Canardo et Les Lulus : deux livres sombres pour bien terminer l’année

Canardo et Les Lulus : deux livres sombres pour bien terminer l’année

Chaque lecture est un voyage. Je vous en propose deux qui ne se contentent pas de suivre les chemins tout tracés du simple délassement… Deux excellents livres pour commencer l’année avec intelligence et plaisir!…

Jacques Schraûwen

Canardo : 24. La Mort aux Yeux Verts (dessin : Pascal Regnauld – scénario : Benoît et Hugo Sokal – couleurs : Hugo Sokal – éditeur : Casterman)

Canardo – © Casterman

Canardo, c’est une des vraies séries mythiques de la bande dessinée. Une bd, depuis 24 albums maintenant, qui nous montre des animaux totalement humanisés, et donc vecteurs de trahison, d’amitié, de folie, de routines, tels des parallèles de nos humaines réalités.

Dans l’album précédent, il était question de traite des êtres humains, des femmes surtout, par un membre plus que dépravé d’une noblesse au pouvoir dans un petit pays appelé le Belgambourg. Il était question aussi de morts brutales, d’immigration clandestine venue d’un pays voisin et quelque peu sous-développé : la Wallonie.

Ce livre-ci, qui s’ouvre sur l’enterrement d’un ami du détective privé Canardo, est la suite de  » Mort sur le lac  » : mêmes personnages, mêmes désespoirs quotidiens, mêmes innommables politiques.

Je ne vais pas vous résumer un récit riche en rebondissements, comme toujours avec Canardo.

Mais je tiens à souligner la qualité à la fois du dessin et du scénario. Les trois auteurs forment, sans aucun doute, un groupe parfaitement homogène et intimement plongé dans la réalité imaginée (si peu…) de leur héros.

Il y a chez Canardo tous les poncifs du roman noir à l’américaine, mais augmentés d’un traitement à la Léo Malet (celui de la triloge noire peut-être plus que de Nestor Burma…), voire à la Vernon Sullivan. Et, en outre, il y a un dialogue ciselé, qui n’est pas sans rappeler les phrases de Chandler et, surtout, celles d’Audiard !… Un Audiard qui serait très branché têtes couronnées, gauchisme bobo, opportunisme de caste… Ecoutez, par exemple, la grande duchesse du Belgambourg dire ces quelques mots qui pourraient, aujourd’hui, sortir de la bouche de bien des dirigeants :  » ici, au Belgambourg, un gauchiste, c’est un type de droite qui estime ne pas être bien payé « .

 » La mort aux yeux verts  » est, à mon avis, un des meilleurs Canardo, à tous les niveaux. Un Canardo qui appelle une suite, certainement, puisqu’une guerre entre Wallonie et Belgambourg y est en préparation…

Entre cynisme social et sombre lucidité, entre vie en totale déliquescence et morts plurielles et brutales, Canardo est un de ces anti-héros dont il ne faut rater aucune des aventures, croyez-moi !

La Guerre des Lulus : 4. 1917 – La Déchirure (dessin : Hardoc – scénario : Régis Hautière – éditeur : Casterman)

la guerre des lulus – © Casterman

Régis  Hautière et Hardoc : un duo bien rodé d’auteurs soucieux tous deux de ne pas se contenter, pour raconter une histoire, de suivre les traces déjà creusées par d’autres.

C’est la guerre 14/18 qui est au centre de cette série. Au centre, oui, parce qu’elle est omniprésente. Mais elle n’est, finalement, que le moteur d’une aventure humaine vécue par quelques enfants que l’horreur et la violence ont perdus sur les routes à la fois de l’aventure et de l’exil, de la peur et du courage, de la quête intimiste et de l’espérance réfléchie.

Dans ce volume-ci, nous sommes en 1917. Les cinq enfants qui ont, il y a trois ans, quitté leur orphelinat à l’approche des forces allemandes, sont toujours en fuite. Un train, pris par hasard, les a menés en Allemagne. Un autre train, toujours pris au hasard, les conduit en Belgique.

L’enfance qui était la leur il y a si peu de temps encore n’est plus qu’une apparence. Les corps et les âmes ont vieilli. L’angoisse, la peur, le combat quotidien pour survivre en dehors d’un monde qui, en définitive, ne veut pas d’eux, tout cela ne fait pas des Lulus des adultes, certes, mais ils sont déjà tous au-delà de l’adolescence.

Et c’est là la force de cette série, c’est que tout est vu à hauteur d’enfance d’abord, d’adolescence ensuite, et, ici, au fil d’une narration quelque peu éclatée et annonciatrice, déjà, des albums qui vont suivre, à hauteur de presque adulte. Et qui dit adulte dit compromission, lâcheté, trahison…

C’est bien de tout cela, oui, qu’il s’agit dans cette déchirure.

