiment leurs auteurs, qui peaufinent avec eux des livres inattendus et parfaitement lisibles.

Et c’est le cas, incontestablement, avec ce « Jeu des Dames » passionnant, passionné, intelligent, parfaitement maîtrisé de bout en bout, de l’élaboration jusqu’à l’édition…

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Dans les bandes dessinées historiques, à quelques remarquables exceptions près (Juillard, Craenhals, Forget…), les héros sont exclusivement masculins.

Face à cet état de fait, dans une société actuelle qui nous parle de parité, d’égalité, de manière péremptoire et souvent peu tolérante et peu intelligente, les éditions La Muse lancent une collection intitulée tout simplement « Femmes D’Histoire ». Et dont le contenu historique est essentiel…

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Cela ne signifie pas pour autant que le côté romanesque est absent de la bande dessinée dont je veux vous parler. Une bd dans laquelle la dessinatrice Isa Python prouve à la fois son talent et sa capacité à s’enfouir dans des univers très différents les uns des autres. Il y a ses livres dessinés sur le vif, dans lesquels l’humour grinçant aurait plu à Maître Audiard… Il y a eu également un livre érotique, très érotique même, « Mal tournée », un album mêlant avec folie l’humour, la poésie et le fantasme…

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Ici, dans ce Jeu des Dames, elle nous emmène au quinzième siècle, en Bourgogne, dans la ville de Semur-en-Auxois. L’évêque Rolin va devenir cardinal, et honorer de sa présence (payante rubis sur ongle) cette cité tranquille.

Cette « investiture » se déroule dans un environnement politique extrêmement tendu, avec des haines profondes entre France et Bourgogne, avec des menaces de guerre, encore, toujours. Avec un complot destiné à faire assassiner le futur cardinal et à en faire porter la responsabilité sur la France.

Pour empêcher ce complot de s’accomplir, ce qui amènerait des vengeances terribles sur cette petite ville, quelques femmes vont, dans l’ombre, sans violence, avec ruse et réflexion, se mettre en action.

Et réussir, sous la direction de la solide Benoîte!

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Vous l’aurez compris, le scénario de Marc Rey est historiquement extrêmement fouillé. On peut s’y perdre, c’est vrai… Mais en fin de volume se trouve un carnet historique particulièrement bien fait, simplement, dans lequel chaque lecteur peut aller comprendre, en quelques phrases, l’environnement du récit imaginaire, mais véritablement plausible. L’Eglise et le pouvoir, les priorités entre les ordres religieux, la peine de mort, les jeux de la royauté, de la justice, la vènerie, tout cela permet à l’histoire racontée dans ce livre d’être marquée, véritablement, du sceau de la vérité. Historique et humaine ! Avec, même, de ci de là, des clins d’oeil, à Breughel, ou même à Audiard et son célèbre « Raoul »…

Ce scénario est ainsi également très fouillé au niveau de ses contenus que j’appellerais quotidiens, des contenus mis en scène par la dessinatrice Isa Python, passionnée, on le sent, par l’Histoire, la grande et la petite. Nous sont montrés la vie citadine, les intérieurs des nantis comme des petites gens, la tonte des moutons, les étuves ou bains réellement publics, le goût de l’argent et celui de la chair, avec, de ci de là, des comparaisons que les auteurs permettent à leurs lecteurs… On nous fait découvrir, ainsi, l’existence, en ce lointain quinzième siècle, des « bons pauvres »… Ce qui, tout compte fait, n’est pas tellement lointain de ce qu’on connaît aujourd’hui dans nos rues dites civilisées…

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Du côté du dessin, il n’y a strictement rien à redire. Le découpage narratif est très efficace, et permet très vite au lecteur d’oublier ses lacunes dans la connaissance du Moyen-Âge, et de comprendre que l’imagerie qu’on a de la place de la femme en cette époque historique est très caricaturale…

Le graphisme d’Isa Python, tout en finesse, tout en expressions et en gestuelles, donne vie, physiquement, à chaque personnage, tous reconnaissables les uns des autres. Grâce entre autres au travail de l’auteure sur les perspectives…

Elle a un talent rare, aussi, celui de dessiner les sourires de ses personnages en fonction des sentiments qu’ils éprouvent. Et comment ne pas souligner la beauté toute simple et extrêmement parlante des pages totalement muettes…

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Quant à la couleur, due à Olivier Lancelot-Mauduit, elle est empreinte, d’évidence, de la complicité profonde que cet artiste a avec la dessinatrice. Là aussi, je vous invite à vous arrêter sur les pages muettes !

