Frankenstein ou le Prométhée moderne

Frankenstein ou le Prométhée moderne

Une adaptation de plus du chef d’œuvre intemporel de Mary Shelley ? Oui, sans doute, mais une adaptation étonnante par sa fidélité, par sa puissance graphique, par sa beauté, tout simplement !

copyright aventuriers de l’ailleurs

Qu’est-ce qui fait qu’un roman, un jour, traverse les époques, les sociétés, et devient « culte » ?… Qu’est-ce qui permet à une œuvre littéraire de devenir intemporelle et de s’adresser, de siècle en siècle, à toutes les sociétés possibles se succédant ? Il y a là une question à laquelle nul ne peut apporter de réponse, bien entendu. Et avec « Frankenstein », on peut dire sans se tromper que ce succès d’époque en époque n’était même pas dans les prévisions possibles !

Il faut dire que ce roman, typiquement gothique, donc ancré dans un mélange littéraire en vogue au tout début du dix-neuvième siècle, celui d’un romantisme échevelé et d’une horreur presque grand-guignolesque parfois, arrivait un peu tard pour être encore à la mode. Il faut dire aussi que Mary Shelley n’a pas cherché à innover, et que son roman, tout compte fait, est à placer dans une continuité d’un genre de littérature devenant, lors de sa parution, de plus en plus désuet, obsolète.

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Il est vrai que Mary Shelley a utilisé les « trucs et ficelles » de cette sorte de littérature : le côte épistolaire des aventures racontées, permettant ainsi une suite ininterrompue de petits épisodes, de petites tranches de vie toutes menant à une sensation d’horreur de plus en plus puissante. Mais là où l’autrice de ce livre change la donne, c’est que, au-delà du fantastique échevelé, elle s’aventure résolument, et bien avant Wells, dans un mélange presque sournois de science et de fiction… Le docteur Frankenstein, tel Prométhée, veut atteindre à une connaissance scientifique s’opposant aux morales établies, cherchant ainsi à découvrir, mieux que le secret du feu, celui de l’existence, de la création !

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Ce livre, dès lors, devient, en effet universel, éveillant toujours, de siècle en siècle, les mêmes interrogations sur la neuve divinité que se veut être la science !

Ce livra, ainsi, a maintes fois servi d’inspiration à des écrivains, parfois géniaux, parfois simples tâcherons… Il a maintes fois été adapté, aussi, au cinéma, avec cette image iconique qui reste présente encore et toujours, celle de la créature interprétée par Boris Karloff. Il a vu aussi bien des transformations en bande dessinée, avec plus ou moins de succès, de réussite narrative et graphique aussi… Les meilleures de ces adaptations sont, reconnaissons-le, plutôt dues à la qualité inventive des dessinateurs (Bess…) qu’à la fidélité à l’œuvre originelle.

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Avec cette adaptation-ci, la qualité est omniprésente… Sergio Sierra, le scénariste, ne cherche aucune esbrouffe. Cet album, en ses débuts il y a quelques années déjà, était destiné à tous les publics, aux publics des jeunes dans les écoles, aussi, pour leur montrer que la littérature de qualité était toujours d’actualité, d’une part, et qu’elle véhiculait aussi des pensées, des réflexions, des questions sur le monde d’aujourd’hui.

Et la fidélité à l’œuvre de Mary Shelley est parfaite et parfaitement maîtrisée. Certes, il y a, narrativement, des raccourcis, mais aucun de ceux-ci ne brise le rythme, ne laisse de sensation de vide dans le récit…

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C’est vrai que l’horreur et la science-fiction font bon ménage avec Frankenstein… Mais les auteurs, ici, ont décidé, avec beaucoup de talent et d’intelligence, de ne jamais montrer frontalement les scènes horrifiques. Les laisser deviner, au feu des mots comme des dessins, rejoint ainsi la manière que Mary Shelley avait d’écrire. Ce qui sous-tend également tout le récit de Frankenstein, ce sont des sentiments humains basiques ai-je envie de dire : l’amour, la mort, la vengeance, le couple, la peur, le libre-arbitre, la religion… C’est peut-être là le génie de Shelley, d’ailleurs : nous montrer des êtres vivants, avec leurs hantises et leurs questionnements, sans qu’ils soient « datés » ! Et c’est aussi la qualité de Sergio Sierra !