Et les Lulus auront-ils la force et la conviction nécessaire pour dépasser cet âge qui n’est pour eux qu’hantise ? Sauront-ils apprivoiser le monde et en faire un allié à leur construction personnelle ?

Régis Hautière est un scénariste que j’ai toujours aimé pour l’intelligence de ses histoires, pour l’importance qu’il accorde, toujours, à ses personnages : aucun d’eux n’est une silhouette, tous existent, tous , même, nous sont comme des miroirs.

Le dessin de Hardoc reste pareil à lui-même : entre réalisme et caricature, entre tendresse et horreur. Et son talent est de faire vieillir, d’album en album, physiquement, tous ses héros. C’est cette osmose entre graphisme et scénario, peut-être, qui fait la vraie puissance de cette série, une série qui réussit à nous parler de la guerre, et de nous en parler bien, avec émotion et intelligence, et ce sans vraiment la montrer !

Jacques Schraûwen

Loisel et Druillet : deux grands du neuvième art à toujours redécouvrir !…

Loisel et Druillet : deux grands du neuvième art à toujours redécouvrir !…

Régis Loisel se plonge dans l’univers de Disney, tandis que se rééditent les œuvres magistrales de Philippe Druillet : des livres étonnants que tout bédéphile se doit de connaître !…

Jacques Schraûwen

Mickey Mouse : Café « Zombo » (auteur : Régis Loisel – éditeur : Glénat)

Café zombo – © Glénat

Régis Loisel, c’est, bien entendu, l’auteur de la meilleure des séries d’heroic fantasy à la française,  » La quête de l’oiseau du temps « . Une belle réussite, incontestablement, qui, malheureusement, a entraîné une mode en bd où le pire a trop souvent côtoyé le simplement mauvais !

Régis Loisel, c’est aussi le coauteur de la série franco-québécoise  » Magasin général « , terminée il y a peu, et dans laquelle s’abordent des thèmes chers depuis toujours à Loisel : l’intégration, la tolérance, la différence, sexuelle aussi, la vie en groupe, le plaisir de vivre et de savourer le temps qui passe.

Régis Loisel, c’est également  » Le grand mort « , qui ressemble à de la fantasy mais qui réussit à aller beaucoup plus loin que le simple récit d’aventures improbables.

Régis Loisel, enfin, c’est l’extraordinaire  » Peter Pan « , une relecture cruelle, étonnante, dérangeante mais envoûtante d’un des plus grands mythes de la littérature mondiale. Avec Loisel, l’enfance n’a jamais rien d’idyllique !

Et Régis Loisel, aujourd’hui, c’est ce Mickey Mouse, en hommage à l’œuvre de Walt Disney, certes, mais, surtout, en décalage avec le  » tout le monde il est beau tout le monde il est gentil  » qu’est devenu l’empire de Disney !

Graphiquement, Loisel s’est totalement immergé dans le Mickey des années 50/60, en appliquant les codes qui étaient ceux utilisés dans le fameux  » Journal de Mickey  » : beaucoup de mouvement, de page en page, pour que le jeune lecteur ne s’ennuie jamais.

Pour le scénario, Loisel a utilisé les habituels méchants, plus bêtes que dangereux finalement, qu’appréciaient Disney et ses collaborateurs. Mais il a ancré tous ces personnages hyper connus dans un contexte réel qui, lui, n’a plus grand-chose à voir avec la manière dont les studios Disney construisaient et construisent encore leurs récits.

Dans cet album, nous sommes en période de crise, de récession. Plus de boulot pour personne, mais des margoulins qui profitent de la situation, et la pauvreté ambiante, pour exproprier tout le monde et se lancer dans la construction d’un projet immobilier uniquement destiné à ceux qui ont de l’argent, de la richesse, du pouvoir. Le café zombo, qui donne son titre à ce livre, c’est une mixture qui drogue les ouvriers pour qu’ils fournissent un travail sans rouspétance !

C’est bien de notre monde et de notre époque que nous parle ce bouquin. Mais il le fait avec humour, un humour débridé et quelque peu surréaliste parfois. On a parfois l’impression que le Mickey de Loisel doit autant à Disney qu’à Avery ou Chaplin : humour, satire sociale, tendresse aussi, et création d’un univers totalement personnel.

Sous des aspects  » légers « , Loisel réussira toujours à étonner ses lecteurs, à se retrouver là où on ne l’attendait pas !…

Intégrale de Druillet : Vuzz, Yragaël et Urm Le Fou (éditeur : Glénat)

Yragael – © Glénat

Philippe Druillet fait lui aussi partie de la toute grande histoire de la bande dessinée, cet amusement populaire devenant, dans les années 70, un art à part entière, le neuvième.

