China Li : 2. L’Honorable Monsieur Zhang

En Chine, la famine permet à un certain Mao de devenir la figure de proue d’une possible révolution sociale. En Chine, la Mandchourie est un triste oiseau pour le chat japonais. En Chine, le militaire Tchang Kaï-Chek veut garder son pouvoir envers et contre tout. Et pendant ce temps, Li veut devenir journaliste, à Paris, loin de Monsieur Zhang, son père adoptif, mafieux et eunuque.

China Li 2 © Casterman

J’avais, vous vous en souvenez peut-être, été particulièrement séduit par le premier tome de « China Li », qui nous montrait l’éducation d’une gamine pauvre, Li, dans la Chine des années 20, une éducation prise en charge par un être trouble, Monsieur Zhang. J’en avais d’ailleurs fait une chronique https://bd-chroniques.be/index.php/2018/09/19/china-li/

Avec ce deuxième tome, Maryse et Jean-François Charles nous emmènent dans les années 30. Des années folles, à Paris, où la jeune et belle Li veut devenir journaliste et découvre la photographie, technique que les surréalistes, entre autres, transforment peu à peu en art à part entière.

Après les affres d’une enfance et d’une adolescence en Chine, dans un univers d’horreur et de pouvoirs absolus, après l’accession à la culture grâce à son père adoptif, l’eunuque Zhang, Li profite pleinement de cette France qui vit dans l’insouciance d’un entre-deux… Elle en profite, découvre l’amour, découvre la liberté d’aimer qui elle veut, aussi, d’être aimée par qui la désire, homme ou femme, dans un Paris où Colette revendique une sexualité libre et libertine.

C’est tout en douceur que commence le récit de ce deuxième opus, c’est tout en violence et en remous de la grande Histoire que le récit continue, quand Li décide de rejoindre son père, dans une Chine dévastée par la guerre et la mort.

La première chose qui me plaît, dans ce livre, c’est la complexité des personnages. Leur variété, aussi. Et l’importance que leur accordent les auteurs. Ce sont eux, humains à la dérive, humains soucieux de prendre en main leur propre destin, humain en recherche d’une âme, ce sont eux qui forment la véritable trame de cette série bd baignée dans l’Histoire.

China Li 2 © Casterman
Maryse et Jean-François Charles : les personnages et l‘art de la bd
Jean-François Charles : le personnage de Zhang

La deuxième qualité de ce livre réside dans le découpage, certes, mais surtout dans la façon dont Maryse et Jean-François Charles utilisent le langage, construisent un intrigue à partir d’une voix off, parfois, de dialogues souvent. Des dialogues qui ont ce mélange de poésie et de vulgarité cher aux écrivains Chinois, comme l’immense Mo Yan.

La langue qui rythme la narration est également, sous la plume de Maryse et Jean-François Charles, parfois très littéraire, avec des aphorismes qui complètent ou résument l’action dessinée. « Il faut parfois beaucoup de courage pour désobéir », « Les morts ont plus de place que les vivants », « L’eau trop claire est sans poissons », ce sont de telles petites phrases qui nous font entrer, lecteurs, dans un univers que nous connaissons, pour la plupart, si peu, celui d’une Chine à l’aube d’une des plus grandes révolutions du vingtième siècle.

China Li 2 © Casterman
Maryse et Jean-François Charles : le langage

Une vérité unit Li et l’honorable monsieur Zhang, au-delà de toute morale, au-delà de tout jugement : personne ne sort indemne de son enfance, ni Li, vendue à l’aube de sa vie, ni Zhang, qui s’est vu perdre sa virilité.

Et pourtant, pour l’une comme pour l’autre, cette enfance enfuie est un paysage nimbé de romantisme aussi, puisque c’est au prix de cette jeunesse prisonnière de sensations, d’horreurs, de désespoirs que s’est construite, pour Zhang et Li une forme évidente de liberté.

Et cette nécessité à se souvenir de ce qu’on fut amène les auteurs à nous offrir des personnages féminins qui ne sont pas secondaires, qui, même en dehors de l’héroïne Li, ont du corps, de la vie, du sentiment, de la conviction. Il y a dans ce regarde que porte les Charles sur les femmes des années trente, à Paris comme en Chine, plus que de la tendresse : un respect qui ressemble à un hommage à un féminisme avide, lui aussi, de liberté !

China Li 2 © Casterman
Maryse et Jean-François Charles : les femmes

Dans le premier tome, Li grandit, mûrit, passe de l’enfance inculte à l’adolescence cultivée, grâce à l’honorable monsieur Zhang qui, malgré son statut de maître du crime organisé, est aussi et surtout peut-être un amateur d’art.

Et il n’y a rien de gratuit dans ce choix narratif, c’est évident. « China Li », c’est aussi un bande dessinée qui nous parle de la transmission, celle des valeurs, celle des regards, celle de la nécessité humaine de pouvoir dépasser, grâce à l’art, sous toutes ses formes, les simples apparences de l’existence !

China Li 2 © Casterman
Maryse et Jean-François Charles : l’art

Le scénario, vous l’aurez compris, est d’une intelligence et d’une clarté exemplaire. Peut-être eût-il fallu quand même insérer, en début d’album, un cout résumé… Mais ce n’est là qu’un tout petit bémol…

Quant au dessin, il me semble encore plus abouti que dans le premier tome. On se trouve dans une espèce de mélodrame historique, un mélo qui devient aussi un discours historique et sociologique, et le dessin de Jean-François Charles est fait de lumière, de mouvement, de décors somptueux, d’expressions variées, de beautés féminines (et masculines) évidentes. Il y a des scènes qui, graphiquement, rappellent d’autres dessinateurs, comme Gibrat. Mais ce n’est même pas de l’influence, c’est bien plus un souci, de la part de Jean-François Charles, de rendre compte, par son trait comme par sa couleur, d’une lumière qui, de toute façon, est identique pour tout artiste qui la regarde avec passion !

Il y a aussi des dessins en pleines page, qui ne sont pas sans rappeler ce que faisaient en leur temps Hergé ou Jacobs… Mais ce ne sont pas que des illustrations, chez Jean-François Charles, loin s’en faut, et on se trouve bien plus dans une prouesse technique qui rappelle celle de bien des films !

China Li 2 © Casterman
Jean-François Charles : les références graphiques

Peut-on parler de l’Histoire majuscule, sans parler d’une histoire minuscule ?

Je ne pense pas… Et je pense que les Charles ont ce talent, depuis toujours, de nous raconter nos passés en nous faisant aimer des hommes et des femmes qui partagent avec nous leurs dérives et leurs espoirs, leurs réussite et leurs échecs, leurs émerveillements et leurs horreurs !

China Li est une série à lire, à tout prix, parce qu’une telle qualité, une telle osmose entre scénariste et dessinateur, c’est, tout compte fait, assez rare en bd !

Jacques Schraûwen

China Li : 2. L’Honorable Monsieur Zhang (auteurs : Maryse et Jean-François Charles – éditeur : Casterman – 64 pages – date de parution : janvier 2020)