Ce livre m’a été un vrai coup de cœur. Sans manichéisme, sans féminisme outrancier, mais avec un regard franc et direct sur la vie en commun, dans un cadre historique bien précis, ce Jeu des Dames mérite que vous soyez nombreuses et nombreux à le découvrir, à le faire découvrir…

Jacques et Josiane Schraûwen

Le Jeu des Dames (dessin : Isa Python – scénario : Marc Rey – couleur : Olivier Lancelot-Mauduit – Editions La Muse – juin 2022 – 81 pages)

Suivez le lien pour découvrir cette maison d’éditions…

Sow – 1. Les Dieux Célestes

Sow – 1. Les Dieux Célestes

Après avoir envahi les étals des libraires spécialisés pendant des années, pour le meilleur et pour le pire, l’heroic fantasy a calmé ses ardeurs éditoriales depuis quelque temps. Ce qui devrait permettre aux albums appartenant à cette thématique d’être de meilleure qualité.

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C’est bien le cas, me semble-t-il, avec ce livre-ci.

Avec un dessin onirique à souhait, un graphisme qui aime le mouvement sous toutes ses formes, quitte à en détruire les perspectives pour mieux le faire ressentir, avec un talent qui, certes, s’intéresse aux regards, mais encore plus aux visages, le dessinateur Bojan Vukic fait du récit de Blaede une belle fresque extrêmement vivante.

Enfin, quand je dis vivante, c’est façon de parler, ou plutôt d’écrire ! Parce que la violence la plus sanglante, la mort la plus horrible sont aussi des ingrédients importants, voire essentiels, de cette série naissante.

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Tous les genres littéraires, donc dessinés également, ont leurs propres codes. L’aventure, le polar, le western… Des codes que des auteurs ont réussi, au fil des temps, à détourner, à contourner, à modifier… Bizarrement, avec l’heroic fantasy, ces détournements sont rares, très rares, trop rares, et, quand ils existent, la réussite n’est pas vraiment au rendez-vous.

Disons-le tout de suite, cet album-ci respecte, lui aussi, toute la symbolique propre à ce genre de récit.

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Avec Sow, nous nous trouvons dans un monde dans lequel les dieux se sont mêlés, ou se mêlent encore aux humains. Une planète sur laquelle se côtoient, avec plus ou moins de tranquillité, plusieurs royaumes, donc plusieurs cultures différentes, plusieurs « races » aussi…

Et dans cet univers, Bron et Mira, frère et sœur, et jumeaux, sont les gardes du corps de la jeune princesse Philel, adolescente à la curiosité omniprésente.

Et voilà que cette jolie princesse se fait enlever, avec comme raison ce qui semble être l’envie de lancer une guerre. Dans quel but ?… On ne le sait, pas encore en tout cas.

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Et les jumeaux, en poursuivant les ravisseurs, révèlent peu à peu leurs pouvoirs… Le garçon est seul à pouvoir manipuler une épée magique à la puissance redoutable, et la fille, elle, peut parler aux animaux et a, régulièrement, des visions. En outre, ils ont comme compagnon Zepp, animal de compagnie dont les pouvoirs vont se révéler au fil des pages également. Et puis, il y a un roi dragon, des jolies filles aux tenues guerrières particulièrement seyantes, une enquête, au cours de la quête de nos jumeaux, qui va s’orienter autour de leur origine… Donc de l’Histoire de cette planète.

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Vous voyez, toutes les recettes de l’heroic-fantasy sont bien présentes. Pour que la sauce prenne, il faut cependant que le scénario réussisse à ne pas être redondant par rapport aux nombreuses productions de ce genre.

Et, ma foi, c’est bien le cas…

Parce que le scénariste parvient, avec naturel, à aborder des thèmes qui sont ceux d’aujourd’hui.

Sow, c’est une saga, teintée de tradition, sans aucun doute. On y voit s’affronter, de manière directe ou pas, les dieux et les humains. On y parle de fantastique, de magie, on y aborde de front aussi la violence la plus extrême, la plus sanglante. La mort est omniprésente, et pas seulement de manière imagée… Elle est multiple dans ses aspects, dans ses origines, dans les horreurs qui la provoquent.

Mais, en même temps, on parle des mystères de la gémellité… De l’utilité politique de la guerre et de tous les conflits… De l’identité… De l’erreur des apparences, des failles de la mémoire, des impuissances face à la trahison…

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Et puis, il y a en trame de tout le récit entamé dans ce premier tome, une réflexion moins légère que ce qu’elle en a l’air sur la différence… Avec, comme postulat, pour les bons comme les méchants, que seule l’unicité de chaque être est importante, et que c’est de toutes ces unicités que peut naître l’espoir d’un monde vivable.

C’est donc un album réussi, qui donne l’envie de découvrir la suite de cette saga héroïque… Avec, cependant, à mon avis, une faiblesse : la mise en couleurs. Les tons sont très prononcés, et ils en deviennent criards, dévorant un peu le dessin, à certains moments, et le rendant moins lisible…

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Jacques et Josiane Schraûwen

Sow – 1. Les Dieux Célestes (dessin : Bojan Vukic – scénario : Blaede – éditeur : Kalopsia – 50 pages – juin 2022)

Vikings Dans La Brume – Deux frères quelque peu déjantés nous racontent à leur manière les invasions des Vikings !

Vikings Dans La Brume – Deux frères quelque peu déjantés nous racontent à leur manière les invasions des Vikings !

