Erotopia 1 – Une héroïne plurielle pour des plaisirs sublimes !

Erotopia 1 – Une héroïne plurielle pour des plaisirs sublimes !

Que serait la vie sans le désir ? Que serait l’amour sans l’humour ? Et « Je » est-il vraiment « un(e) autre » ?… Une réponse souriante et endiablée par le biais de l’érotisme !

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Cela fait des siècles qu’on a droit au même débat, sans cesse recommencé : qu’est-ce que l’érotisme, qu’est-ce que la pornographie ?

Je n’ai jamais beaucoup aimé les définitions dont le définitif ressemble toujours à une forme de morale. Je n‘ai jamais trouvé par exemple la lecture du divin marquis particulièrement agréable, de par son aspect sans cesse moralisateur et excessif.

Je pense qu’en question d’érotisme ou de pornographie, il en va exactement comme de la littérature générale : un livre est bon, pour moi, parce que je prends plaisir à la lire quelle qu’en soit la raison. Et ce premier tome de Erotopia m’a amusé, m’a fait sourire, m’a plu, oui !

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Ce premier épisode met en scène la gentille et retenue Violette. Une femme passe-partout, que personne ne remarque, une travailleuse comme toutes les travailleuses, dépendant d’une patronne dictatoriale, Madame Counterfate.

Effacée dans la vie de tous les jours, elle n’attire ni le regard ni les attentions des hommes qu’elle croise au jour le jour. Et pourtant, cette jeune femme sage comme une image perdue dans les pages d’un missel occupe un emploi très particulier… Elle est créatrice d’objets susceptibles d’aider les femmes (et les couples) à faire de leurs moments d’amour des extases à chaque fois uniques.

Et pourtant, aussi, cette gentille Violette est loin d’être la femme pudique et invisible que ses collègues imaginent !

C’est à l’unif qu’elle a découvert que sa libido, très intense, trouvait son apogée grâce à ce qu’elle appelle son chakra-fleur, un chakra qui s’ouvre totalement au bonheur du corps plus que de l’âme lorsqu’elle se répète le prénom d’un amant possible. Pas imaginé, non. Elle jouit, osons dire les choses comme elles sont, en hurlant le prénom d’un homme qui la fait fantasmer !

Et cette secrète jeune femme a trouvé de quoi assouvir ce chakra particulier en se dédoublant !

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Créatrice de sex-toys le jour, Violette se transforme la nuit en Capucine, influenceuse suivie par des milliers et des milliers de gens, influenceuse très particulière, puisqu’elle teste tout simplement, face à la caméra, les objets du plaisir inventés par son double sage.

Un même corps, et deux femmes différentes, mais qui réussissent à cohabiter, vaille que vaille, voilà donc la trame de ce premier livre qui la présente et nous la montre, fort heureusement, dans tous ses états.

Et, bien entendu, cette cohabitation dans un même corps d’un volcan et d’une plage de sable pur, cela ne peut pas durer ! Et c’est tout le contenu de ce livre que de nous raconter les péripéties, dont l’irruption d’une forme amoureuse sentimentale, qui vont déstabiliser la belle Violette-Capucine, et en faire une héroïne de papier plus qu’intéressante !

Le scénario de Stéphane Louis se construit, vous l’aurez compris, autour d’un seul axe, celui du désir, de sa réalisation, de la libido. Et ce scénario est d’une belle construction, sans aucun doute ! Je dirais même que, à l’instar du dessin de Davide Percoco, il ne manque jamais de relief(s) ! Ce graphisme est tout en courbes, en expression, en nudités souriantes, et il est d’une joyeuse impudeur, d’un amusant libertinage, d’un érotisme plein d’humour mais qui ne cache rien des réalités des chairs !

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Je parlais d’un dessin aux pleins reliefs, et je ne peux qu’insister, dans la création et l’omniprésence de ces reliefs, de cette espèce de troisième dimension de la beauté d’un corps amoureux, je ne peux que souligner le travail de la coloriste Véronique Daviet !