Nombreux sont les lecteurs de Pilote qui, comme moi, ont été ébahis de trouver dans les pages de leur magazine des histoires aux couleurs puissantes, au graphisme créant une espèce de calligraphie au service d’un univers jamais vu auparavant dans aucun album de bd !

Ce furent Lone Sloane, Yragaël, Urm… Et c’était un peu comme si, subitement, la peinture et ses outrances possibles et même essentielles jaillissaient dans la presse pour jeunes.

Résumer ces histoires tient de l’impossible, et c’étaient, et ce sont toujours, des livres qu’on regarde plus qu’on lit, dans lesquels le regard du lecteur a une plus grande importance que son esprit d’analyse. Druillet, c’est du lyrisme, c’est de la démesure, ce sont des paysages improbables mais extrêmement vivants et vibrants, ce sont des mélanges de couleurs étonnantes, inattendues toujours, déstabilisantes surtout. Druillet, bien sûr, ce sont aussi des histoires racontées, un peu à la manière des grandes sagas nordiques, mais adaptées dans un monde de science-fiction mêlée d’un fantastique à la Lovercraft.

Et voici donc que se rééditent (enfin !….), et de manière parfaite au niveau des couleurs et des compositions, Yragaël et Urm, les albums les plus représentatifs peut-être de ce que fut l’apport de Druillet à la bd.

Quittant Pilote, il a créé, avec Giraud et Dionnet, le mensuel Métal Hurlant et les éditions des Humanoïdes associés. Et ce fut là, dans l’aventure de ce magazine absolument somptueux, que la bd SF se vit offrir ses plus belles lettres de noblesse.

Il y avait un style Métal Hurlant, tant dans le dessin, d’ailleurs, que dans le contenu éditorial. Et ce style, proche de celui de Giraud devenant Moebius, on le retrouve dans l’autre album consacré à la réédition des œuvres de Druillet : Vuzz. Là, pas de couleurs, mais du noir et blanc presque épuré, là, pas de grandes fresques mettant en lutte des personnages nombreux, mais la présence centrale d’un seul antihéros dont les seules nécessités sont de se nourrir et de prendre du plaisir. Ce livre est, en quelque sorte, un portrait décalé d’un monde post-apocalyptique, d’une évidente déshumanisation, un portrait à la fois désabusé et plein d’un humour féroce.

Rééditer Druillet, avec la qualité de ces deux rééditions-ci, c’est faire œuvre de reconnaissance d’un artiste à part entière qui a, de temps en temps, choisi la bande dessinée comme terreau de son sens aigu de la création.

vuzz – © Glénat

Ces trois livres surprennent… Loisel, dessinateur d’aujourd’hui, Druillet, dessinateur complexe d’hier et d’avant-hier, se rejoignent ainsi dans une conception du neuvième art qui en souligne, d’abord et avant tout, la variété et les mille différences.

 

Jacques Schraûwen

Humour, musique, histoire… La BD de cette fin d’année dans tous ses états !…

Humour, musique, histoire… La BD de cette fin d’année dans tous ses états !…

Puisque les éditeurs profitent des dernières semaines de l’année 2016 pour présenter des albums très différents les uns des autres, pourquoi ne pas en profiter pour élargir le champ de vos plaisirs de lecture !…

Pico Bogue : 9. Carnet De Bord (dessin : Alexis Dormal – scénario : Dominique Roques – éditeur : Dargaud)

Pico Bogue – © Dargaud

Si je m’en rapporte à mon ami le petit Robert, la philosophie peut se définir à  » un ensemble de questions que l’être humain peut se poser sur lui-même, en une vision systématique et générale (mais non scientifique) du monde.  »

Cela fait donc, indubitablement, déjà bien longtemps, le temps de neuf albums, que Pico Bogue, à l’instar de quelques-uns de ses prédécesseurs comme Mafalda ou Snoopy et Charlie Brown, fait de la philosophie ! Pour son plus grand plaisir, et, surtout, celui des lecteurs soucieux de voir se mêler en une lecture agréable humour, tendresse, brin de folie, éclats de rires et sourires forcés…

Dans ce volume-ci, outre les réflexions d’ordre général qu’il peut se faire et imposer à ceux qui l’entourent, ses parents d’abord, ses grands-parents ensuite, et ses professeurs, ses copains de cour de récréation et sa petite sœur surtout, c’est un mot qui retient toute son attention. Son attention, et par conséquence son énervement croissant de petit garçon amoureux de la langue. Parce que Pico, oui, continue à chercher l’origine des mots pour mieux les comprendre, pour mieux, surtout, avoir  » le dernier mot  » face à ceux qui l’entourent !

Et ce mot qui énerve Pico est utilisé à tort et à travers par sa petite sœur comme par tous ceux qui, sur internet, finissent par utiliser un seul et même langage sans aucune originalité :  » cute  » ?

