When you’ smiling

When you’ smiling

Un livre qui nous parle de l’âge, de la mémoire, des aléas de l’existence, de la différence… Un livre à ne pas rater par tous les amateurs de « grande » bande dessinée !

copyright tartamudo

Ce livre nous raconte l’histoire d’une rencontre. Une rencontre amoureuse au sens le plus large du terme. Entre Léon, d’abord, un jeune homme que tout le monde trouve différent, pas malin, qu’on aurait sans doute appelé, en d’autres temps, « simplet »… Et Rose, ensuite, une femme âgée au passé sans sagesse.

Deux âges, deux êtres humains oubliés par le temps qui passe… Et c’est le hasard qui les réunit.

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Le récit est simple.

Dans sa famille, Léon est rejeté. Ses parents n’ont à son encontre qu’une forme de mépris. Rien ne l’intéresse qui les intéresse, eux ! Et certainement pas la nature, ce seul endroit où Léon se sent bien…

Les parents déménagent, pour le pseudo-bonheur d’une grande sœur « intelligente », elle, prête à des études qui lui « rapporteront » !

Et Léon, ne pouvant bien entendu les suivre sans les déranger, se voit poussé à aller vivre chez sa grand-mère, le seul membre de sa famille qui l’aime pour ce qu’il est.

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Et puis, la vie étant ce qu’elle est, la mort agrippe dans son inconstante méchanceté la grand-mère. Celle-ci a eu le temps, cependant, de se lier d’amitié avec Rose, une voisine, ancienne chanteuse de cabaret, à la vie pleine de fêlures.

Et c’est Rose qui, attirée par ce jeune homme délaissé par la vie, va l’accueillir chez elle, le recueillir. Jusqu’à ce que la mort, encore elle, les sépare.

Vous voyez, « l’anecdote » de ce livre est simple. Mais toute cette simplicité se nourrit d’une narration qui dépasse, et de loin, l’attendu.

Il y a tout ce qui se rattache au passé de Rose, et qui se révèle au fur et à mesure que cette femme accepte son âge, et aussi sa mémoire, et donc ce qu’elle fut.

Il y a, pour elle, et grâce à la grand-mère de Léon, la découverte de la lecture. Et, à partir de cette découverte, cette bande dessinée devient très littéraire, avec l’ombre bienveillante d’Hemingway. Avec également une écriture, de la part de l’auteure Nadine Van der Straeten, qui se fait poétique, avec des phrases qui pourraient être des débuts de poèmes. A titre d’exemples, voici quelques « citations » qui m’ont profondément séduit…

« dans l’attente d’un je t’aime… »

« l’âge n’est qu’un son blanc »

« c’est l’enfance qui ment »

« faire ce qu’on peut avec ses propres blessures »

« l’inconnu ne peut pas être pire que le connu »

« nul ne devrait imposer à qui que ce soit d’être ce qu’il n’est pas »

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Il y a puissance d’observation proche de Brel de la bourgeoisie de province (et d’ailleurs), avec ses ragots, ses jugements péremptoires, ses mensonges éhontés.

Il y a tout un chemin qui nous est montré et qui nous dévoile la beauté de vieillir, toutes les beautés de vieillir et d’aller au-delà de la solitude.

Il y a la mémoire, la souvenance, et cette question lancinante que, lecteur, on ne peut que se poser en même temps que Léon et Rose : existe-t-on sans être capable de se souvenir ?

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Et tout cela nous est raconté en mots, évidemment, mais aussi et surtout avec un dessin qui, dans la lignée de Forget, de Follet, voire de Joubert, nous fait dépasser toutes les apparences pour nous faire ressentir, en même temps que les personnages, des sensations, des émotions, des colères, des larmes, tout ce qui nous appartient intimement.

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Je parlais d’Hemingway. Mais au niveau de l’ambiance générale, qu’accentue avec une belle originalité le travail de la couleur, on retrouve aussi un monde que n’aurait pas renié André Dhôtel. Et, littérairement parlant, quel plaisir que de lire une bd déclinée en chapitres, tous introduits par des mots chantants.