Jacques et Josiane Schraûwen

Erotopia 1 (dessin : Davide Percoco – scénario : Stéphane Louis – couleur : Véronique Daviet – éditeur : Joker – novembre 2021 – 32 pages)

Spirou : L’Espoir Malgré Tout – quatrième partie

Spirou : L’Espoir Malgré Tout – quatrième partie

Dernière partie des aventures de Spirou et Fantasio imaginées par Emile Bravo : plus qu’une réussite, un vrai fleuron du neuvième art !

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Le personnage de Spirou, un des héros de papier totalement représentatifs, complètement indissociables de ce qu’on peut appeler la bande dessinée belgo-française, voire européenne, a vécu depuis sa naissance bien des péripéties… Et cela fait des années que les éditions Dupuis le mettent, ai-je envie de dire, à toutes les sauces. Avec, il faut le reconnaître, plus ou moins de talent, et/ou de succès. Je pense même qu’à force de vouloir le « moderniser », dans le trait comme dans le scénario, on a parfois pensé, du côté du service comptabilité de Monsieur Boulier, à la rentabilité plus qu’au respect dû à Rob Vel, Jijé et Franquin !

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N’essayez pas, je vous prie, de me faire passer pour un vieux nostalgique ! N’en déplaise aux donneurs de leçon oublieux des passés sans lesquels ils n’existeraient même pas ! ! Mais, par exemple, faire de Spirou une sorte de super-héros lorgnant du côté des comics américains, ou vouloir par marketing parler de sa mort, cela tient plus d’un travail de marchand que de directeur éditorial !

Donc, pour résumer, oui, j’ai beaucoup aimé énormément d’albums de Spirou. Tom et Janry lui ont donné une jeunesse aventurière extrêmement bien construite, Yann et bien d’autres se sont amusés avec réussite à lui faire vivre des aventures décalées, on l’a replongé, avec un sens du pastiche jouissif, dans une Afrique caricaturale (comme Franquin l’avait fait, d’ailleurs, avec infiniment plus de « tendresse » qu’Hergé…), il y a eu Fournier et sa poésie… et bien d’autres qui n’ont en rien dénaturé l’âme même de cette série depuis ses origines. Il y a eu d’autres albums qui, eux, me sont tombés des mains, c’est vrai, et dont je pense inutile de parler.

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Vous me direz que tout est affaire de goût, et sans doute aurez-vous raison. En partie, du moins…

Le personnage de Spirou, dès le départ, et avec Jijé encore plus, était un héros de papier aux valeurs bien installées. Lui supprimer ces valeurs, aussi désuètes peuvent-elles paraître être, c’est lui enlever son essence même…

L’intelligence et la force d’Emile Bravo, c’est justement d’avoir respecté cette caractéristique scénaristique, mais d’avoir réussi à la dépoussiérer, en parvenant à ne faire aucun manichéisme.

Spirou et Fantasio, en quatre albums, sont confrontés à la guerre 40-45. Emile Bravo les réinvente tels qu’ils furent dessinés par Franquin, juste après la guerre, dans un épisode qui, si ma mémoire m’est fidèle, s’intitulait « Le Tank ». Mais il les plonge, dans cette série en quatre volumes, complètement dans le conflit. Et, dans le cadre de cette guerre, Emile Bravo n’occulte aucune des horreurs qui en furent les réalités.

Fantasio reste un personnage fantasque, une sorte d’anti-héros pétri de certitudes mais toujours prêt à en changer selon la direction du vent… On l’a vu ainsi, dans cette série, ne pas avoir vraiment de scrupules à travailler pour les occupants. Mais on l’a vu, surtout, évoluer d’album en album, prendre chair, en quelque sorte, par la chance d’un amour déçu, par le bonheur d’un engagement réfléchi, aussi, dans la résistance.

Quant à Spirou, c’est un gamin, un presque adolescent, au « grand cœur », toujours prêt à se dévouer, avec un sens moralisateur qui pourrait être pesant s’il ne s’y ajoutait tout l’humour, presque littéraire, d’Emile Bravo. Avec ce très joli jeu de mots, quand on voit Spirou remettre ses vêtements traditionnels de groom, et dire : « rien ne me fera changer d’habits » ! Ce à quoi Fantasio, plus loin, lui rétorque : « tu n’es pas responsable de toute la bêtise humaine ».