Oui, Frankenstein est également un ouvrage philosophique, qui parle de création, au sens le plus large du terme. Avec quelques phrases à épingler… « J’ai créé un être rationnel », dit le docteur Frankenstein, qui aimerait ne plus avoir peur de ses propres créations… Et sa créature lui répond, en quelque sorte, en lui disant : « Tu me condamnes à la solitude, ô mon créateur. » Une créature rationnelle, humaine donc, qui dira, plus loin, plus tard : « Mes remords dépassent ma haine »…

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Ce livre est également un totale réussite de par le talent de sa dessinatrice, Meritxell Puigmal. Par sa technique, d’abord, celle de la carte à gratter, qui fut chère en son temps, parfois, à Andreas. Une technique étonnante qui donne du relief à chaque vignette, et les influences que Puigmal peut avoir, celles du manga par exemple, perdent toute lourdeur grâce à cette façon qu’elle a de dessiner, de graver, de créer des ambiances dans lesquelles les ombres et les lumières jouent un jeu dont les règles changent sans cesse… Il y a dans son dessin une matière, véritablement, qu’on trouve rarement dans l’univers du neuvième art. Une autre influence est sans doute à chercher chez Yslaire, par cette présence du rouge comme élément narratif essentiel, par les physionomies des différents personnages aussi. Mais il y a là plus une filiation assumée qu’une imitation servile, sans aucun doute!

Boris Karloff

Cet album fait partie, pour moi, des meilleures adaptations dessinées de l’histoire du docteur Frankenstein. C’est un livre gothique, mais étrangement doux, pudique même, et remettant (enfin) le récit originel au centre de sa construction…

Un livre à placer dans votre bibliothèque, en bonne place, croyez-moi…

Jacques et Josiane Schraûwen

Frankenstein ou le Prométhée moderne (dessin : Meritxell Puigmal – scénario : Sergio A. Sierra – éditeur : Aventuriers de l’Ailleurs –  février 2025 – 105 pages)

Georges Chelon : Dans la cour de l’école, un cd illustré par Malik

Georges Chelon : Dans la cour de l’école, un cd illustré par Malik

Une chronique passée, il y a un certain temps, sur l’antenne de la rtbf… Et que j’avais envie, simplement, de me remettre en mémoire… De vous la laisser découvrir…

copyright chelon

Au temps des 33 tours, il n’était pas rare de voir des pochettes illustrées par des artistes comme Moebius ou Fred, venus du monde de la bd.

Aujourd’hui, je vous propose de vous laisser séduire par la rencontre entre un chanteur qui sait ce que les mots peuvent porter comme richesse, et un dessinateur qui s’est fait son illustrateur !

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La Bande Dessinée n’est pas un art à part, un  » média  » qui vit à côté des autres médias. Il s’inspire des autres arts, depuis toujours, et les inspire à son tour de plus en plus souvent. Pour s’en convaincre, il suffit de voir ce que Romain Renard réalise avec sa série Melville : grâce aux technologies modernes, voilà des albums qui réussissent à mélanger BD, cinéma, roman et musique, sans que cela ne se révèle pesant. Avec une réussite totale pour son dernier album paru, le remarquable et exceptionnel « Revoir Comanche ».

Avec Georges Chelon, on se trouve dans quelque chose de plus basique, d’infiniment moins technologique.