Oui, il faut aussi parler de la musique ce cet album. Celle de Billie Holliday, celle d’un jazz tout en harmonies lentes mais profondément émouvantes…

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La vie, la mort, l’amour, l’amitié, les âges qui se mélangent, les codes qu’on peut, qu’on doit détruire, l’absence, les horreurs tranquilles du quotidien, les arcs-en-ciel de la rencontre, c’est tout cela que Nadine Van der Straeten nous offre, véritablement, dans son livre.

Un livre dans lequel est illustrée avec un immense talent cette phrase : on se reconnaît, on s’aime…

Un livre d’une intelligence exceptionnelle, à ne surtout pas rater !

Jacques et Josiane Schraûwen

When you’ smiling (auteure : Nadine Van der Straeten – éditeur : Tarta Mudo – 2023 – 160 pages)

Commandez ce livre chez votre libraire, et/ou allez découvrir le site de cet éditeur passionné et, donc, passionnant ! www.tartamudo.com.

Wilderness

Wilderness

La violence, la fuite, la vie, la mort…

Au-delà du western, voici un livre qui parle de mémoire, de bonheur, de vieillesse… De parcours humain, tout simplement !

Wilderness © Soleil

Abel est un ancien soldat sudiste. Il vit en solitaire, loin de tout, loin de tous, aussi, surtout.

Il y a la montagne, il y a l’océan, il y a la forêt, ses arbres à l’apparente éternité. Ce sont ses possessions, ce sont ses horizons.

Il y a son chien, également. Seule compagnie d’une existence qui, doucement, se glisse dans les chemins qui mènent à d’indicibles néants.

Il y a aussi ses souvenances, et cette impression de plus en plus puissante de voir sa mémoire s’effilocher. De voir disparaître peu à peu, dans le flou de ses mille passés, les visages et les paysages qui, pourtant, ont appartenu à ses rares bonheurs.

Wilderness © Soleil

Et Abel, un beau jour, se lève, abandonne sa cabane, appelle son chien, et s’en va, à travers le sauvage de cette nature qui est son domaine, à la recherche, simplement, de ce qu’il fut, à la poursuite, aussi, d’une rédemption.

On pourrait parler de « road-bd ». On devrait aussi insister sur tout le côté codifié du western. Deux réalités littéraires qui s’entremêlent sans difficulté dans ce récit qui, d’abord et avant tout, est celui d’un homme, un être humain à la dérive, un vivant qui se sait proche de la mort.

Adapté d’un roman de Lance Weller, cet album de bande dessinée a choisi de se construire autour de onze chapitres. Et dans chacun de ces chapitres, qui accompagnent à la fois la marche vers l’ailleurs du personnage central et les souvenirs qui sont siens, les époques se mélangent, comme se mélangent, chez tout un chacun, les images qui, au hasard de l’existence, lui reviennent de ce qu’il a connu.

Wilderness © Soleil

Il y a donc un jeu subtil qui se crée avec le lecteur, qui pénètre dans une sorte de puzzle dont il ne connaît pas l’image complète. Ozanam, le scénariste, parvient ainsi non seulement à recréer l’histoire d’Abel par bribes et morceaux mais aussi à faire du lecteur un protagoniste actif, puisqu’il doit dépasser le seul fil narratif pour appréhender véritablement le drame qui nous est raconté.

Un drame, oui… Parce qu’Abel a probablement été un beau dégueulasse… Parce que la part du diable, pour lui et pour tant d’autres, se trouve sur le champ de bataille, sur tous les champs de bataille…

Wilderness © Soleil

Ce livre, c’est un livre, aussi, sur le poids et la richesse du silence. Abel le dit, à un certain moment dans le livre : pour parler de la guerre, « j’ai pas les mots. Je sais même pas s’ils existent, ces mots ».