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Et ainsi, comme avec Franquin, Spirou et Fantasio ne peuvent être séparés, tant il est vrai que chacun sert de contrepoint à l’autre dans le concerto des aventures qu’ils vivent en commun. Entre devoir et conscience, leurs attitudes, superbement dessinées, encore mieux dialoguées, leur permettent, ou leur imposent, d’aborder des questions essentielles, celles de la tolérance, celles de la haine, celles du combat, celles de l’amour et de la mort.

Et cela amène aussi, en fin de ce quatrième opus, un regard acéré qu’Emile Bravo pose sur l’enfance… Cette enfance qui, oublieuse très vite de ses peurs, de ses chagrins et de ses angoisses, retrouve le sens du jeu… Mais en gardant la présence de la guerre ! Cette enfance à laquelle Spirou dit : « n’imitez pas les adultes », ne jouez pas à la guerre !

Je le disais plus haut, dans la manière dont il aborde l’évolution intellectuelle, sociale, de ses deux héros, Emile Bravo n’occulte rien.

Et certainement pas la mort qui, de bout en bout, reste présente, comme une sorte de fil d’Ariane déroulé dans le labyrinthe de l’inacceptable.

Emile Bravo n’occulte rien, non, tout en réalisant une bande dessinée réellement « tous publics », presque didactique même grâce à sa fidélité à l’Histoire, celle de monsieur et madame tout-le-monde. Le paysage historique est fouillé, sans l’être trop, en ce qui concerne la guerre, la libération, la Brigade Piron, l’attitude des Bruxellois libérés, l’épuration et ses injustices, la naissance d’Israël.

Il réussit même, en fin de livre, à nous parler, avec une base historique réelle là aussi, du colonialisme, celui de la Belgique, bien entendu, celui du monde occidental dans sa totalité, en fait. Avec cette réflexion amère : « on ne peut pas faire plus de dégâts qu’un missionnaire » !

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Et quand je dis que cette série (et donc ce quatrième volume) est pour tous publics, je tiens à souligner les allusions, les références, parfois évidentes (comme avec cet individu résistant de la dernière heure, au surnom de « Tintin »), souvent aussi plus discrètes.

Je l’ai dit, cet « espoir malgré tout » est un véritable chef d’œuvre du neuvième art en quatre volumes. Par son scénario, d’abord, comme je viens de l’expliciter. Par son dessin, aussi, d’une facture classique proche de cette école de Charleroi dont on oublie trop souvent que, sans elle, la bd ne serait pas libre comme elle l’est aujourd’hui. Par la perfection de ses scènes de groupe, dans lesquelles Emile Bravo fait preuve d’une maîtrise parfaite… Par son sens aigu de l’expression et de l’émotion, un sens qui fait de son dessin, semi-réaliste, une sorte d’hommage à la fois à Franquin et à la ligne claire. Le langage graphique de Bravo est directement accessible certes, mais son contenu est d’une complexité de sentiments, de ressentis, créant une palette rarement vue en bd ! Et n’oublions pas la présence de la couleur de Fanny Benoît, une présence discrète mais qui est, elle aussi, un hommage totalement réussi aux grands anciens qu’étaient Jijé et Franquin, ou aux moins grands anciens comme Yves Chaland.

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« L’espoir malgré tout » ?… A ne rater sous aucun prétexte par toutes celles et tous ceux qui ne aiment la bande dessinée pour ce qu’elle a été, pour ce qu’elle est, pour les tolérances qu’elle nous offre !

Et aussi, je veux le souligner, par le sentiment amoureux dans lequel, jusque dans l’horreur, baignent ces quatre albums !

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Jacques et Josiane Schraûwen

Spirou : L’Espoir Malgré Tout – quatrième partie (auteur : Emile Bravo – couleurs : Fanny Benoît – éditeur : Dupuis – avril 2022 – 48 pages)

Dessins D’Humeur – Johan De Moor, potache, lucide, provocateur, observateur !

Dessins D’Humeur – Johan De Moor, potache, lucide, provocateur, observateur !

Johan De Moor a été baigné, dès ses premiers vagissements, dans le monde de la bande dessinée. Mais ce cadre étroit ne convient pas vraiment à son envie de dessiner tous azimuts ! Et dans ce livre-ci, on peut dire qu’il y va, à fond la caisse !