Chelon a connu la gloire, dans les années 60, gagnant, si ma mémoire est bonne, le prix de l’académie Charles Cros, remplissant l’Olympia, présenté comme le nouveau Brassens par les médias. Il a connu aussi, après la lumière, l’ombre. Mais jamais il n’a abandonné sa passion, celle des mots, celle de l’écriture se faisant chanson, comme les poètes de ces époques où les livres n’existaient pas, troubadours du temps qui passait…

Georges Chelon est un électron libre dans le monde de la chanson française, comme Tachan l’était, comme Bertin, comme Semal. Et s’il n’a plus l’honneur des médias aseptisés et comme vendus aux seuls tubes estampillés comme tels, il n’a jamais arrêté d’écrire, de chanter, d’enregistrer, de faire de la scène.

Il a ainsi mis en musique, tout au long de plusieurs disques époustouflants, toutes les Fleurs du Mal de Baudelaire. Là où Ferré, en adaptant Baudelaire, faisait du Ferré, Chelon, lui, fait du Baudelaire et s’efface derrière lui avec un talent incontestable.

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Ici, avec  » Dans la cour de l’école « , il se plonge et nous plonge dans une espèce de nostalgie tranquille, celle de nos années d’enfance, celle de ces jouets avec lesquels l’imagination restait toujours le centre de gravité du jeu et du partage :  » Autrefois on jouait avec des petits riens – un vieux morceau de bois, un rayon de lumière – l’enfant s’émerveillait où coule la rivière – la rivière lui parlait, elle lui disait : –  » Tu viens ? « .

Ecoutez Georges Chelon, prenez le temps de le (re)découvrir, offrez-vous la chance d’écouter des chansons qui ont véritablement quelque chose à dire, à raconter, avec humour ou tendresse, avec rage ou folie, avec passion toujours ! Il est de la race de tous ceux qui, sur les planches d’un peu partout, ont porté à bout de voix la richesse d’une langue merveilleusement chantante !

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Et ce cd est également une rencontre : la bande dessinée y côtoie la chanson française grâce aux talents conjugués de Chelon et de Malik, aujourd’hui disparu…

Malik, c’est l’auteur de la série Cupidon, c’est aussi lui qui présidait aux destinées d’Archie Cash, de Johnny Paraguay ou de Blue Bird… Tout aussi à l’aise dans le réalisme que dans l’humour, ses chemins ont croisé ceux de Chelon il y a déjà plusieurs années.

Leurs thèmes d’inspiration, de l’absence du père (Le Père prodigue) à l’humour gentiment grivois (La clé), se sont ainsi révélés parallèles, et il était normal que, dessinateur passionné par le chanteur, Malik illustre un jour un programme de Chelon, avec ses dessins en accompagnement de plusieurs de ses chansons.

Et ici, c’est tout un cd qu’il illustre, avec un graphisme tout en sourires et en attitudes, tout en couleurs vives et chantantes et en traits bien définis. Son dessin nous parle, comme Chelon le fait, de l’école, de l’enfance, des premières amours, des rêves d’ailleurs, des contes qui sont essentiels à la part d’enfance résistant aux dérives du temps…

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Je me souviens d’un album de Jonathan dans lequel l’auteur, Cosey, avait inséré son choix de musiques à écouter en lisant son livre. Hermann a fait de même, il y a quelques années, accompagnant un de ses albums d’un cd…

Ici, c’est autre chose, bien évidemment… Mais la démarche reste la même : associer deux talents différents, mais évidents, celui d’un chanteur infiniment plus important que toutes les « stars » actuelles qui ont besoin d’un dictionnaire de rimes pour écrire trois vers et demi, et celui d’un dessinateur prenant plaisir, toujours, à s’enfouir profondément dans un univers qui n’est pas le sien, celui d’un scénariste ou, ici, d’un chanteur, et à le restituer en images infiniment parlantes…

Un cd, donc, à acheter, pour Chelon, pour Malik, pour le bonheur d’écouter et de regarder deux artistes pour qui la poésie se construit à base de mots et de d’images !…

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Jacques et Josiane Schraûwen

Georges Chelon : Dans la cour de l’école (cd EPM Musique)

Walter Fahrer – un dessinateur discret au dessin tranchant

Walter Fahrer – un dessinateur discret au dessin tranchant

Il avait 85 ans… Sans être une figure de proue du neuvième art, cet illustrateur et bédéiste argentin a eu une carrière « populaire » réussie, de qualité, dans un univers réaliste, de polars souvent, extrêmement animés.