Et c’est là, par la présence constante, même en fond de narration, de la guerre que se situe le vrai drame d’Abel. Même si c’est pour se souvenir d’amour qu’il prend la route, il sait, profondément, qu’il va devoir exorciser des démons qu’il a obligés à être silencieux depuis tant d’années.

Et la violence d’hier renaît ainsi des nouvelles violences auxquelles il est confronté. Et les amitiés neuves qui naissent au long de son périple lui en rappellent d’autres, irrémédiablement disparues.

Ce livre dépasse l’anecdote, et c’est ce qui en fait toute la richesse, toute l’originalité.

Le scénario, éclaté mais foncièrement lisible même sans aucune linéarité dans la chronologie des faits, ce scénario est une belle réussite, indubitablement.

Et puis, il y a le dessin et la couleur de Bandini ! Un dessin vif capable de se perdre dans des paysages somptueux ou dans des lieux à peine esquissés, capable de nous montrer, rien que par le mouvement, des personnages et capable aussi de s’approcher au plus près d’un visage et de toutes ses expressions. Et dans chaque planche, dans chaque dessin, il y a une osmose absolument remarquable entre le dessin et sa colorisation. Du gris au rouge sombre, la palette de Bandini n’a rien de gratuit, à aucun moment, et ce livre est ainsi un enchantement pour le regard !

Wilderness © Soleil

Le western a toujours été une inspiration puissante, en littérature, au cinéma et en bande dessinée, réussissant d’époque en époque à dépasser les modes pour renaître sans cesse de ses cendres. La raison en est simple, je pense : le western et ses codes, de sentiments et de violences exacerbés, sont proches, infiniment, des symboles chers à la tragédie. Et chaque existence humaine, qu’on le veuille ou non, est une tragédie…

« Wilderness » assume pleinement ce rôle. En nous racontant une histoire bien précise, en nous la montrant au travers d’un graphisme beau et efficace, il universalise, sans en avoir l’air, son propos et devient en quelque sorte le miroir de nos propres interrogations sur nos passés, nos ailleurs, nos néants.

Jacques Schraûwen

Wilderness (dessin : Bandini – Scénario : Ozanam – éditeur : Soleil – 152 pages – 26 août 2020

Wild West : 1. Calamity Jane

Wild West : 1. Calamity Jane

Les temps semblent venus d’un retour en force du style western dans la bande dessinée. Il est vrai que les aventures vécues dans l’Ouest américain usent des mêmes codes, bien souvent, que la tragédie grecque ! Et, dès lors, c’est à l’âme humaine que de tels récits, souvent, parlent.

Wild West 1 © Dupuis

Calamity Jane… Une des icônes de l’Histoire de l’Ouest américain, sans aucun doute, la seule femme, pratiquement qui, faisant jeu égal avec les hommes, a réussi à imposer son nom jusqu’à aujourd’hui. C’est un personnage symbolique d’une époque, c’est aussi un personnage symbolique d’une certaine lutte de la femme pour qu’elle prenne sa place dans un monde d’hommes, de mâles.

Certes, ce western n’est pas uniquement axé autour d’elle. On pourrait même croire, dans les premières pages, que c’est une autre des gloires du western qui est l’axe central du récit : Wild Bill Hickok. Et l’histoire de « Wild West » est celle, en fait, de la rencontre entre ce chasseur de primes et une jeune fille de 16 ans, orpheline, et poussée à la prostitution, dans une petite ville où vient s’installer le chemin de fer. Martha Cannary est une adolescente, dans un monde de violence, de haine, d’ambition, de pouvoir, de trahison. Et c’est avec cet homme rude qu’elle va apprendre à devenir Calamity Jane, à comprendre le pouvoir des armes, à cultiver une volonté inébranlable et vengeresse.

Cela dit, on a de Calamity Jane quelques photos qui, reconnaissons-le, ne ressemblent pas du tout à l’image qu’en donnent les auteurs, dans cet album. Mais c’est bien elle qu’ils nous montrent, à l’aube d’une existence qui ne peut que la vieillir, physiquement et moralement !