Oui, les auteurs de ce livre sont des frères, des complices, Wilfrid Lupano, d’une part, et Rodolphe Lupano (pseudo Ohazar) d’autre part. Et, ma foi, on sent qu’ils se sont bien amusés en réussissant à nous amuser aussi !

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Dans la mémoire collective, tellement infidèle, de plus en plus infidèle ai-je même envie de dire, le peuple Viking est un peuple sauvage, ayant besoin, pour se sentir exister, de rapines, de raids, de pillages, de tueries, d’incendies, d’horreurs sans nom !

Heureusement que la bande dessinée est là, depuis longtemps, pour en dresser un portrait différent ! Réaliste, sérieux, ésotérique, mythologique et sanglant, le plus souvent, bien entendu, tant il est vrai que la thématique de ces peuples du nord et de leurs dieux est porteuse, graphiquement, de bien des possibilités : Ragnar le Viking, Thorgal, Harald, Asgard en sont quelques fleurons incontestables.

Et puis, il y a eu aussi des bd infiniment moins sérieuses, avec Asterix, Johan et Pirlouit, entre autres, de manière assez classique. Mais également de façon plus absurdement jouissive avec Hultrasson, de Remacle et Hagar du nord, de Dick Brown…

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C’est dans cette veine-là que se situent les deux frangins maîtres d’œuvre de cet album-ci !

Comme chaque année, des vikings fiers et belliqueux abandonnent les côtes plus ou moins hospitalières de leur Nord aux nombreuses divinités pour aller prouver leur virilité en allant porter la guerre et le sang plus au sud.

C’est le cas de Reidolf qui, cette fois, fier meneur de raid, emmène son fils Arnulf pour lui faire découvrir les saines joies de la rapine !

Oui, c’est bien d’une initiation qu’il s’agit, dans ce livre…

Seulement, avec Wilfrid Lupano aux commandes du scénario, il n’est jamais question de classicisme. Lui qui, avec Cauuet, a créé les ineffables Vieux Fourneaux, éprouve souvent le besoin d’ajouter son grain de sel, ou de poil à gratter, dans tout ce qui pourrait lui sembler trop sérieux ! Donc dans la grande Histoire aussi, et surtout!

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Donc, Arnulf, comme tous les autres Vikings d’ailleurs, n’aime pas l’eau froide… Il a un tempérament plutôt écolo que guerrier, il a le mal de mer et est incapable de prédire l’avenir grâce aux runes…

En outre, les femmes, restées bien évidemment au village, prennent du bon temps, et, surtout, se sont converties au catholicisme, obligeant leurs époux et putatifs maîtres à ne pas piller ni brûler les églises au cours de leurs mâles amusements.

C’est la vie quotidienne de ces Vikings qui est au centre de cet album, construit en gags d’une demi-page. L’humour y est omniprésent, parfois bon enfant, plus souvent grinçant et quelque peu noir… C’est ainsi, par exemple, qu’on parle, au détour d’une page, d’un « pillage durable et écoresponsable » !

C’est dans cette forme d’humour, d’ailleurs, que réside le talent de Lupano : réussir à parler de notre monde, par une multiplication d’allusions, de petites « piques », de gags récurrents aussi (un canard et une oie…). Il le fait avec les Vieux Fourneaux, de manière frontale, directe, puisque ces vieux adolescents vivent leurs aventures dans notre présent, il le fait ici avec l’alibi souriant d’un passé lointain.

Un alibi, oui, puisque rien n’empêche le sieur Lupano de nous caricaturer des religions, celle des Vikings comme celle des chrétiens, religions dont un des personnages dit : « Tu n’as pas idée du pouvoir de la croyance. » D’un côté, neuf mondes plats agrémentés de dieux et de personnages mythiques, de l’autre, un seul monde symbolisé par un crucifié ! Pas de vainqueur, en finalité…

Je parlais des allusions, et elles sont nombreuses, avec ces Vikings tellement peu sérieux ! On y parle des experts et de leurs pouvoirs absolus et sans cesse inutiles, on nous parle de la lutte des classes, de la place de la femme… Mais toujours, bien évidemment, avec un humour qui se révèle à la fois gentillet et acerbe !

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Le dessin d’Ohazar crée, quant à lui, cette brume du titre qui permet tous les flous historiques possibles et imaginables… Ce dessin participe pleinement, par sa façon d’étirer les personnages, ou de les écraser, à l’humour grinçant du scénario. D’une belle efficacité, une efficacité immédiate, ce graphisme se permet aussi quelques références, quelques allusions… Gratuites, certes, mais extrêmement agréables, comme à Hokusai…

Un livre agréable, avec une morale, pourtant, exprimée par un personnage : « Le monde change vers davantage de communication. L’Histoire dira si c’est une bonne chose. ».

Jacques et Josiane Schraûwen

Vikings Dans La Brume (dessin : Ohazar – scénario : Wilfrid Lupano – éditeur : Dargaud – mars 2022 – 64 pages)