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L’Amérique Latine a offert, en littérature comme en bande dessinée, bien des auteurs au monde de la culture… Des écrivains et des dessinateurs empreints d’une ambiance qui, toujours, avec poésie, avec violence aussi, avec révolte parfois, avec un sens aigu du mystère et du fantastique quotidien également, racontent le monde avec une évidente originalité. Fahrer, certes, n’a pas eu l’aura que bien des auteurs de bd de ce continent lointain ont eue ! Mais son œuvre reste qualitativement importante, dans une optique d’abord et avant tout populaire…

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Aux côtés de Breccia, de Munoz, de Ceppi, entre autres, sa présence ne dénote nullement, même si son graphisme se rapproche plus, finalement, de la bd franco-belge que de la bande dessinée argentine.

Fahrer a commencé sa carrière à la fin des années 50, sans son pays natal, l’Argentine, d’abord comme illustrateur, ensuite, très vite comme auteur de bd. Grand voyageur, curieux de la vie comme du monde, il devient l’ami d’Hugo Pratt. Et c’est avec lui que, dans les années 60, il quitte le nouveau continent pour la vieille Europe, pour l’Italie, pour la France aussi.

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On y trouve ses histoires de jour en jour dans des journaux comme « L’Aurore » ou « France Soir ». Du travail rapide, qui va former son trait, lui offrir à la fois la souplesse et le mouvement qui le rendent reconnaissable très vite et qui devient partie prenante d’une intrigue qui se doit d’être linéaire et directe. Il fut, ainsi, par exemple, le dessinateur de « OSS 117 »… Et de bien d’autres « séries » que les lecteurs de la presse quotidienne aimaient lire entre deux articles sérieux…

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Remarqué par Greg, il entre au journal de Tintin, dans lequel ils créent ensemble le personnage de Cobalt. Avec Claude Moliterni, autre grand scénariste des années « populaires » de la bande dessinée, il crée Harry Chase… Des héros à la frontière de la « faille », toujours, des héros désabusés, toujours, des héros aux faiblesses évidentes, aussi, entourés, évidemment, par d’accortes jeunes femmes inspirées par les vamps du cinéma noir américain.

Mais Fahrer, voyageur infatigable, se baladant d’Europe en Argentine, de Brésil en Etats Unis, multiplie les aventures graphiques, avec le superbe « Gato Montès » entre autres. Il a travaillé pour Glénat, pour Soleil, pour Dargaud, pour Casterman (avec « Mon nom n’est pas Wilson »). Il a sans cesse passé son temps, semble-t-il, à s’amuser à vivre…

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Walther Fahrer semble, quand on regarde son œuvre, aimer rester dans l’ombre… Il aime les histoires sans trop de fioritures, avec des personnages bien « marqués » sans être pour autant caricaturaux. Il aime, sans aucun doute possible, des récits qu’on peut lire rapidement, qu’on peut aussi redécouvrir plus calmement, et y trouver, comme dans toute œuvre de qualité, des références nombreuses au monde qui est nôtre. Au vu de son existence, je pense que Fahrer fut surtout un homme de plaisir : plaisir de voyager, de découvrir, de vivre, de cultiver l’amitié, de partager ses images toutes pleines d’impressions et d’expressions qui en rythment les récits…

Fahrer, c’est un de ces artisans de la bande dessinée sans lesquels ce média ne serait jamais devenu un art, le neuvième !

Jacques et Josiane Schraûwen