Pour Ana Ana et ses copines, tout est  » cute « , mignon…

Pour Pico, résumer le monde à cette minuscule locution tient du panurgisme le plus stupide. D’où des affrontements, verbaux, amicaux, familiaux !

Et c’est par ce chemin-là, celui qui s’aventure dans le monde de nos habitudes et de nos routines pour y dénicher le sens de l’absurdité, c’est par ce sentier étroit qui conjugue humour et de la presque critique sociale et sociologique que Pico se révèle un vrai philosophe ! Mais un philosophe, ne vous en faites pas, qui ne se prend jamais au sérieux ! Toute analyse, finalement, ne lui sert qu’à alimenter le plaisir de vivre et de remettre les choses et les sentiments à leur place : celle du sourire, du partage, de la tendresse et de la poésie !

Pico Bogue ?…. Une série parfaite, à tous points de vue !

Le Marquis d’Anaon : intégrale (dessin : Matthieu Bonhomme – scénario : Fabien Vehlmann – éditeur : Dargaud)

le marquis d’Anaon – © Dargaud

Matthieu Bonhomme, au tout début des années 2000, quittait le cocon à la fois marginal et douillet de  » l’association  » pour créer chez Dargaud un personnage atypique, le marquis d’Anaon. Et c’est un vrai plaisir, aujourd’hui, que de pouvoir le (re)découvrir en une intégrale qui se lit comme un excellent roman dessiné !

Nous sommes dans les premières années du 18ème siècle. Le marquis d’Anaon n’a rien d’un noble. Ce nom, on le lui a donné parce qu’il semble posséder le pouvoir d’aider les âmes éplorées.

Mais ne vous attendez pas à du paranormal débridé ! On baigne ici certes dans une ambiance fantastique, à la Jean Ray : on a l’impression de trouver au fond d’un bistrot, en train d’écouter un vieil inconnu nous raconter des histoires invraisemblables. Il y a aussi une influence des contes fantastiques de Maupassant. Mais il y a surtout celle de Poe, puisque le fantastique, finalement, trouve presque toujours une explication : la superstition, la peur de mourir, celle de vivre, l’omniprésence des religions et des dogmes, des idéologies et de leurs pouvoirs temporels…

Mathieu Bonhomme est un des grands dessinateurs actuels, cela ne fait pas l’ombre d’un doute, et c’est peut-être dans cette série, classique par sa forme et son découpage, qu’il a laissé son dessin s’aventurer dans une sorte d’expressionnisme moderne et à la limite du réalisme et de la caricature. Et cette intégrale de sa première série à succès nous plonge à la fois dans l’aventure et la réflexion, dans l’empirisme et  la naissance de quelques sciences comportementales qui de nos jours sont omniprésentes… Un excellent travail de collaboration entre un scénariste et un dessinateur, que ce Marquis qui nous fait réfléchir aux réalités les plus contemporaines…

Le Petit Livre Black Music (dessin : Brüno – scénario : Hervé Bourhis – éditeur : Dargaud)

black music – © Dargaud

Ce livre nous retrace, à sa manière, l’histoire de la musique black américaine entre 1619 (l’arrivée, en Virginie, des premiers esclaves africains), et 2016 et la mort de Prince.

Toutes les musiques afro-américaines sont représentées dans cet album inclassable, à l’exception notable du jazz, style pour lequel la  » négritude  » chère à Aimé Césaire a toujours été un moteur essentiel !

C’est un livre érudit, sans aucun doute possible, mais qui ne se plonge pas profondément dans l’histoire de cette musique qui a accompagné tous les mouvements d’émancipation du peuple noir vivant aux Etats-Unis. Pour ce faire, il aurait fallu beaucoup plus qu’un seul volume ! La propos des auteurs est bien plus de survoler la grande histoire qui, elle-même, est indissociable toujours de la petite histoire. La grande Histoire, c’est la lutte contre le racisme, la petite histoire, c’est la reconnaissance d’un peuple brimé au travers de l’art, et, singulièrement, au travers de l’art le plus populaire qui soit, celui de la chanson sous toutes ses formes.

Ce n’est pas une bande dessinée, c’est un livre plein d’informations disséminées de page en page et dues à la passion éclairée de Hervé Bourhis, des informations revisitées graphiquement par l’excellent Brüno. Il s’écarte ici de la narration qui est la sienne dans des livres comme Tyler Cross, sans pour autant, au travers de l’illustration, abandonner sa manière très personnelle, très expressionniste d’envisager le dessin.

Ce livre se feuillette comme une encyclopédie plus que comme un album bd, et trouvera sa place où vous voudrez : entre vos vieux vinyles ou dans vos rayons bd…

Trois livres qui ne se ressemblent pas… trois livres qui, chacun, ont de réelles qualités et de graphisme et de scénario… Trois livres qui ne dépareilleront pas les rayons de votre bibliothèque !

 

Jacques Schraûwen