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Le mot « humeur », choisi comme titre à ce livre, est un des mots étranges de la langue française… Etrange, oui, parce qu’il revêt bien des définitions différentes ! De prime abord, l’humeur se définit par une forme de sentiment dominant… Mais cela peut être de manière générale, ou très temporaire. On peut avoir l’humeur égale, mais on peut aussi passer de la bonne humeur à la mauvaise humeur.

En d‘autres temps, la médecine chère à Molière ne jurait que par l’analyse des humeurs du corps.

Et, de nos jours, d’ailleurs, l’humeur, c’est aussi le liquide que contient l’œil.

Un dessin d’humeur, ce n’est donc pas quelque chose de gratuit. C’est le résultat d’un sentiment, d’une colère, d’un amusement. C’est aussi et surtout la continuation graphique d’un regard posé sur le monde, le regard de Johan De Moor, ici, trublion de la bande dessinée belgo-française proche, à la fois, de l’esprit d’une bd flamande outrancière, celle de Kamagurka par exemple, et de l’esprit français à la « Hara Kiri » !

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Donc, vous l’aurez compris, ne vous attendez pas ici à du « politiquement correct », mais, tout au contraire, à des réactions souvent épidermiques d’un artiste face à l’universelle connerie !

Parce que, osons le dire, la cible de Johan De Moor, ce sont les cons… Tous les cons, ceux qui plaisaient à Audiard, ceux qui pérorent dans les salons de la renommée, ceux qui se targuent de culture et n’aiment qu’eux-mêmes !

Mais comme le disait le « philosophe inconnu », nous sommes tous le con de quelqu’un ! Et donc, De Moor ne s’en prend pas qu’à des personnages bien en vue, même s’ils occupent une place de choix dans ce livre, de Trump à Johnson, de Bachar El Assad à Bolsonaro.

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Et le premier « con » qu’il croque dans ce livre, et plus d’une fois, c’est lui-même… Avec un sens de l’autodérision, bien entendu, mais aussi avec une certaine poésie faite de désespérance… Comme dans les toutes premières pages où il se montre, en quelque sorte, face au néant de la beauté, de la sérénité…

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Mais ce qui lui plaît, ce qui l’amuse, c’est de n’oublier personne, et certainement pas celles et ceux qui se croient « bien établis » ! Les amateurs d’art, par exemple… Les « amateurs » d’artistes qui, pour différentes raisons, ont vu leurs œuvres se faire produits mercantiles. Magritte, Peyo, Van Gogh, Giacometti, Mondrian et bien d’autres « grands » sont donc présents dans ce livre. Pas pour souligner leurs propres errances, loin s’en faut, mais, tout au contraire, pour souligner, avec humour, la tristesse d’un monde qui réussit à faire de la pub pour bagnole avec Picasso, un monde dans lequel la société libertaire des Schtroumpfs elle-même devient le symbole d’une morale aseptisée.

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Et c’est cela qui me semble jouissif en une époque où l’interdit et la pensée unique font un ménage (politique) de plus en plus efficace, c’est cela qui me fait sourire tout au long des centaines des dessins de cet album !

Ce que j’aime également, c’est que Johan De Moor nous offre aussi un paysage très étendu de ses talents graphiques… Si certains de ses dessins donnent l’impression d’avoir été réalisés à la va-vite, l’ensemble de ce livre nous permet, surtout, de découvrir un dessinateur qui peut prendre plaisir à un classicisme que son paternel n’aurait pas rejeté, à une construction graphique extrêmement fluide aussi. Et, en même temps, à de la provocation, dans le trait comme dans les mots, qui fait de De Moor un adolescent adorant donner de grands coups de pied dans la fourmilière du quotidien. De nos quotidiens !

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Du climat à la religion, des djihadistes aux journalistes, personne n’est épargné, et c’est tant mieux ! Parce que tout cela est fait avec une humeur qui se révèle être un humour souvent ravageur !

Jacques et Josiane Schraûwen

Dessins D’Humeur (auteur : Johan De Moor – éditeur : Casterman – 256 pages – mars 2022)

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