Wild West 1 © Dupuis
Thierry Gloris : Calamity Jane
Thierry Gloris et Jacques Lamontagne : Calamity Jane

Je le disais en préambule, le western est à la mode. Avec l’excellent « Jusqu’au dernier » et le tristounet « Blueberry ». Je le disais aussi, il s’agit d’un genre littéraire, artistique, qui permet bien des digressions, à condition, toutefois, de respecter ce qu’on appelle la grande Histoire. Et Thierry Gloris, scénariste par ailleurs des détectives de l’étrange, des reines de sang, d’une génération française (entre autres), sait jouer avec cette Histoire. Il l’utilise ici comme toile de fond, comme révélateur d’un monde en mutation qui a donné vie aux Etats-Unis d’aujourd’hui et à leurs « mythologies » toujours un peu guerrières !

Wild West 1 © Dupuis
Thierry Gloris : les bases historiques

Des mythologies, donc, que Thierry Gloris utilise en faisant référence, surtout, au cinéma, plus qu’aux livres d’histoire, c’est évident. De Ford à Arthur Penn, en passant, un peu, par Sergio Leone, les clins d’œil de son scénario sont nombreux, lancés à un genre cinématographique qui a offert au septième art bien des chefs d’œuvre.

Et on peut d’ailleurs dire qu’en cela il a été suivi par l’art de la composition du dessinateur québécois Jacques Lamontagne. Entre la première et la dernière planche, qui nous montrent la nature, c’est en metteur en scène presque intimiste qu’il agit. Et pour donner vie à ses personnages, il opère en changeant légèrement le bon ordre des perspectives, en déformant légèrement les proportions, de manière à dramatiser la narration graphique, mais, aussi, à lui donner du rythme.

Wild West 1 © Dupuis
Thierry Gloris : les références cinématographiques
Jacques Lamontagne : la composition

Le scénario de Thierry Gloris parvient à la fois à ne rien gommer des plaisirs traditionnels du western, avec duels, morts, méchants plus vrais que nature. Avec aussi des liens, esquissés ou assumés, avec le monde d’aujourd’hui et ses dérives qui ressemblent à celles de l’Ouest Sauvage. Avec un sens du dialogue qu’il faut absolument souligner. On entend les protagonistes parler, et chacun a un ton différent !

Le dessin de Jacques Lamontagne, lui, d’un réalisme puissant, travaille sur deux axes bien précis, me semble-t-il, deux axes qui, sans cesse confondus, donnent une vraie profondeur à son découpage.

D’une part, il y a la couleur, presque crépusculaire… A l’image du destin de cette gamine qui va devenir, très vite, Calamity Jane.

D’autre part, là où, pour exprimer un sentiment, une impression, une sensation, une réaction, la plupart des dessinateurs jouent (ou essaient de jouer…) sur le regard et ses intensités, Lamontagne a fait le choix de peaufiner les visaes de tous ses personnages. Il y a des trognes, des vraies, parfois proches de la caricature, il y a des rides, des sourcils qui se soulèvent à peine, des lèvres qui s’étirent sur des sourires qui n’apparaissent jamais…

Wild West 1 © Dupuis
Jacques Lamontagne : les visages
Jacques Lamontagne : la couleur

Ce livre est passionnant, il se lit d’une traite, en s’arrêtant parfois sur certaine pages, sur certaines cases, pour en savourer toute l’intensité, toute la prouesse technique aussi.

Genèse d’une (anti-) héroïne, ce premier volume ne donne qu’un regret : celui d’attendre quelques mois avant d’en découvrir la suite, avant de voir comment Calamity et Hickok vont continuer leurs chemins !

Jacques Schaûwen

Wild West : 1. Calamity Jane (dessin : Jacques Lamontagne – scénario : Thierry Gloris – éditeur : Dupuis – 56 pages – date de parution : janvier 2020)

Thierry Gloris et Jacques Lamontagne © J.J. Procureur